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Du Génie du Christianisme, par M. de Châteaubriand.

De la foi du chrétien les mystères terribles,
D'ornemens égayés ne sont point susceptibles.
L'Évangile à l'esprit n'offre de tous côtés
Que pénitence à faire, et tourmens mérités
Et de vos fictions le mélange coupable
Même à la vérité donne l'air de la fable.

Art Poétique, ch. III.

TEL est l'arrêt prononcé par le poëte de la raison, le sévère Boileau, qui paraît encore plus inspiré par la déesse de la sagesse que par le dieu même des vers, et qui, dans le culte qu'il a rendu à ces deux divinités, n'a jamais sacrifié aux ornemens qui plaisent à l'un, la justesse qui caractérise l'autre. Conserver à chaque chose son genre propre, la mettre à sa place, voilà ce que veut la raison; et comme, d'après un autre précepte de ce législateur du Parnasse, qui pourrait l'être de beaucoup d'autres lieux,

Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable, quelque sujet que l'on traite, il faut, avant tout, s'occuper de la vérité, c'est-à-dire, de la nature

même de la chose, de sa couleur locale, de sa séparation d'avec les sujets qui lui sont étrangers, ainsi que des résultats qui proviennent de ses élémens propres. Les ombres savamment associées avec la lumière servent à la faire ressortir, il se forme de leur opposition un contraste qui n'est point une contradiction; mais il n'y a pas d'association possible entre l'erreur et la vérité : l'une exclut l'autre nécessairement, surtout en matière de religion; les fictions, les ornemens venus du dehors ne peuvent se mettre en harmonie avec des dogmes précis, émanés du ciel même; et en voulant y faire trouver le génie d'une religion, on s'expose à n'en faire que le roman. Quand on porte sa pensée vers le principe du christianisme, vers l'ordre immense des événemens qui l'ont précédé, vers la chaîne des prophéties qui l'ont annoncé; quand on contemple un dieu quittant le séjour des cieux pour celui de la terre, et mourant sur une croix; quand on se rappelle ces mystères ineffables devant lesquels les anges voilent leur face et l'esprit tombe anéanti; cet enseignement, dont il ne peut être retranché un seul iota; ces docteurs, ces martyrs, qui ont propagé la fɔi par leurs veilles, ou qui l'ont confirmé par leur sang;

ces assemblées si augustes et si graves de l'Église réunie, soit en totalité, soit en partie; et que l'on vient ensuite à se retrouver vis-àvis de fictions telles que les Atala, les René, les impures Véleda; au milieu de cette mythologie, on cherche le christianisme, et l'on se demande ce qu'il a de commun avec des galeries de tableaux qui appartiennent plus au Tasse, à l'Arioste, à Ossian, qu'à l'Évangile et à la doctrine chrétienne; on se demande s'il est permis de changer en hochets pour le monde, les instrumens qui servirent à la passion du fils de Dieu pour le sauver.

Si Bossuet trouvait mauvais que Télémaque fût l'ouvrage d'un prêtre, comment trouverait-il le christianisme travesti par des rapprochemens et des comparaisons qui ne s'y rapportent en aucune manière, plus faites pour l'infirmer que pour le fortifier, soutenu par l'exposition de ces mêmes passions qu'il est venu détruire? Le vrai génie du christianisme se trouve dans Bossuet; c'est lui qui l'a possédé : pour lui, dans l'Univers, il n'existe que ce culte, tout en vient, s'y rapporte, et existe en vue de lui, tout le reste n'est rien, ou ne sert que de marche-pied au trône de l'Éternel: c'est-là bien entendre et bien

concevoir une religion acquise à un pareil prix. Voilà le vrai chrétien, le beau idéal du christianisme, l'homme à vues droites et à forte persuasion, qui veut les choses comme elles sont ; et non pas tous ces chrétiens chétifs, poëtes, orateurs, romanciers, parlant du sang d'un dieu, donné pour la rançon du monde, comme d'un canevas préparé seulement pour recevoir les fictions et les fleurs de leur imagination. Or, voici les rapports sous lesquels se présente à tout homme qui connaît le christianisme, l'ouvrage qui, sous le titre de son Génie, n'en est vraiment que le roman, qui, sous prétexte d'en faire ressortir les beautés les étouffe sous des monceaux de fleurs artificielles, dont le plus petit nombre seulement a la couleur du sujet.

C'est sous ce point de vue que j'envisagerai cet ouvrage. Je sais les égards dus à la personne, aux talens, aux intentions de l'auteur. Dès qu'il a parlé pour la religion, beaucoup de ménagemens lui sont dus. Le genre qu'il a adopté a exercé une influence sur la manière de traiter les sujets religieux; il y a eu surprise et séduction dans les esprits. J'ai donc à examiner l'école du Génie du christianisme; tout le reste

m'est étranger, surtout la personne de l'auteur, que je ne connais que par son ouvrage, et que ma reconnaissance ne séparera pas de celle que je dois au plaisir que m'a souvent fait éprouver sa lecture. Je dirai donc, 1o. ce qui a fait le succès du Génie du christianisme; 2o. ce qui est chrétien dans ce christianisme; 3o. quelle a été son influence; 4°. quel me paraît être le talent de l'auteur.

Un grand mouvement dans l'ordre social, précédé d'une longue suite d'avant-coureurs sinistres et de signes effrayans, éclate avec la violence des ouragans; son explosion ébranle et renverse tout l'ancien édifice social, miné par le temps et dépourvu de l'appui des mœurs et de l'opinion. La secousse fait tressaillir au loin la terre; les passions se déchaînent, les partis se heurtent, le sang ruisselle, les empires croulent les uns sur les autres, avec ce fracas effroyable que peint Bossuet; monarques, autels, lois, rangs, propriétés, tout tombe et s'engloutit dans le même abîme; la pauvreté gémit là où se complaisait la richesse; la richesse à son tour se délecte et s'enfle là où s'inclinait l'humble pauvreté ; le changement devient universel; les pleurs des uns, la joie des autres,

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