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et s'il ne tombe pas dans la misère, il en est toujours menacé. Une partie, la plus petite heureusement, se débat au fond de l'abîme social; mais ce ne sont pas toujours les plus misérables, ce sont les plus imprévoyants.

Certes, on aurait fort à faire s'il fallait s'adresser à tout ce monde à la fois, repêcher les uns de leur trou, empêcher de tomber ceux qui sont sur le bord, et donner aux autres un surcroît de forces pour qu'ils gravissent plus rapidement l'échelle du salut qui les mettra définitivement hors de péril. Qui trop embrasse mal étreint. Si l'on veut le progrès social, ce n'est pas en s'adressant au plus grand nombre qu'on y parviendra le plus vite; c'est en commençant par l'émancipation du petit nombre.

Cela semble étrange, mais une simple réflexion suffira pour dégager la proposition de son aspect paradoxal.

La masse du peuple est instinctive et invinciblement imitatrice; elle suit la petite phalange de ceux qui sont capables d'initiative et qui donnent l'exemple. Or, à part les exceptions qui constituent les natures irrémédiablement vicieuses et incorrigibles, à livrer alors aux criminalistes et aux aliénistes, il faut bien reconnaître que la plupart des ouvriers dévoyés, qui donnent la mauvaise impulsion à la masse, sont des hommes qui, en d'autres circonstances, auraient été capables de bien faire, mais dont les facultés ont été entravées et dont l'activité s'est pervertie en se tournant vers les plaisirs, vers les excès alcooliques, vers les agitations passionnées. Donner carrière à ces individus actifs, leur ouvrir un débouché, leur procurer les moyens d'instruction et de crédit qui leur manquent, c'est immédiatement tourner au bien social une énergie précieuse qui aujourd'hui n'est pas seulement inutilisée, qui est souvent retournée contre la société.

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Du même coup, en remettant en valeur ces hommes qui sont le nerf du peuple, on rétablit ses cadres naturels, on

reconstitue les officiers et sous-officiers dont la multitude, par discipline instinctive, par entraînement irréfléchi, subit l'autorité morale et en quelque sorte physique.

Quel est le moyen pour arriver à ce but? C'est, par culture et par sélection, de rallier ces têtes de file au parti de l'épargne, de l'association et du crédit.

En un mot, des trois catégories qui se partagent le peuple : les énergiques, les instinctifs et les corrompus, il faut se borner à n'agir que sur les premiers.

Sur les corrompus, tout effort serait vain. On doit se résigner à les mettre, si faire se peut, en quarantaine au moins morale, pour arrêter surtout la contagion qui menace de s'étendre à leur entourage et à leur progéniture. Contre eux les seules mesures efficaces sont, en quelque sorte, des mesures de police et de salubrité, avec les inévitables dispositions d'assistance.

Sur les instinctifs, l'action est encore incertaine. Natures faibles, point mauvaises, mais essentiellement moutonnières et indisciplinées, ne sachant ni se soumettre ni se diriger, faciles à s'imprégner de toutes les habitudes, bonnes ou mauvaises, mais surtout mauvaises, elles ont besoin qu'on les préserve des entraînements les plus dangereux et principalement des corrompus. Il leur faudrait nécessairement des coutumes et des institutions à suivre par gloriole et par imitation, et qui leur tinssent lieu tout à la fois de prévoyance et de raisonnement, mais il y a besoin pour cela d'une tutelle persistante, et ce n'est ni l'État ni la classe des patrons qui peut l'exercer; leur autorité serait immédiatement contredite et bafouée. Il n'y a d'autorité efficace sur cette catégorie si nombreuse d'hommes du peuple que l'autorité spontanée qui surgit d'au milieu d'eux; ils n'accepteront jamais que le patronage et l'exemple de leurs pairs.

C'est pourquoi il est si nécessaire de favoriser la reconnaissance de ceux-là; c'est pourquoi il faut stimuler le cou

rage des énergiques, en leur donnant les moyens de sortir de leur abattement, de triompher des obstacles qui leur semblaient insurmontables, de recouvrer leur indépendance et de prendre leur essor suivant leurs aptitudes.

Si on réussissait à rallier les énergiques, à les convertir aux principes de la vérité sociale, fussent-ils en petit nombre, leur exemple, leur propagande involontaire, et dans certains cas, leur concours actif, auraient bientôt définitivement raison de la masse des instinctifs.

On aperçoit donc que la réforme est plus aisée qu'elle ne paraissait. Il n'est plus nécessaire de bouleverser d'un seul coup la population tout entière et de s'adresser à la fois à des millions d'hommes soupçonneux et réfractaires, il suffit de conquérir quelques milliers d'initiateurs, et tout le reste sera gagné.

Certains, dès lors, que le but n'est pas utopique ni la tâche démesurée, nous pouvons entrer avec confiance dans l'examen détaillé du programme :

1° L'épargne et la propriété ;
20 L'association et le mutuellisme;
3o L'organisation du crédit;

4. L'organisation du travail;

5o Les réformes nécessaires dans les lois et les impôts; 6o La réforme de l'enseignement.

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« Le principe de l'épargne est douloureux mais sublime, parce que c'est une création de l'homme, une victoire de l'homme sur l'instinct, le triomphe de la volonté sur les désirs et peut-être les besoins... »

Cela, c'est le côté héroïque de l'épargne et M. François Viganò, l'apôtre dévoué du progrès populaire, l'a ainsi jus tement caractérisé, mais l'épargne a aussi son aspect riant et joyeux, et un esprit charmant qui n'avait rien d'héroïque ni de sévère, l'a montré délicieusement dans une fable qui s'applique à tout le monde.

Faut-il citer ici l'histoire de Perrette et du pot au lait ?

Notre laitière ainsi troussée

Comptait déjà dans sa pensée

Tout le prix de son lait, en employait l'argent :
Achetait un cent d'œufs, faisait triple couvée;
La chose allait à bien par son soin diligent.
Il m'est, disait-elle, facile

D'élever des poulets autour de ma maison ;
Le renard sera bien habile

S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son;

Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable :
J'aurai, le revendant, de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau !

Chacun songe en veillant; il n'est rien de plus doux.
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes,

Tout le bien du monde est à nous.....

Je crois vraiment que le malicieux poète a encore mieux démêlé que l'austère publiciste le secret ressort de l'épargne : c'est l'espérance, la divine espérance, qui vient fortifier la raison, qui nous fait mépriser une jouissance présente ou un besoin matériel, pour une joie future où s'accumulent toutes les satisfactions différées. Nous quittons la proie pour l'ombre, mais c'est une ombre qui n'est pas vaine et qui tient successivement toutes ses promesses. Toujours est-il, à mon sens, qu'à moins d'agir par pur mécanisme, l'homme qui épargne est celui-là seul qui sait imaginer et qui sacrifie à son rêve. J'en conclus que dans l'organisation de l'épargne, il faudra toujours faire la part de l'imagination.

L'épargne du travailleur ou de la ménagère, c'est un effort de plus et une satisfaction immédiate de moins, un plat retranché du dîner, une bouteille qui n'est pas bue, un verre de liqueur, un cigare, un ruban, une partie de plaisir ou de théâtre dont on se prive, mais en revanche, quelle perspective

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