Page images
PDF
EPUB

» Au point du jour la voix de l'employé de service cria : « Debout! >> Des indigents appartenant au workhouse vinrent faire l'appel des numéros et distribuèrent les paquets à leurs différents possesseurs. Quand tous furent habillés, chacun reçut un morceau de pain. Les honnêtes gens que l'excès de la pauvreté avait conduits là, paraissaient souffrir cruellement; les misérables avec lesquels ils étaient confondus étaient très gais. Le bruit s'était répandu pendant la nuit qu'on aurait du gruau à déjeuner; ces derniers le réclamèrent à grands cris. Le gruau fût apporté. C'était une bouillie dégoûtante; on ne la mangea pas, on la dévora. Il fallut alors commencer le travail, prix de l'hospitalité reçue. Il consistait à faire aller un moulin à blé au moyen de barres de fer traversant le mur, occupant la largeur du hangar. La besogne n'avait rien de bien rude. Toutefois, la surveillance n'étant ni sérieuse ni continue, les coquins profitèrent des intervalles où elle était absente pour rejeter sur les honnêtes gens la part de leur tâche commune. Cette tâche accomplie, les uns et les autres partirent, ne se doutant guère qu'ils avaient passé la nuit avec un confrère qu'attendait, à quelques pas de là, une voiture élégante, et qui ne s'était aventuré au milieu d'eux que pour bien posséder le secret de la charité légale en action. »

Avouez que quand un malheureux en est réduit à se condamner soi-même à ce bagne pour ne pas mourir de faim et de froid, il ne doit pas être très éloigné de tenter quelque mauvais coup fructueux, sans autre risque que le bague véritable, dont il a déjà l'équivalent. C'est ainsi que le workhouse, le dépôt de mendicité et bien des institutions. semblables, qui n'ont de l'asile que le nom, sont autant de foyers du crime.

CHAPITRE III

LE PAUPERISME ET LE SOCIALISME

[ocr errors]

Le paupérisme agricole en Irlande. Définition du paupérisme. Impuissance socialé aggravée par le socialisme. Importance déjà grande du collectivisme dans la société moderne.

Les tableaux qui précèdent ne représentent que le paupérisme des villes ou des centres industriels; mais il y a une autre forme de la misère, non moins douloureuse, non moins saignante, c'est la misère des campagnes, dont le grand et prospère empire britannique nous offre encore le plus lamentable exemple en Irlande.

L'Angleterre a ce triste privilège de réunir tous les extrêmes de la civilisation, d'offrir à la fois les plus beaux résultats de la prospérité matérielle et de la culture morale, comme aussi les plus odieuses conséquences de l'exploitation de l'homme, de l'oppression du travailleur, aboutissant aux souffrances populaires les plus excessives.

L'Irlande est une plaie honteuse pour l'Angleterre. L'Angleterre, vis-à-vis de l'Irlande, ressemble à ces grandes familles qui cachent un rejeton scrofuleux et rachitique. comme un humiliant témoignage de la débauche de quelque ancêtre.

La philosophie de la misère en Irlande a été faite par des économistes éminents. Le mal dont elle souffre, sans parvenir à en mourir, c'est la grande propriété étrangère : la terre n'est point aux mains des habitants, l'Irlande. n'appartient pas aux Irlandais et les landlords anglais qui se la

[ocr errors]

partagent depuis les confiscations de la conquête, n'habitent point le pays (où d'ailleurs on les assassine) et ne s'intéressent pas à son amélioration.

Aussi, dans cette malheureuse contrée, le régime de la grande propriété ne donne à la terre ni l'intelligence ni les capitaux qu'elle lui procure ailleurs, et l'Irlandais n'y a même pas la sécurité relative du salarié agricole; il ne peut pas compter tous les ans sur sa nourriture et celle de ses petits, au même titre que ses compagnons de travail plus fortunés, les bêtes de somme; sa condition, c'est l'insécurité, c'est la précarité dans l'esclavage.

Les grands propriétaires de l'Irlande qui vivent en Angleterre, louent en totalité leurs domaines à des spéculateurs. également anglais; c'est pour eux la seule manière de s'assurer la perception régulière d'une partie du revenu terrien, incessamment menacé par l'insolvabilité des malheureux paysans. A leur tour, ces spéculateurs ou ces intendants à forfait répartissent les exploitations entre des sous-fermiers, des middlemen, simples intermédiaires, habitant d'ordinaire. les villes ou les bourgs d'Irlande et qui morcellent alors la terre à l'infini entre de petits tenanciers à l'année. De sorte que tous les maux de la grande propriété lorsqu'elle n'est point régie par le propriétaire, se confpliquent de tous les vices de la très petite culture, quand il n'y a ni sécurité pour le cultivateur ni possibilité pour lui de mettre de côté la moindre épargne et d'améliorer son sort. On comptait il y a quelques années, nous apprend M. Léonce de Lavergne, 300,000 fermes au-dessous de 2 hectares, 250,000 de 2 à 6 hectares, 80,000 de 6 à 12 hectares et 50,000 seulement de plus de 12 hectares.

Tout infimes que soient ces exploitations, elles sont exorbitamment chères. Et cela est facile à comprendre. Soit par suite de la répugnance des Anglais à vivre dans le pays et du défaut de consommation locale qui résulte de l'absen

[ocr errors]

téisme des propriétaires, soit par un système monstrueux de concentration des profits manufacturiers et commerciaux en Angleterre, réussissant à étouffer toute concurrence industrielle de l'Irlande, le fait est que l'industrie proprement dite est très peu développée dans ce misérable pays; toute la masse de la population se précipite vers la terre. Un chiffre en donnera l'idée. M. Léonce de Lavergne y évaluait à 60 pour 100 la proportion de la population agricole, tandis qu'elle n'est que de 40 pour 100 en France, de 30 pour 100 en Angleterre, de 12 pour 100 en Ecosse.

Puisqu'on ne peut vivre qu'à la condition de posséder le sol, on se rue sur les petites fermes; la concurrence est excessive, et, comme tous les paysans sont à peu près aussi dépourvus de ressources les uns que les autres, pressés par le besoin d'obtenir un instrument de travail, c'est-à-dire de subsistance, il ne leur en coûte guère de promettre au locataire principal, au middleman, une rente plus ou moins élevée. On payera, s'il plaît à Dieu, si la récolte est bonne, si le grain. n'est pas trop déprécié, si la misère ou la maladie ne vient pas frapper les bras d'impuissance.

On a fait des enquêtes sur ces faits déplorables. « J'ai vu, dit un fonctionnaire, la concurrence aller si loin, qu'un champ que je savais ne rapporter par an que 50 livres sterling était affermé 250 livres. >>

<< Quand les mœurs d'un peuple sont telles que son accroissement n'est empêché que par l'impossibilité d'obtenir une nourriture suffisante, dit Stuart Mill, et qu'il n'a pour obtenir cette nourriture d'autre ressource que la terre, les stipulations, les contrats relatifs à la rente n'ont plus qu'une valeur nominale; la concurrence des fermiers les porte à promettre plus qu'ils ne peuvent payer, et lorsqu'ils ont payé tout ce qu'ils peuvent, ils doivent encore, presque toujours, plus qu'ils n'ont payé. »

Et le secrétaire d'une commission d'enquête ajoute : « Le

paysan peut réduire le montant de sa dette et retarder son éviction; mais ses espérances ne doivent point aller au delà.»>

Ainsi, ne jamais pouvoir remplir ses obligations, ne jamais s'affranchir de sa dette, qui reste suspendue comme une menace perpétuelle d'expulsion, ne jamais. pouvoir réaliser une épargne, ni constituer un petit capital, ni obtenir sa part de propriété, ni acquérir sa chaumière et son jardin comme notre paysan français ! Que voulez-vous qu'on fasse dans ces conditions? On vit dans l'insouciance et l'imprévoyance de la bête, au jour le jour, à la nuit la nuit; on se console de sa misère en imposant à sa malheureuse compagne un fardeau tous les ans plus lourd : elle mourait de besoin, elle nourrira de son lait famélique un enfant de plus, qui, fatalement, ira grossir la foule des cultivateurs acharnés à la terre, en diminuant, d'année en année, la quote-part à réclamer dans les fruits du sol appauvri.

Avouez que quand on découvre cette mer de larmes et de douleurs, on peut bien se dire qu'il y a mieux à faire pour l'Angleterre que d'armer des flottes puissantes pour empêcher la traite des nègres et civiliser les déserts de l'Afrique.

Car, notons-le bien, l'Irlande est féconde, plus encore naturellement que l'Angleterre. Cette verte Erin, la patrie du trèfle, a des millions d'hectares dont Arthur Young, le célèbre agronome, disait : « C'est le plus riche sol que j'aie jamais vu. >>

L'Irlandais lui-même est travailleur et sa race prospère partout ailleurs qu'en Irlande.

« Il n'y a pas, dit Stuart Mill, de laboureur qui travaille plus que l'Irlandais, en Angleterre ou en Amérique, mais là il n'est plus cottager... » Il n'est plus le misérable tenancier d'une ferme de deux hectares avec une chaumière dont on peut l'expulser tous les ans.

Le mal vient de ce qu'il n'y a en Irlande ni instruction ni capitaux; or, la terre ne vaut que par l'intelligence et le capital qu'on y applique.

« PreviousContinue »