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il y a une augmentation de salaire de 120 francs qui pourrait presque lui suffire à payer le loyer de sa modeste habitation.

» Mais ces 120 francs épargnés en détail, savoir trois centimes sur un kilogramme de pain, 10 centimes sur un litre de vin, deux ou trois centimes ou même millimes sur chaque kilogramme, mètre ou litre, pourraient difficilement être placés jour par jour à quelque établissement d'épargne ordinaire ou populaire.

>> L'ouvrier, entouré de mille besoins et tentations, met difficilement de côté 33 centimes par jour, et il oublie certainement de les amasser pour les placer à la caisse d'épargne ou à la banque populaire. Il pense à ces centimes, il les compte et les recompte, étant tenté par cent désirs auxquels il cède pour jouir de quelque petit plaisir extraordinaire; il achète un cigare de plus pour se réjouir à sa fantaisie et pour oublier ses peines; il boit un verre de vin de plus, hors de la maison, pour dissiper son humeur mélancolique; il allonge tant soit peu son petit repas, fait l'acquisition d'un objet qui lui plaît et dont il pourrait se passer. En somme, au lieu de dépenser 165 centimes par jour il s'accoutume à dépenser de plus journellement le 20 0/0, c'est-àdire 197 centimes, arrivant ainsi à la fin de l'année, sans avoir un liard d'épargne sur les 720 francs qu'il a gagnés voilà donc une augmentation de salaire de 120 francs dépensée sans presque s'en apercevoir.

» L'ouvrier ne commence donc pas à se former un capital avec tout ou partie des 120 francs, mais il s'accoutume à dépenser 720 francs au lieu de 600; et ceci est un mal à tous les points de vue, car si, à l'avenir, il ne pouvait plus gagner, soit par la Société de prévoyance, soit par l'augmentation de salaire, ces 33 centimes par jour, il en souffrirait et il n'aurait pas éprouvé cette souffrance s'il avait pu économiser ces 120 francs ou si la Société de prévoyance avait

été une Société coopérative de consommation, laquelle, à la fin de l'année, pourrait remettre les 120 francs à qui les aurait gagnés ou les garder pour les placer au crédit de l'ouvrier et lui en servir les intérêts à 5 0/0.

» L'avantage que l'ouvrier retire d'une Société de prévoyance peut s'appeler à priori quelque chose, mais ce n'est pas le levier destiné à soulever sa condition future, ce qui arriverait si les Sociétés de prévoyance se transformaient. en Sociétés coopératives proprement dites; les cent francs dépensés au magasin coopératif deviendraient en huit ans, sans aucun embarras pour le sociétaire, plus de 1000 francs; or, mille francs suffisent à l'ouvrier pour devenir patron dans son état. pour fonder une petite boutique, pour s'appliquer à une industrie propre et devenir indépendant.

» Les Sociétés de secours mutuels (1) qui ne font pas cette œuvre de prévoyance, en vue des résultats futurs, sont nuisibles à l'ouvrier en ce qu'elles contribuent à augmenter sa consommation et par là ses besoins.

» L'auteur, en toute conscience, instruit par ses propres expériences, par celles d'autrui et par ses ét ides, affirme que les Sociétés de prévoyance sont funestes et même injustes... injustes, parce qu'en vendant les denrées au rabais, elles font tort à la normalité économiquedes prix des choses.

» En somme, ces Sociétés ne méritent pas le nom qui leur a été donné. Elles ont pourtant l'avantage de suggérer à leurs membres et à leurs promoteurs l'idée de transformer les Sociétés de prévoyance en véritables magasins coopératifs. >>

(1) On comprend bien que M. Vigano ne fait pas ici le procès aux Sociétés de secours mutuels pour leur œuvre d'assistance dans les maladies, mais seulement pour leur manière d'opérer quand elles se mêlent de vendre à prix réduit des denrées de consommation.

En définitive, on voit clairement que le bienfait de la coopération de consommation repose sur ces principes pas de crédit à l'ouvrier, vente au prix des marchands, épargne du bénéfice. Ces principes seuls ont fait réussir les Équitables pionniers de Rochdale, là où avaient échoué la plupart des Sociétés coopératives, suscitées en Angleterre de 1820 à 1830 par la propagande de Richard Owen, sociétés uniquement fondées sur le principe de la suppression des intermédiaires 1.

Ainsi, la coopération de consommation est, au fond, un procédé de capitalisation, un moyen de prélever sur soimême, avec le moins de volonté et de sacrifice possible. cet impôt volontaire qu'on nomme l'épargne; en d'autres termes, parmi les procédés d'accumulation, l'épargne coopérative joue le rôle de l'impôt indirect.

On ne saurait trop y applaudir, puisque l'on parvient ainsi à surmonter l'imprévoyance première du grand nombre des ouvriers, mais nous insistons aussi sur l'utilité de donner conscience à l'ouvrier de ce qu'il fait. Il faut qu'il sache qu'il épargne, qu'il se sente collaborer à la formation de son capital, et, à ce point de vue, il paraît très utile de lui demander un concours personnel dans la manutention, la vente aux sociétaires, la surveillance ou la co-administration des affaires de la Société; autrement, ce capital qu'il aurait obtenu par une épargne dissimulée, n'aurait pas de cohé sion entre ses mains; en acquérant la propriété, il n'aurait pas acquis l'aptitude à être propriétaire. Il serait, en un mot, comme un homme ayant gagné un lot à quelque loterie et qui, à la première occasion, le dissipe insouciamment, parce que c'est de l'argent trouvé et non gagné. On ne conserve, en définitive, que ce qui a coûté à acquérir.

(2) On peut consulter sur ce point un article de M. Limousin dans le Globe du 18 janvier 1882.

CHAPITRE XV

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LA COOPÉRATION EN FRANCE

Le mouvement coopératif depuis 1848. La Société coopérative de Roubaix. Comment on devient propriétaire sans bourse délier. L'avenir de la coopération : magasins auxiliaires, fourneaux coopératifs, garantisme, économat des loyers, etc.

Si maintenant nous jetons un regard sur l'état de la coopération en France, nous la trouvons bien inférieure à ce qu'elle est en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Suisse et en Belgique.

1848 avait donné d'abord une vive impulsion à toutes les Sociétés ouvrières, mais il s'y mêlait de grandes illusions; on était séduit par les résultats merveilleux obtenus à l'étranger et on n'était pas armé de la même énergie modeste, ni du même esprit positif que les premiers pionniers anglais. Il en résulta des déceptions auxquelles l'Empire se chargea bientôt de substituer de brusques dénouements. On s'était d'ailleurs adonné principalement à la coopération de production, qui n'est pas même définitivement réalisée dans les pays où on a commencé par le commencement, c'est-à-dire par la coopération de consommation, la coopération d'approvisionnement et la coopération de crédit. La coopération de production, nous l'avons dit, est bien plutôt un procédé d'organisation du travail qu'une simple combinaison d'association mutuelle. Elle était donc, en quelque sorte, extérieure au mutuellisme proprement dit. On ne peut pas dire qu'elle ait réussi, tant son succès a été exceptionnel.

Quant aux Sociétés de consommation, leur nombre s'en était accru sous l'Empire, grâce à un mouvement assez prononcé d'importation allemande, à la suite des créations de M. Schulze Delitzch. On tenta alors d'imiter les banques populaires voisines, tentatives stériles parce qu'elles furent mal faites et viciées par l'esprit de parti; et l'on voulut aussi multiplier les Sociétés de consommation.

En 1870, dernière année de l'Empire, on relevait environ :

100 Sociétés de consommation dans les départements et en Algérie, dont vingt-cinq

ou trente spécialisées dans la boulangerie;

26 Sociétés dans le Rhône (Lyon);

9 Sociétés dans la Seine (Paris).

Au total: 135 environ.

Mais, dans ce nombre, figuraient quelques économats institués par les Compagnies de chemins de fer ou les établissements industriels, à l'usage des ouvriers et des employés.

Nous n'avons pas la statistique exacte des Sociétés existant actuellement, toute publication spéciale à la coopération ayant cessé depuis 1870. Nous connaissons seulement, par des renseignements dignes de foi, l'existence, dans le département de la Seine, de vingt-deux Sociétés de consommation, réunissant ensemble un peu plus de 4,000 membres, ce qui semblerait indiquer que le mouvement coopératif s'étend toujours, bien que lentement. A Lyon, on connaît 35 à 40 Sociétés s'occupant surtout de boulangerie et d'épicerie, et dont deux, la Ruche et la Ménagère, retiennent une part des bénéfices pour être affectée aux pensions de retraite de leurs membres. On cite d'autres Sociétés à Saint-Étienne, à Vienne (Isère), à Bléneau (Yonne), à La Flotte (île de Ré), etc.

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