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associés, je crois qu'elles doivent s'inspirer toujours de cette idée élevée, qu'il faut arriver à abolir l'aumône qui dégrade l'homme, et la transformer en un prêt, en une avance fraternelle qui le relève et l'encourage.

C'est ainsi que dans plusieurs villes de l'Italie et aussi en Allemagne, des sociétés de secours mutuels pratiquent le prét d'honneur. On prête confidentiellement au sociétaire malheureux, sur l'aveu qu'il fait de son besoin à un comité, de petites sommes sans intérêt qui le préservent de s'adresser à l'usurier ou au mont-de-piété, d'y engager ses outils, ses vêtements ou ses literies, de tomber ainsi dans une aggravation de misère et de souffrance dont il ne sortirait ensuite qu'avec la plus grande difficulté. Le prêt d'honneur est consenti sous obligation morale de remboursement, sans autre gage que la parole de l'emprunteur. Dans une association d'individus qui se connaissent et qui tiennent fortement à l'estime les uns des autres, c'est une des garanties les plus efficaces que l'on puisse imaginer. Il n'y a personne, évidemment, qui voudrait agir de rigueur envers un camarade malheureux; mais toute homme qui ne devrait sa misère qu'à l'inconduite et qui aurait abusé de la bonne foi de l'association serait immédiatement expulsé, et c'est là une préservation et une sanction suffisantes.

En résumé, ayant égard à toutes ces considérations sur la réforme et le progrès des sociétés de secours mutuels, nous nous bornerons à formuler les voeux suivants :

Maintenir autant que possible à ces sociétés le caractère d'associations de personnes s'administrant elles-mêmes, se connaissant et s'assistant directement; tout au moins, ne pas créer de trop vastes agglomérations anonymes sans les fractionner en sous-associations;

Suppléer, quand il y aura lieu, à l'insuffisance du nombre des associés et fortifier l'action de la mutualité par l'assurance ou la réassurance à un syndicat de sociétés mutuelles, à des compagnies spéciales ou aux Caisses de l'État;

Étendre l'action des associations à tout ce qui a un caractère de prévoyance nécessaire pour les principales éventualités de la vie;

Propager par elles le recours à l'assurance proprement dite contre tous les genres de risques et d'accidents, mais borner dans ce cas leur rôle à une simple entremise;

Les employer enfin comme intermédiaires dans toutes les œuvres de bienfaisance, mais les détourner de l'aumône directe ou indirecte à leurs propres associés, et préconiser pour les sociétaires le système loyal des prêts d'honneur.

CHAPITRE XIII.

LES SOCIÉTÉS DE CONSOMMATION EN ANGLETERRE.

Le truck shop. La

Société des équitables pionniers de Rochdale. coopération anglaise et le socialisme. Créations accessoires de la Société de Rochdale.

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Il y a bientôt trente-huit ans, la ville de Rochdale, en Angleterre, à quatre lieues de Manchester, se trouvait en pleine crise. La population, qui comptait alors 40,000 habitants, souffrait d'une famine; la mort du directeur de la caisse d'épargne venait de découvrir un déficit de 2 millions dans les épargnes populaires; le travail était presque partout suspendu.

C'est dans ces circonstances calamiteuses que vingthuit ouvriers décidèrent de s'associer, pour l'achat au meilleur marché possible, des aliments et des objets de première nécessité dont ils avaient besoin pour leurs familles. Ils s'obligèrent à verser chacun une livre sterling, 25 francs, payables à raison de cinq ou six sous par semaine. On loua en commun une chambre et l'on y déposa un sac de farine, un peu de pain, quelques denrées, des ustensiles de ménage. L'épicier voisin, plein de dédain pour cette misère, disait que tout l'achalandage pourrait tenir dans une brouette. Les gens du quartier souriaient. Les femmes des sociétaires, accessibles au respect humain, vexées de cette ingérence de leurs maris dans des questions de cuisine, peut-être mécontentes de voir disparaître leurs petits profits clandestins, rechignaient toutes les fois qu'il fallait aller au magasin et ne s'y

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rendaient que de nuit. Quelques associés eurent peur du ridicule et se retirèrent; les autres firent preuve de constance britannique et tinrent bon.

Tel fut l'obscur début de la Société coopérative des équitables pionniers de Rochdale.

Ils étaient vingt-huit, avec un capital de 700 francs non versés, lorsqu'ils ouvrirent, le 10 novembre 1844, leur premier magasin. Dès 1846, ils sont quatre-vingts avec un capital souscrit de 6,300 francs; ils vendent du tabac et du thé, ils débitent de la viande. En 1850, ils sont six cents, avec un capital de 57,225 francs qui réalise un bénéfice de plus de 38 0/0. En 1862, la Société achète un grand moulin mécanique et construit des fours, afin d'économiser sur la mouture du grain et la fabrication du pain. Chaque année amène de nouveaux adhérents et marque un progrès de plus dans la prospérité. Or, l'exemple est contagieux, le succès de Rochdale entraîne et grise même un peu les ouvriers. De tous côtés se fondent et se propagent les associations coopératives. Des abus inévitables se produisent, l'agiotage même se met de la partie dans ce public tout neuf aux spéculations financières; des sociétés échouent ou disparaissent, mais d'autres se forment et réussissent, et le mouvement grandit à travers toutes les péripéties.

Bref, à la fin de l'année 1879, l'Angleterre et l'Écosse comptaient ensemble 1,165 sociétés coopératives réunissant environ 573,000 membres, dont les familles représentaient près du dixième de la population totale.

Ces 1,165 sociétés, qui ont fait connaître leur situation, possédaient 143,786,000 francs de capital-actions et 37,381,000 francs de fonds reçus en dépôts, soit un total de ressources de 181 millions de. francs.

Une partie de ces capitaux était engagée dans les moulins et boulangeries ainsi que dans les ateliers de production et les magasins pour la vente; l'autre partie se renouvelait trois ou

quatre fois par an et alimentait un chiffre d'affaires de 509 millions de francs. Défalcation faite de 38 millions de frais, il restait en 1879, 48,737,000 francs de bénéfices nets. Nous n'en avons pas la répartition; mais, suivant l'usage des années précédentes, après diverses dotations et le paiement d'un intérêt de 5 0/0 aux actions, on a dû distribuer aux sociétaires consommateurs un dividende de 6 à 8 0/0 sur le montant de leurs achats journaliers.

On calcule qu'en dix-huit ans, depuis 1861 jusqu'à 1878, ces sociétés coopératives, tout en contribuant à l'amélioration des denrées alimentaires et des autres objets de nécessité, tout en introduisant des habitudes d'ordre, de régularité et de bonne administration dans les classes ouvrières, ont créé une épargne de 150 millions de francs.

Ces chiffres sont déclarés tous les ans dans les congrès des coopérateurs anglais, dont le 12 s'est tenu à Newcastle-onTyne en mai 1880, le 13e à Leeds, en juin 1881, et dont le 14o aura lieu à Oxford en 1882 (1).

L'histoire de la coopération en Angleterre, cette progression inouïe qui part de 28 pauvres ouvriers et de 700 francs, pour arriver, en trente-cinq ans, à un demi-million de socié

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(1) Voir les comptes rendus de M. Charles-M. Limousin dans le Jour nal des Économistes de juin 1880 et dans celui de juillet 1881. M. Limousin, en relatant les chiffres ci-dessus, fait observer justement qu'ils contiennent un certain nombre de doubles emplois. Ainsi, les sociétés de consommation s'approvisionnent aux sociétés de gros (wholesale societies) et manufacturent leurs produits dans leurs ateliers coopératifs de production il y a là trois ordres de sociétés superposés qui possèdent en partie les mêmes sociétaires, les mêmes capitaux et qui concourent aussi au même chiffre d'affaires. Il y a donc un mirage de statistique à les totaliser. En évaluant néanmoins ces doubles emplois au maximum, les chiffres ci-dessus ne peuvent pas représenter moins de 528,000 sociétaires, de 135 millions de capitaux et de 380 à 400 millions d'affaires. Pour la répartition des bénéfices de 1871 à 1875, voir les Comptes rendus du Congrès des institutions de prévoyance, p. 381 - Voir aussi le livre de François Viganò sur les Banques populaires, Paris, Guillaumin, 1875.

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