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de la centralisation le remède à la souffrance qui en était précisément issue. Le grand financier philanthrope s'imagina qu'une médication énergique pourrait avoir, sur l'organisme social, un effet tout contraire à celui qu'elle a sur l'organisme humain. L'opium ou l'alcool, par exemple, après avoir stimulé d'abord notre système nerveux, finit ensuite par l'épuiser et nous plonger dans une stupeur que toute dose nouvelle ne fait qu'aggraver. M. Isaac Péreire supposait, au contraire, que la centralisation ayant déjà stupéfié une partie du corps social, pourrait, à plus haute dose, la stimuler de nouveau.

C'est un paradoxe de la plus grande bonne foi dont il importe, je crois, de mettre à nu la secrète contradiction, en recherchant les véritables conditions du problème.

CHAPITRE II

TABLEAUX DU PAUPERISME

Gervaise et Coupeau. Le sublime.

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parisien à ses différents âges. Les workhouses en Angleterre.

Dans un roman fameux, l'Assommoir, dont les meilleures parties reposent sur des observations sérieuses consignées dans un autre livre que j'aurai occasion de citer tout à l'heure, nous voyons deux principaux types: un homme, une femme.

Une femme dévouée, courageuse, ayant l'instinct de l'ordre et du travail; un homme bon, adroit ouvrier, pas vicieux de tempérament, doux et assez rangé dans sa jeunesse, mais joyeux, faible et imprévoyant. Nature d'enfant qui entre en ménage avec sept sous dans la poche, qu'un terrible accident, suivi d'une longue et paresseuse convalescence, dérange de ses bonnes habitudes de conduite pour le plouger dans les mauvaises, et qui, sans protection ni secours, victime du hasard, qui est toujours le plus fort quand on n'a pas d'armes pour le combattre, gagné peu à peu par la fainéantise et l'ivrognerie, tombe dans la misère abrutissante et y entraîne sa femme et sa fille, qui dérivent à la fin dans la prostitution.

Cette histoire lamentable, qui serait calomnieuse si on prétendait l'appliquer à la masse du peuple, est instructive pour qui n'y cherche, comme dans un musée pathologique,

qu'une peinture du mal horrible qu'on appelle le paupérisme. Elle montre que l'ouvrier sans caractère est impuissant à se maintenir dans le bon ordre s'il n'est soutenu par une famille et par un patronage ou une association. Homme ou femme de peu de volonté, quels que soient ses facultés et ses mérites, il est régi par des habitudes, heureux si elles sont bonnes, malheureux si elles sont funestes.

Gervaise n'était point coureuse; quand Lantier l'avait prise toute jeune, elle avait été séduite parce qu'il se disait son mari et qu'elle croyait jouer au ménage. Son idéal était de travailler tranquille, d'élever ses enfants, de n'être pas battue et de mourir à la fin dans son lit, chez elle.

Quant à Coupeau, « lui, rigoleur, ne s'embarrassait pas de l'avenir. Les jours amenaient les jours, pardi ! On aurait toujours bien la niche et la pâtée... »

Cette jeunesse, cette gaieté insouciante, ce modeste courage, cet instinct du labeur, cette inconscience même qui dissimule au jeune couple les noirceurs de l'avenir et lui fait commencer si joyeusement son dur sillon : tout cela semble la condition du bonheur ouvrier. Erreur effroyable! C'est la promesse d'un dénouement infernal. L'histoire n'est qu'un récit du long affaissement de ces deux êtres dont l'un finit à Sainte-Anne, en proie au delirium tremens, et l'autre, comme une chienne de la rue, dans un taudis sans nom.

Cela, c'est le roman, dira-t-on. Mais le roman est la mise en scène d'un livre consciencieux, très original, publié d'abord en avril 1870, réédité en 1872, qui a pour titre :

« Le SUBLIME ou le travailleur comme il est en 1870 et ce qu'il peut être, par D. P. (1) »

(1) Ces initiales désignent un homme de cœur et de mérite, un manufacturier qui s'est élevé lui-même, après avoir longtemps vécu parmi les ouvriers, M. Denis Poulot, naguère encore maire du x1o arrondissement de Paris et toujours dévoué aux véritables intérêts des travailleurs.

Le mot sublime détourné d'une chanson populaire où l'on parlait de Dieu « ce sublime ouvrier » est devenu presque un terme d'argot pour désigner l'ouvrier paresseux, noceur, violent ou déclamateur, suivant son degré d'instruction, par opposition à l'ouvrier proprement dit qui est le travailleur d'ordre et de conduite.

Le sublime est à l'ouvrier ce que le bohême est à l'artiste. C'est l'homme, souvent habile, mais vaniteux et perverti, qui contracte peu à peu tous les vices serviles, qui se livre, comme le Neveu de Rameau, à tous les paradoxes sociaux et qui finit par se faire gloire de ses ignominies, ne travaillant d'ailleurs que forcé par le besoin et recourant trop souvent, à la longue, aux ressources honteuses de tous les proxénétismes.

On comprend bien que de l'ouvrier vrai au sublime, il y a de nombreuses dégradations. L'auteur des observations que nous signalons, qui portent, dit-il, sur plus de 10,000 ouvriers dont il a été le collaborateur, croit cependant pouvoir avancer que dans l'industrie du fer, il n'y a pas moins de 60 pour 100 de sublimes et seulement 10 pour 100 d'ouvriers sans reproche.

Dans une autre industrie, celle des charpentiers, qu'il faut considérer comme une partie d'élite, parce que tout le monde y sait lire, écrire et dessiner et qu'on y est encore soutenu par un sentiment d'honneur collectif, la proportion des sublimes n'est que de 10 pour 100, les bons ouvriers représentent plus de 90 pour 100.

A part ce dernier chiffre, les autres révélations sont terribles; mais elles ne s'expliquent que trop si on les rapproche, du tableau de l'ouvrier à ses différents âges.

Nous tenons encore ici à invoquer le témoignage d'un chef d'industrie de Paris (1).

(1) Voir le livre de M. A. Fougerousse: Patrons et Ouvriers de París, Paris, 1880, chez Chaix et Guillaumin.

« Pendant son enfance, son père et sa mère travaillent le plus souvent au dehors, l'un et l'autre; on le laisse donc le plus longtemps possible loin de la famille; un peu plus grand il va à l'école, mais les classes commencent à huit heures, finissent à quatre; le père et la mère ont quitté la maison dès six heures et n'y rentrent qu'à la nuit. Pendant deux heures le matin et autant le soir, l'enfant est seul, ou confié à la garde de quelque voisine indifférente, ou, le plus souvent, courant la rue avec d'autres enfants aussi délaissés que lui, se poussant les uns les autres au désordre et au vice. Il voit à peine, ainsi, ses père et mère; comment recevrait-il d'eux des conseils, des principes, une direction, et comment des liens puissants d'affection, de respect pourraient-ils se nouer entre eux? L'élément le plus favorable à l'éducation de l'enfant, le repas en commun, fait absolument défaut dans la famille de l'ouvrier; chacun mange de son côté, loin des siens, dans un milieu mal fait pour développer les sentiments de famille. Le logement est également un instrument de démoralisation; il est trop petit, les convenances ne peuvent y être observées.

» A ces tristes influences, combien de fois, hélas, se joignent le désordre et l'inconduite de la mère, la paresse, l'ivrognerie du père, les scènes de sauvage violence!

>> Voilà pour l'enfance suppression des sources du bien, abondance de celles du mal.

>> Sorti de cette première période, le fils de l'ouvrier devient apprenti, et, sauf dans les maisons qui ont soigneusement organisé l'apprentissage, il se trouve tout à coup en présence d'hommes faits, qui n'ont nul souci de sa jeunesse, et sa jeune âme est brusquement outragée par le spectacle de toutes les infirmités morales et physiques. Par ce funeste entourage, il est bien vite entraîné; il veut jouir aussi de la vie; il se hâte de quitter le toit paternel; il perd sa jeunesse et sa santé dans des plaisirs hâtifs,

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