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s'étant fait un sage trouva une croix sur la terre, et Socrate y but la ciguë. Fontenelle dit avec bien de la justesse, dans son éloge de Mallebranche: « On ferait une longue histoire » des vérités qui ont été mal reçues chez les >> hommes, et des mauvais traitemens essuyés » par les introducteurs de ces malheureuses » étrangères." Il faut en convenir, l'arbre de la philosophie n'a presque porté jusqu'ici que des pommes de discorde. «C'est chose étrange," dit Charron, « l'homme désire naturellement >> savoir la vérité, et pour y parvenir remue >> toute chose; néanmoins il ne la peut souffrir, » quand elle se présente, son esclair l'étonne >> son éclat l'atterre, ce n'est point de sa faute, » car elle est très-belle, très-amiable..... Mais >> c'est la foiblesse de l'homme qui ne peut » recevoir et porter une telle splendeur, voire >> elle l'offence. Et celui qui la lui présente » est souvent tenu pour ennemi, veritas odium » parit, C'est acte d'hostilité que de lui montrer >> ce qu'il aime et cherche tant *).”

*) DE LA SAGESSE, liv. Ior., chap. 4, intitulé : Foiblesse.

Il faut au reste se bien garder de confondre en une seule classe tous les adversaires de la philosophie de Kant. On tomberait dans une grossière mèprise, et l'on rangerait sur une même ligne des hommes du premier ordre avec les hommes les plus médiocres. J'ai dit que la nation, naturellement portée aux sciences méditatives, les avait cultivé avec ardeur sous Leibnitz et sous Wolf. Il restait encore des débris et des traces de cet ancien ordre de choses; il y avait encore quelques wolfiens; il était des écoles où l'on faisait encore des études sérieuses: Jacobi était debout, tel qu'une colonne de granit, taillée par le ciseau grec, au milieu des décombres et des mesquins bâtimens à la moderne. Kant eut donc affaire à quelques philosophes, qui luttèrent avec lui pour l'amour de la vérité et de la doctrine: par exemple, au sceptique, auteur d'Énésidème, et à quelques autres. Parmi ces sages, qui témoignèrent toujours la profonde estime que leur inspirait un tel adversaire, il faut encore distinguer deux sous-divisions: l'une composée de savans qui tenaient depuis long-tems à un

système, à une école particulière, qui s'étaient logés et établis dans un édifice, où grand nombre d'eux avaient vieilli; ceux-là n'en pouvaient plus guères sortir pour en aller habiter un autre; ils ne saisissaient pas à fond ce que voulait dire Kant, et ils ne savaient expliquer ses idées que par celles qui leur étaient familières, sûr moyen de ne jamais s'entendre. Platner, le vieux astronome et mathématicien Koestner, Garve, le meilleur interprète du livre des Offices, et que Kant lui-même nomme le premier des philosophes pratiques, appartiennent à cet ordre d'adversaires de la nouvelle philosophie. Les autres, et ceux-ci, sont moins des adversaires que des juges, après s'être élevés à la hauteur de Kant, avoir examiné toute sa doctrine et l'avoir éprouvée soit en elle-même, soit en la rapprochant de celles de ses prédécesseurs, crurent y remarquer, l'un quelque lacune dans le système total, l'autre la nécessité d'un fondement encore plus profond, ou bien la possibilité d'un scepticisme si subtil qu'il échappait même aux liens de la critique, ou

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une solution incomplète d'un problème important, et ainsi du reste. Sur ces points, ils se séparèrent de Kant; les uns, comme Reinhold, Fichte, Bouterwek, qui avaient d'abord été ses disciples, pour établir des doctrines particulières qui essaient de prêter une base plus solide encore à celle de leur maître, en conservant toujours la même tendance et le même point de vue; d'autres - comme Bardili, pour se rapprocher de Platon, et sur-tout de Descartes. Jacobi, l'un des plus profonds et des plus savans, conserva après, comme par le passé, toujours sa même direction. Ce sont là les seuls adversaires dignes de Kant.

Les seconds, en bien plus grand nombre, bien plus bruyans, plus capables et plns tranchans, naquirent ou de ce bel-esprit qui depuis quelques années prenait le dessus parmi les sérieux Germains, ou de la demi-philosophie devenue à la mode, ou de l'ignorance qui accompagne trop souvent l'un et l'autre. Des poëtes, des érudits, des gens à sciences utiles, des gens qui visaient au goût, à la belle littérature, souvent très-estimables d'ail

leurs, mais qui n'étaient que poëtes, ou qu'érudits, ou que beaux diseurs, et qui ne savaient pas ètre autre chose, jetèrent les hauts cris quand ils virent un système abstrait, qu'ils ne comprenaient point, réveiller subitement et avec une ardeur générale l'intérêt pour la métaphysique, qu'ils croyaient dûment enterrée, quand ils virent l'attention du public attirée vers le portique, et leurs musées déserts. On ne s'habitue pas à se voir ravir un encens et une primatie à quoi l'on s'était accoutumé. Tous les livres et les systèmes de métaphysique les eussent peu émus; mais voir l'admiration publique se tourner vers Kant, entendre les cent bouches de la renommée employées sans cesse à répéter son nom, voilà ce qui ne se pardonne pas, et qui fit pousser de toutes parts des cris de rage *); on aiguisa toutes ses armes, on se ligua contre l'ennemi commun; rien ne fut aussi plaisant que de

*) Il y eut même quelques voix qui s'élevèrent dans la capitale de la France, et qui crièrent de compagnie sans savoir pourquoi, tant l'exemple est contagieux! Au reste Kant ne s'est oublié qu'une seule fois, jusqu'à se retourner vers ces aboyeurs.

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