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fort

peu d'idées claires. Il a donc été nécessaire de nous arrêter un instant sur cet objet. Si du reste le mathématicien se croyait toujours fondé à définir sa science, celle des quantités, nous serions tout aussi autorisés à définir la ph losophie, la science des qualités; l'un vaut au moins l'autre.

Et comme l'idée générale d'une philosophie se forme de l'assemblage de plusieurs sciences différentes, qui n'ont que quelques traits principaux de commun, j'espère qu'un jour au lieu de philosophie, on dira les sciences philosophiques, comme depuis long-tems on dit les sciences mathématiques, au lieu de la mathésie, ou de la mathématique, que l'on disait précédemment.

Ce caractère général qui convient à toutes les connaissances philosophiques, quel que soit leur but particulier, c'est qu'elles sont des sciences rationelles, reposant uniquement sur des conceptions de l'entendement dont l'objet ne saurait être saisi dans aucune représentation sensible; tandis que les mathématiques sont des sciences rationelles aussi, mais reposant sur des conceptions de l'entendement dont les objets peuvent et doivent être immédiatement construits

et rendus sensibles. Nous examinerons dans la suite, plus à fond que je ne puis le faire ici, de quelle sorte est cette construction des conceptions mathématiques. Kant est le premier qui ait tiré d'une main ferme cette ligne rigide de démarcation entre le domaine de la mathématique pure et celui de la philosophie, et qui ait assigné à chacune les bornes qu'elle ne peut plus franchir. Ainsi les sciences se régularisent et se dessinent avec plus de précision, à mesure qu'on les perfectionne; et tandis que la grande chaîne des connaissances humaines paraît se resserrer et s'affermir de plus en plus, chaque anneau de cette chaîne, chaque connaissance particulière prend une existence plus individuelle, plus fixe, et se confond moins avec les autres. Les anciennes dénominations restent, mais on y a attaché de nouvelles idées, de nouvelles vues. Mathématique et philosophie ont également signifié science dans l'origine; toutes deux n'ont fait long-tems qu'un seul corps de doctrine: l'époque est arrivée où leurs élémens hétérogènes se sont séparés, classés: il n'est plus permis à quiconque veut mettre de l'ordre dans ses connaissances, de les confondre désormais. Le nom de philosophie, qui a désigné d'abord le savoir par excellence, dans un tems où le savoir était encore très-vague

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et très borné, s'est conservé pour un genre de connaissances, lequel s'est toujours de plus en plus restreint, et dont l'idée paraît aujourd'hui circonscrite et caractérisée mieux qu'elle ne l'avait été jusqu'ici.

III.

IDÉE et division de la Philosophie comme science.

Si l'existence réelle de la philosophie comme science peut encore être contestée, au moins ne peut-on contester l'existence de son idée, ni la possibilité d'en dresser un plan spéculatif. Si l'on ne peut encore dire ce qu'elle renferme en effet, au moins peut-on dire ce qu'elle devrait renfermer, et quels sont les cadres où elle a attaché une étiquette, en attendant qu'il se trouve un tableau pour les remplir.

Premièrement, en égard à son procédé. Elle peut poser des principes qu'elle démontre, ou tient pour certains sans démonstration, et d'après lesquels elle élève un système qu'elle donne pour un corps de doctrine solide et prouvée: dans ce cas, le procédé de la philosophie est dogmatique.

Ou elle rejette la certitude des principes, dévoile leur insuffisance et, sans aller plus loin, demeure dans l'état de suspension, de doute et

de défiance où l'ont mise le peu de fondement qu'elle a trouvé dans les divers systèmes: son procédé, dans ce second cas, est sceptique.

Ou enfin, après avoir accompagné le scepticisme jusqu'à ce point où il reconnaît l'illusion des systèmes et l'insuffisance de ce que le dogmatisme donne pour des principes, elle ne s'arrête pas dans la stagnation du doute; mais elle va plus loin et recherche comment naissent les systèmes illusoires, pourquoi les principes du dogmatisme sont insuffisans. A cet effet elle examine avec rigueur l'entendement humain, se livre à l'analyse la plus profonde de la faculté cognitive de l'homme, faculté où prennent naissance les systèmes et les principes. Elle remonte ainsi à la formation de toute connaissance, et son procédé, dans ce dernier cas, se nomme critique.

Jusqu'à Kant on n'avait philosophé que suivant les deux premiers modes. Toute philosophie avait été dogmatique, ou sceptique. C'est lui qu'on peut regarder comme l'inventeur de la philosophie critique, bien que plusieurs de ceux qui l'ont précédé aient eu des aperçus, des soupçons de cette méthode. Locke, Leibnitz, Hume, Condillac et d'autres ont été plus ou moins sur la voie. Leibnitz est celui qui a pénétré le plus avant (dans ses Nouv. Ess. sur

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