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tous ces philosophes chrétiens en général, chez lesquels une certaine forme mystique rebute les lecteurs superficiels, mais qui offrent aux autres beaucoup à penser, par la pure réligiosité et l'humanité qui sont au fond de leurs écrits.

D'un autre côté, tandis que la philosophie proprement dite, se négligeait, rétrogradait et devenait plus confuse chaque jour, les autres sciences faisaient sur leur domaine un usage assez heureux de son application aux objets de l'expérience. La psychologie empirique, et comme on a dit souvent l'histoire naturelle de l'ame, a été cultivée avec succès, ainsi que la philosophie du langage *). La connaissance du

*) Ces recherches sur la philosophie du langage, qui d'abord avaient offert pour la discipline des langues quelques résultats satisfaisans, ont bientôt dégénéré en puériles sophismes, dès qu'on a voulu y ramener toute la métaphysique. Un des caractères les plus distinctifs de la nouvelle philosophie française, est cette manie de transformer toutes les difficultés théorétiques en simples disputes de mots, et de prétendre résoudre tous les problèmes métaphysiques par des analyses grammaticales; preuve que ces difficultés et ces problèmes n'étaient pas même soupçonnés. C'est Condillac qui donna le premier signal de cette confusion. On eût dit dès-lors que la pensée dépendait uniquement de la parole, ainsi que les matérialistes font consister l'ame dans l'organisation matérielle dont elle est revêtue. On devait imaginer d'après cela que les sciences dites exactes, n'étaient redevables de leur exactitude qu'à la perfection de leur langage, et qu'en perfectionnant de même celui des autres sciences, on les rendrait susceptibles d'une semblable exactitude et de démonstrations

coeur humain, de ses replis, de ses saiblesses, celle de l'homme social, de ses passions, de ses ridicules, de ses plaisirs etc.... a été poussée tres-loin. Les mathématiques appliquées, la cosmologie, la géogénie, l'histoire de la nature, la chimie sur-tout) ont été traitées três-philo

mathématiques.

Mais l'état des choses est tout inverse de celui que cette opinion présuppose. Le langage des mathématiques n'est ce qu'il est, que parce qu'il est modelé sur des conceptions dont l'exactitude est rendue sensible chaque fois dans une construction; et le langage des autres sciences n'est si vague, que parce que les conceptions dont se composent ces sciences, sont et restent intellectuelles, sans pouvoir se rendre sensibles et visibles dans aucune construction. Les mathématiques considèrent les grandeurs dans la quantité, les autres n'y considèrent que les degrés; la philosophie serait sujette à erreur, en raisonnant par a † b, comme la géométrie serait éternellement exempte d'erreur en se servant du langage le plus imparfait et le plus diffus. Je ne puis m'étendre ici davantage sur cet objet, et je prie le lecteur de se rappeler un paragraphe de l'Article II, où j'ai touché en passant une distinction essentielle des mathématiques pures et de la philosophie. Kant a tiré entre ces deux classes de connaissances une ligne de démarcation, que j'espère micux faire connaître par la suite, et qui interdit absolument tout rapprochement et toute tentative ultérieure. Si l'Institut national de France eût été informé de ce que la philosophie critique enseignait tout près de nous, et depuis quinze ans, sur cet objet, ce corps respectable n'aurait pas énoncé, ainsi qu'il l'a fait, la question que la Classe des sciences politiques et morales proposa pour sujet du prix de l'an six, sur l'influence des signes, etc.

*) Je n'ai pas besoin de nommer ici tous ceux qui ont fait la gloire des lettres françaises pendant la dernière partie du dixhuitième siècle. Leur nom et les services qu'ils ont rendus aux sciences, sont assez connus.

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sophiquement, et ont fait des pas qu'elles n'ont pu faire qu'à l'aide d'un esprit philosophique beaucoup meilleur que celui qui respirait dans les écrits des soi-disant philosophes de la nation. Cette philosophie plus saine animait les savans de profession, comme à leur insu et sans qu'ils s'en rendissent compte d'une manière concrète. Elle est un résultat d'une certaine tendance dans l'esprit général de l'Europe, et des progrès universels qu'ont fait les sciences. Il est tems de rendre son rang parmi elles à la philosophie, de la tirer des mains du bel-esprit et des amateurs, où elle était tombée en décadence, et de la rendre en dépôt à l'esprit méditatif, aux vrais artistes de la raison, d'opposer le sérieux d'une école à la frivolité du monde, de faire revivre l'intérêt pour la spéculation et la méthode systématique, et enfin de nous mettre au-dessus du reproche de niaiserie et de superficialité, que les étrangers, tout en nous rendant justice sur d'autres points, n'ont que trop de raison de nous faire sur tout ce qui concerne purement la pensée, sur la théorie de l'entendement humain, des lois de la nature, de la morale et des arts.

VIII.

Insuffisance de l'empirisme et des analyses données jusqu'ici de l'entendement. Nécessité d'en revenir à la méthode critique, et à un point de vue transcendental.

CONDORCET, élevé dans l'empirisme, et connaissant à fond tous les essais tentés jusqu'à lui par cette philosophie pour disséquer l'entendement humain, écrivait peu avant que de mourir: « Il est aisé de voir combien l'analyse des facultés intellectuelles et morales de l'homme est encore imparfaite *)." C'était avec connaissance de cause, après Locke, Condillac et tous leurs adhérens, que Condorcet parlait de la sorte et leur refusait son assentiment. Condorcet était penseur et mathématicien; dans cette science rationnelle pure il avait dû tomber fréquemment sur des questions spéculatives, sur ces questions préalables de possibilité, où la métaphysique de la sensation n'avait pu lui donner de réponse. Je vais en exposer ici au hasard quelques-unes.

*) Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (page 359) ouvrage posthume de Condorcet.

Le point est le premier élément, l'être absolu sans lequel il n'est point de géométrie; toutes les lignes, et par conséquent toutes les terminaisons de figures, sont formées par le point répété; et cependant le point n'est rien; il ne doit avoir nulle étendue en longueur, largeur, ni profondeur; c'est la vraie monade de Leibnitz; et comment ce qui n'a nulle étendue, peut-il faire des lignes étendues, ensuite des surfaces et des corps *)?

Le second être absolu que la géométrie pure suppose nécessairement, c'est l'infini. Elle flotte entre ces deux extrêmes; elle s'appuie sur deux infinis: l'infiniment petit et l'infiniment grand. Pour assurer que deux lignes droites parallèles prolongées jusqu'à l'infini ne se rencontreront jamais, il faut bien avoir une notion distincte et positive de l'infini, car on ne peut rien affirmer et sur-tout avec une pareille certitude,

*) Si je donne de l'étendue au point, en eût-il, comme on dit, infiniment peu, il est divisible en deux, en quatre, en cent mille millions. Ce n'est plus un point, c'est tout un monde. Dès-lors il n'est plus vrai que deux lignes droites qui se rencontrent ne se coupent qu'en un seul point, elles se coupent en cent mille millions de points, ou plutôt il n'y a plus de lignes, plus d'angles opposés par le sommet, plus de géométrie. Pas de milieu entre le point mathématique et le point physique: or la sensation ne peut donner que le point physique, et avec lui il ne peut exister de géométrie. Que l'empirisme se tire de là; il est entre deux absurdités.

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