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timents de tous les autres chrétiens de son temps. Au chapitre LV, il
fait nettement la distinction de l'histoire sacrée et de l'histoire profane.
Les exemples de l'histoire profane sont donnés comme des modely paтa
Ovv. Les exemples tirés du sein de la famille juive et chrétienne sont

amenés par l'expression év v. Nul doute à cet égard, puisque l'exemple

le plus éclatant qu'il cite dans cette seconde catégorie est celui de Judith

(† paxapía Ìoudí0), de Judith dont le récent agada1 était comme une

excitation à de nouvelles guerres d'extermination contre les Romains.

D'autres fois, l'expression év v désigne plus particulièrement encore

pour l'auteur les chrétiens de Rome (ch. vI, Lv). C'est ce qui a porté

Fell et Colomis à proposer ἡγουμένοις αὐτῶν au lieu de ἡγουμένοις ἡμῶν,

dans le passage que nous discutons en ce moment. La faute était d'au-

tant plus admissible, que rexpression ἡγούμενοι ἡμῶν οἱ ὑμῶν revient

souvent dans l'épître (ch. 1, xx1, etc.; comp. Hébreux, x111, 7, 17, 24);

l'insolite youuévois aut☎v serait très naturellement devenu, sous la plume

d'un copiste, youμévois μav, assemblage de mots qui lui était plus fa-

milier.

Ces conjectures paraissaient très-plausibles; mais le vrai peut quelque-

fois n'être pas vraisemblable. Le manuscrit du Fanar porte un coup
mortel à la supposition de Fell et Colomiès. Non-seulement il présente,
comme l'Alexandrinus, la leçon youμévois nμev, mais, dans les pages
qu'il nous restitue, se trouve un passage qui explique et justifie cette
lecture. Dans une prière que l'auteur adresse à la divinité se trouvent
ces mots 2 : Τοῖς τε ἄρχουσι καὶ ἡγουμένοις ἡμῶν ἐπὶ τῆς γῆς σύ, δέσποτα,
ἔδωκας τὴν ἐξουσίαν τῆς βασιλείας αὐτοῖς....... Nul doute par consé-
quent; l'expression youμevo u désigne les autorités romaines,
auxquelles l'auteur de l'épître, d'accord avec la doctrine exprimée
dans l'épître de saint Paul aux Romains, dans l'épître attribuée à Pierre,
dans l'épître censée adressée par Paul à Tite, veut que l'on attribue
une origine divine pour l'ordre temporel. Aller jusqu'à supposer,
comme l'ont fait plusieurs critiques allemands, que l'auteur de l'épître
est ce Flavius Clemens qui fut consul en l'an 95, et qui eut en effet des
rapports avec le judéo-christianisme, est assurément la plus improbable
des hypothèses; l'auteur est d'origine juive; mais en même temps il est
Romain, et la sagesse traditionnelle de l'Église romaine, toujours amie
de l'autorité, lui fait tenir un langage qu'on ne trouverait pas, vers le
même temps, dans les écrits provenant des autres parties de la chrétienté.

1 Le livre de Judith est très-proba-
blement postérieur à l'an 70. Josèphe,
qui avait tant d'occasions de le citer,

2

n'en parle pas. - Page 107 de l'édi-
tion du métropolite Philothée.

Un passage où le manuscrit du Fanar réduit encore à néant les conjectures de la critique et résout brillamment les difficultés de l'ancien texte est la phrase suivante du chapitre ur : Τοῖς ἐφοδίοις τοῦ Θεοῦ ἀρκούμενοι καὶ προσέχοντες, τους λόγους αὐτοῦ ἐπιμελῶς ἐνεστερνισμένοι ἦτε τοῖς σπλάγχνοις, καὶ τὰ παθήματα αὐτοῦ ἦν πρὸ ὀφθαλμῶν ὑμῶν. L'expression walnμata to≈ Оɛoũ, pour la Passion de Jésus-Christ, est une expression hétérodoxe 1, et, à la fin du premier siècle, une expression tout à fait inadmissible. Si telle était la vraie leçon, on ne comprendrait pas que Photius (cod. 126) reprochât à l'auteur de la première épître clémentine de parler d'une manière trop affaiblie de la divinité de JésusChrist. Le parallélisme des expressions τοῖς ἐφοδίοις τοῦ Θεοῦ. . . . . τους Xóyous autou, joint à la facilité de la confusion entre II et M, avait porté Junius, Fleury, Hilgenfeld, à lire papara. Le manuscrit du Fanar porte παθήματα. Il fait mieux encore, il rend la correction μαθήματα tout à fait inutile. En effet, dans le premier membre de phrase, il y a Tois ἐφοδίοις τοῦ Χριστοῦ, et non τοῖς ἐφοδίοις τοῦ Θεοῦ, correction évidemment intentionnelle, et que le savant métropolite de Serres attribue à des préoccupations monophysites. Quoi qu'il en soit, en adoptant cette nouvelle manière de lire, wafuata n'offre plus de difficulté, et le passage trouve même un parallélisme dans une phrase de saint Paul (Gal., m, 1).

On pourrait multiplier les observations de ce genre. Ainsi, au chapitre II, μετὰ δέους καὶ συνειδήσεως doit être substitué à μετ ̓ ἐλέους, et les conjectures qu'on a faites sur le second mot doivent être biffées. Même chapitre, vers la fin, év τ Q664 aủτoũ est la bonne leçon; la correction év 66 Tou Oɛou de Hilgenfeld doit être repoussée. Au contraire, chapitre XLVII, vers la fin, le manuscrit du Fanar lit à tort d'iμwv; d'uv de l'Alexandrinus vaut beaucoup mieux. Au chapitre v, Sià Yñlov est plus correct que la leçon de l'Alexandrinus. Au contraire, aux chapitres vr et xLvur, des fautes évidentes, πολλαῖς αἰκίαις καὶ βασάνοις, προσκλήσεις, προσεκλήθητε, se trouvent dans les deux manuscrits.

Tous les amis de la vieille littérature chrétienne liront avec empressement les pages entièrement nouvelles que l'édition du savant métropolite (p. 102-109) ajoute au texte connu jusqu'ici. Ces pages ne le cèdent pas en intérêt au reste de l'ouvrage. On y trouve beaucoup de détails qui confirment ce qu'on lisait déjà au début de l'épître sur l'état de persécution où était l'Église au moment où le morceau fut écrit. Quand Clément écrit aux Corinthiens, beaucoup de fidèles sont encore dans

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l'angoisse et dans les fers; les gens bien informés craignent de nouvelles fureurs de la part des païens (p. 104, 105, 107). On ne voyait pas bien à quoi s'appliquaient, dans l'ancien texte, les observations de Photius sur la sobriété avec laquelle l'auteur s'exprime sur la divinité de Jésus-Christ. Les chapitres LIX, LXI du nouveau texte sont sûrement les passages qui avaient éveillé la susceptibilité du savant patriarche. Jésus y est simplement appelé «<l'enfant aimé de Dieu.. . . . ., le grand prêtre, le chef « des âmes. » Le nouveau texte montre combien M. Hilgenfeld a été mal inspiré en rapportant à la lacune du Codex Alexandrinus les passages cités par Pseudo-Justin, Quæst. ad orthod., et par saint Jean de Damas. Ces textes ne figurent ni dans les parties anciennement connues ni dans les pages nouvelles1. Enfin le fragment que vient de nous rendre le métropolite Philothée contient une page d'un rare intérêt; c'est celle que nous avons alléguée à propos de l'expression τοῖς ἡγουμένοις ἡμῶν. Dans une prière que l'auteur adresse à Dieu, il s'exprime ainsi : « C'est << toi, maître suprême, qui, par ta grande et inénarrable puissance, as «donné à nos souverains et à ceux qui nous gouvernent sur la terre le « pouvoir de la royauté, pour que, connaissant la gloire et l'honneur que <«<tu leur as départis, nous leur soyons soumis, évitant ainsi de nous << mettre en contradiction avec ta volo té. Donne-leur, Seigneur, la << santé, la paix, la concorde, la stabilité, pour qu'ils exercent sans obs<«<tacle la souveraineté que tu leur as confiée. Car c'est toi, maître cé«<leste, roi des mondes, qui as donné aux enfants des hommes la gloire <<< et l'honneur et le pouvoir sur tout ce qui est à la surface de la terre. Dirige, Seigneur, leur volonté selon le bien et selon ce qui t'est agréable, afin qu'exerçant en paix, avec douceur, pieusement, le «pouvoir que tu leur as donné, ils te trouvent propice..... » On voit que la tradition se continuait. Le langage que Pierre et Paul tenaient au moment des plus grandes atrocités de Néron, Clément le tient au moment où Domitien sévissait si cruellement contre l'Église et le genre humain tout entier.

Les doutes qui peuvent rester encore sur quelques-uns des points qui viennent d'être discutés seront probablement levés dans un prochain avenir. Un singulier hasard, en effet, a voulu que les moyens critiques pour la discussion du texte des épîtres clémentines, qui, depuis 250 ans, étaient restés bornés à un seul manuscrit, se soient enrichis tout à coup de deux précieux secours. Presque au temps même où le

1

1 M. Harnack croit retrouver le paspar Pseudo-Justin dans la prétendue deuxième épître de Clément.

sage cité

Zeitschrift für Kirchengeschichte, I, 2o fascicule, p. 272-273.

savant métropolite de Serres nous révélait le texte contenu dans le manuscrit du Fanar, nous apprenions que la bibliothèque de feu M. Mohl renfermait un manuscrit syriaque contenant la version du Nouveau Testament de Thomas d'Héraclée, dans lequel, entre l'épître de Jude et l'épître de saint Paul aux Romains, figuraient les deux épîtres clémentines'. Il est bien fâcheux que, dans la lutte des enchères, ce manuscrit ne nous soit pas resté. On peut s'en consoler, toutefois, en songeant qu'il a été acquis par la bibliothèque de l'université de Cambridge, et que la publication en est confiée au savant bibliothécaire, M. Bensly. Quand ce texte important sera livré à la science, on pourra juger si la traduction syriaque a été faite sur un texte de la même famille que les manuscrits de Londres et du Fanar, ou bien si elle représente un texte antérieur aux fautes soupçonnées par la critique dans ces deux

manuscrits.

La publication du métropolite Philothée paraît faite avec beaucoup de soin, et témoigne, chez l'éditeur, une connaissance très-étendue des travaux critiques de l'école moderne, surtout en Allemagne. Sur beaucoup de points le théologien orthodoxe trouve la critique protestante trop hardie; toujours, au moins, il la discute avec calme et sérieux. Il y a là l'indice d'un grand progrès dans les études du clergé grec. Nous savions que, depuis plusieurs années, beaucoup de jeunes ecclésiastiques grecs venaient faire leurs études théologiques à Strasbourg, à Berlin. Nous ne pensions pas que ces études nouvelles produiraient sitòt d'aussi remarquables fruits.

Le métropolite Philothée maintient, en ce qui concerne les deux épîtres attribuées à saint Clément, les opinions traditionnelles. Il les croit toutes deux sorties de la plume de ce Clément qui tint le premier rang dans l'Église de Rome après Anenclet, vers la fin du r" siècle. Il semble qu'il a raison pour la première des épîtres dont il s'agit. Peu d'écrits sont aussi bien documentés. Denys de Corinthe, Hégésippe, Irénée, Clément d'Alexandrie, Origène, la connurent et la citèrent. Polycarpe, l'auteur des épîtres apocryphes d'Ignace, l'auteur de l'écrit faussement appelé deuxième épître de Clément, y font des emprunts comme à un écrit su par cœur et qu'on s'était incorporé. La pièce fut lue dans les églises comme une écriture inspirée. Elle prit place parmi les annexes du canon du Nouveau Testament. C'est dans un des plus anciens manuscrits de la Bible qu'elle a été retrouvée, à la suite des livres de la nouvelle alliance et comme l'un d'eux.

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Un scepticisme exagéré a porté quelques critiques allemands à élever des doutes sur l'authenticité de l'écrit dont nous parlons. C'est à propos de Clément Romain que les conjectures de l'école sortie de la direction, d'ailleurs si souvent féconde, de Christian Baur, ont été le plus mal inspirées. On ne s'est pas contenté de rabaisser l'âge de l'épître jusque vers le milieu du second siècle; on a osé attaquer la réalité du personnage de Clément lui-même et expliquer tout ce qui le concerne par des malentendus et des confusions avec Flavius Clemens, qu'on suppose avoir été chrétien et même martyr. Baur, Schwegler, Hilgenfeld, Volkmar, et chez nous M. Stap', ont déployé, pour la défense de cette thèse, plus de subtilité que de jugement. Selon eux, l'évêque Clément n'est qu'un personnage fictif, un dédoublement de Flavius Clemens. Nous ne nions pas que beaucoup de nuages n'obscurcissent la figure de Clément Romain; mais certainement toutes les données que nous possédons sur le christianisme de Flavius Clemens sont encore bien plus indécises et plus contradictoires. Clément Romain, quoi qu'on en dise, fut bien un personnage réel; ce fut un chef d'Église, un évêque, avant que l'épiscopat fût nettement constitué, j'oserais presque dire un pape, si un tel mot ne faisait ici un trop fort anachronisme. Son autorité passa pour la plus grande de toutes en Italie, en Grèce, en Macédoine, durant les dix dernières années du er siècle 2. A la limite de l'âge apostolique, il fut comme un apôtre3, une des colonnes de cette grande Église de Rome qui, depuis la destruction de Jérusalem, devenait de plus en plus le centre du christianisme.

Tout porte à croire que Clément était d'origine juive. Sa familiarité avec la Bible, l'usage qu'il fait du livre de Judith et des apocryphes tels que l'Assomption de Moïse, ne conviennent pas à un païen converti. D'un autre côté, il paraît peu hébraïsant. Il semble donc qu'il était né à Rome d'une de ces familles juives qui habitaient la capitale du monde depuis une ou plusieurs générations. Ses connaissances en cosmographie et en histoire profane supposent une éducation soignée. On admit qu'il avait été en relation avec les apôtres, surtout avec Pierre, sans avoir peut-être, à cet égard, de preuve bien décisive. Ce qui est hors de doute, c'est le haut rang qu'il eut dans la hiérarchie toute spirituelle de l'Église

1 Études historiques et critiques sur les origines du christianisme; Paris, 2° édit., 1866, p. 209 et suiv.

2 Pseudo-Hermas, Pasteur, Vis. 11, 4; Irénée, Adversus hær., III, 1, 3; Denys de Corinthe, dans Eusèbe, Histor.

Eccles., IV, XXIII, 11; Tertullien, Præscr., 32.

* ὁ ἀπόστολος Κλήμης. Clément d'Alexandrie, Strom., IV, XVII, init. Saint Jérôme l'appelle «vir apostolicus. În Is., LII, 1 13.

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