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en usaient et en abusaient. On les poursuit par esprit de tradition classique; ils sont encore sous le coup de la proscription dont les frappa Malherbe, et de nos jours continuent d'expier les témérités de la Pléiade. Proscription imméritée ! Aucun obstacle bien sérieux ne s'opposerait à les faire revivre dans la langue littéraire. Mais, avec la langue, il est besoin de ménagements; et, si nous renouvelons ici les souhaits de Henri Estienne, il nous faut tenir compte aussi de ses recommandations Thyepi det σπείρειν, ἀλλὰ μὴ ὅλῳ τῷ θυλάκω Ι

C'est pour avoir négligé ces sages conseils qu'échoua la Pléiade. Quand Ronsard et ses amis inondèrent la langue de cette masse de mots simples et composés grecs, latins et français, ils ne comprirent pas que le tempérament de notre idiome était trop délicat pour supporter cette foule d'intrus. L'exagération les perdit. Cependant l'on peut regretter que le succès n'ait pas couronné leur tentative, et, tout en reconnaissant qu'elle devait nécessairement avorter, l'on se dit qu'il eût été heureux pour la langue de garder quelque chose de cette hardiesse et de cette témérité.

De nos jours, Victor Hugo, dans sa dernière manière, a cherché aussi à faire revivre certains composés, spécialement les composés par apposition, accolant ensemble deux substantifs, dont l'un devient l'épithète de l'autre 2. Cette tentative, pas plus

Voir plus haut, p. 190, n. 2.

2 Les premières traces de cette composition se rencontrent dans les Contemplations et les Châtiments. Elle se développe dans la Légende des siècles et abonde dans les Travailleurs de la mer et l'Homme qui rit. Voici quelques exemples tirés de la dernière pièce des Contemplations, Ce que dit la Bouche d'ombre,

Vous habitez le seuil du monde châtiment.....

(La vie) Rattache l'astre esprit à l'archange soleil.....
L'hydre Univers tordant son corps écaillé d'astres.....
Comment du monstre esprit naît le monstre matière.....
Les tombeaux sont les trous du crible cimetière.....
Dieu livre, choc affreux, dont la plaine au loin gronde,
Au cheval Brunehaul le pavé Frédégonde.....

(Et le vent) Mêle dans l'âtre abject et sous le vil chaudron,
La fumée Érostrate à la flamme Néron.

Alors l'hyène Alrée et le cheval Timour,

Et l'épine Caiphe et le roseau Pilate,

Le volcan Alaric à la gueule écarlate,

L'ours Henri Huil, pour qui Morus en vain pria,

Le sanglier Sélim et le porc Borgia,

Poussent des cris vers l'Être adorable.....

Ces sortes de composés rappellent bien les composés par apposition, avec cette différence cependant que l'un des deux termes y est un nom

que celle de la Pléiade, n'a, ce semble, pour elle aucune chance de succès. Un autre trait du style du célèbre poëte,-- caractéristique surtout dans sa prose, moins frappant dans ses vers, parce que la phrase poétique s'y prête plus aisément,-c'est la transformation de l'adjectif en attribut 1. Par ce côté, qui rentre aussi à certains égards dans la composition, il rapproche la phrase française de la phrase latine, dans laquelle l'épithète exprime généralement l'action et non l'état, et joue plutôt le rôle d'un attribut que celui d'un adjectif. Ces tournures ont pour effet de donner plus de poids à la phrase, de lui faire contenir un nombre plus considérable de pensées, de la rendre plus pleine et plus concise; elle devient alors synthétique. Mais l'esprit de la langue semble se refuser à consacrer de pareils essais. En somme, quoi qu'on tente, il est à peu près évident que la langue écrite restera toujours peu propre à la composition, se tiendra sur la réserve et n'acceptera que difficilement les créations individuelles. Quant à la langue populaire, plus libre d'allures, elle fera de la composition une source féconde de mots nouveaux; mais ses créations porteront toujours le cachet de l'esprit analytique, qui est le caractère essentiel du français.

Est-ce à ce caractère analytique qu'il faut attribuer une autre particularité de nos composés ? Nous serions tenté de voir dans le besoin qu'éprouve le langage de présenter les idées une à une, avec clarté et limpidité, la raison qui lui interdit à peu près absolument de former des dérivés de mots composés ou de juxtaposes. La dérivation, richement développée chez nous, s'exerce cepen

concret, et l'autre soit un nom abstrait, soit un nom concret employé métaphoriquement, de telle sorte que les deux mots réunis présentent des idées de deux ordres différents : « le monde châtiment », « le pavé Fredégonde. » L'apposition, au contraire, réunit deux idées de mème caractère toujours simples, soit concrètes: chou-fleur, aide-bourreau; soit abstraites, saisie-arrêt. De là vient que la composition, dans Victor Hugo, est plus chargée d'idées, plus féconde, plus synthétique, et par cela mème plus pénible.

Je prends pour exemple la ligne suivante de l'Homme qui ril (t. I, p. 308 de l'édition Lacroix et Verbeckhoeven, 1869) : « Il marchait rapide dans ses vêtements roides. » Cet emploi de l'adjectif est propre à la poésie; en prose on dirait, en remplaçant l'adjectif par l'adverbe : il marchait rapidement. » C'est la construction synthétique latine : conticuere omnes intentique ora tenebant, « tous se turent, et allentifs fixèrent leurs regards. Le grec, plus analytique que le latin, accompagnerait en ce cas l'adjectif du participe présent de tipi, ce qui prouve bien que l'adjectif n'est autre chose dans cette construction que l'attribut d'une proposition sous-entendue : « Il marchait étant rapide, lui qui était rapide.» « Etant attentifs, eux qui étaient attentifs, ils fixèrent leurs regards. »

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dant avec difficulté sur les composés : témoin la liste suivante que nous avons faite aussi complète que possible, et qui paraîtra bien mesquine, comparée aux listes nombreuses et souvent incomplètes de composés et de juxtaposes que nous avons donnés dans le cours de l'ouvrage :

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Or, dans la plupart de ces dérivés, les composés sont arrives à l'état de simples: bémol, bienveillant, blanchœuvre, bonhomme, bonjour, champart, chaircuite ou charcuite, chaufour, colporter, courbature, courtepointe, culbuter, debonnaire, dinde, chauboulure, faubourg, faufil, ferblanc, gendarme, gentilhomme, happelourd, haussebec, Languedoc, mainmorte, malade, malgré (maugré), malveillant, manœuvre, mortaille, nerf-férure, orfévre, patenôtre, plafond, portefeuille, primesaut, prud'homme, quintessence, sauvegarde, solebattue, terre-neuve, trousse-pet, vaurien, vermoulu, vinaigre. Quant aux autres, arc-bouter, basse-lissier, bat-filière, blanc-de-cérusier, gras-fondure, haute-lissier, pain-d'épicier, taille-doucier, ce sont des termes d'arts et métiers, dont les radicaux, d'un usage spécial,

1 Cf. plus haut, p. 143.

2 Mot du français de Genève : « Société des Bellėtriens. » Avouons que pour des amateurs de belles-lettres, ce dérivé a un aspect singulièrement barbare; il a été inspiré d'ailleurs par l'allemand Belletrist.

3 Cf. plus haut, p. 25.

$ Cf. plus haut, p. 29.

doivent, pour ceux qui les emploient journellement, offrir des idées unes et être réduits à des mots simples. Aqua-fortiste et aqua-tintiste sont des dérivés de mots étrangers dans lesquels le sentiment de la composition est moins vif. Dans fleurdelise je vois le mot simple fleurdelis, et non plus la locution fleur de lis; et franc-maçon, radical de franc-maçonnerie, me présente une tout autre idée que franc maçon. Saint-Cyr, SaintSimon, d'où saint-cyrien et saint-simonien, ne forment chacun qu'un mot. Je n'hésiterais que pour clairvoyance et franc-filer, et encore dans franc-filer la dérivation n'est qu'apparente; car en changeant fileur en filer on a transformé l'adjectif franc en adverbe. Ce petit nombre d'exemples vient donc à l'appui de notre assertion que la dérivation de composés n'existe pas en français, et cette assertion gagne en certitude si l'on met en regard de cette mesquine dérivation celle de l'allemand ou du grec dans les noms composés. Le grec peut tirer des verbes de tous ses adjectifs composés : θεολόγος, θεολογέω ; μόναρχος, μοναρχέω; φιλάργυρος, φιλαργυρέω ; etc. Si je ne parle pas des autres composés, c'est que ceux-ci, par la nature même de leur formation, exigent pour être créés l'addition d'un suffixe. L'allemand de même tire avec la plus grande facilité des dérivés de ses composés. De selbstständig, selbstsüchtig, selbstthätig, etc., il fait selbstständigkeit, selbstsüchtigkeit, selbstthätigkeit, et assurément, dans ces composés, l'idée complexe exprimée par chacun des deux éléments composants en dehors du suffixe keit reste toujours visible. Dans un livre allemand que j'ai ouvert devant moi, je rencontre un composé non admis dans la langue commune, et partant de formation tout individuelle: die « zweigliedrigkeit » des Rections verhältnisses, proprement : « le caractère que possède le rapport de subordination d'être composé de deux termes. » Or, dans zweigliedrigkeit, ni zweiglieder n'existe comme composé, ni gliedrigkeit comme dérivė; la particule keit vient donc s'ajouter à la combinaison des deux éléments zwei et glieder, qu'elle présente réunis, mais non fondus au sein d'une unité supérieure 1. Le français est incapable de reproduire ce procédé éminemment synthétique. Impuissant à soulever le poids de cette triple combinaison où deux concepts sont reliés par un troisième qui les domine, son esprit analytique lui ordonne de démêler les idées complexes et d'en

Je prends cet exemple au hasard; à chaque page de n'importe quel ouvrage scientifique allemand, on peut en rencontrer de semblables.

présenter un à un les éléments constituants. Aussi, quand il se trouve en présence d'un composé ou d'un juxtaposé, se voit-il obligé d'attendre que ces mots aient été ramenés par le temps et l'usage à l'unité d'image ou de concept: alors seulement il en tire des dérivés, comme il le fait de tout autre mot simple.

Après ces remarques générales, il nous reste à examiner quelques questions particulières : de la place du déterminant, du genre des mots composés et de leur orthographe, en ce qui concerne le trait d'union et la formation du pluriel.

1° Pour le déterminant, nous avons vu que dans les juxtaposes de coordination la plus grande partie des juxtaposés reproduit la construction primitive: pla-fond = zzzodziμwv. Pour les juxtaposés de subordination, il n'y a pas lieu de poser la question. Pour les composés proprement dits 1, il faut laisser de côté ceux dont ȧ-compte est le type. Quant aux autres, le déterminant précède le déterminé dans arrière-cour et les analogues (chap. IV, III, 2), vermoulu, etc. (IV, v), et dans les anciens composés avec génitif: orfévre, etc. (IV, iv); le déterminant suit au contraire le déterminé dans la composition par phrases (portefeuille, IV, vi), et par apposition (oiseau-mouche, IV, 1). De l'examen de ces faits, il semble donc résulter qu'il y a partage à peu près égal entre la construction antique qui donne au déterminant la première place et la construction nouvelle qui la donne au déterminé. Toutefois la question peut être un peu plus précisée. Dans les composés comme arrière-cour, il est difficile que la construction antique ne soit pas conservée; dans ceux comme portefeuille, il est difficile au contraire d'en concevoir le maintien. Les composés modernes avec génitif 2, et les appositions où la place du déterminant n'est plus réglée par les nécessités de la syntaxe, mais où la langue peut obéir librement aux instincts secrets qui la dirigent, nous montrent la construction antique franchement abandonnée, et, s'il n'en est pas tout à fait de même pour les juxtaposes tels que plafond, il faut remarquer que la plupart des adjectifs qui, dans ces juxtaposes, prėcèdent le substantif, conservent encore cette place dans l'usage commun de la langue, et que celle-ci n'a fait d'ordinaire que transporter dans la juxtaposition une construction d'ailleurs usuelle. On peut donc conclure que la langue a à peu près perdu

Sont en dehors les composés avec particules.

? Voir plus haut, p. 139, note 2.

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