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le déterminant ou l'attribut précède le déterminé ou le sujet 1. C'est ce que nous montrent le sanscrit, l'allemand et les langues classiques. Le grec cependant, poussé par son esprit analytique, s'écarte déjà de cette règle, place dans un certain nombre de mots le déterminé au premier rang : qiλádeλpos, subcus, etc., et forme même des composés où le déterminant et le déterminé peuvent indifféremment changer de place entre eux : οἰκοφόρος et φερέοικος, χωροφιλεῖν et φιλοχωρεῖν, Ιππόλυτος et Λυσίππος, Ἱπποκράτης et Κρατίππος, etc. 2. Le latin offre aussi des exemples quoique plus rares, où le déterminé précède : respublica, jusjurandum, latusclavus, angustusclavus (plus tard laticl., angusticl.), populus Romanus, etc. Le roman, avec son besoin d'analyse, devait s'éloigner encore plus de la construction primitive; et, de fait, dans les compositions où elle est possible, les deux cinquièmes des exemples ne la reproduisent point. Cependant la majorité y est encore fidèle, ce qui semblerait établir que le souvenir n'en est pas absolument oblitéré. Quant aux exceptions, sans pouvoir les expliquer autrement que par l'esprit analytique des langues néo-latines, nous nous contenterons, dans la suite de ce travail, de les signaler à l'attention du lecteur.

Dans les pages précédentes nous n'avons parlé que de la composition proprement dite et de la juxtaposition. Les principes que nous venons d'exposer trouvent en partie leur application dans le troisième genre de composition que nous avons signalė dans la préface la composition par particules, celle dont surplis, dé-faire, em-barq-uer, etc., nous offrent le type, et qui tantôt donne de purs juxtaposés (mal-trailer, bienheureux), tantôt des composés elliptiques (arrière-cour, pourboire), tantôt enfin des composés sui generis (em-barq-uer, a-douc-ir, en-table-ment). Cette composition est soumise à des lois de formation et d'accentuation tout-à-fait spéciales. Nous ne pouvons les aborder ici, et nous en réservons l'étude pour le III chapitre que nous lui consacrons.

1 Cf. M. Bréal, Gramm. compar. (Introduct. du t. IV, p. xx11.) Nous ne partageons pas toutefois la manière de voir de M. Bréal qui donne pour raison dernière de cette construction le désir de réserver pour la fin l'idée la plus importante. L'idée la plus importante au contraire est l'idée qu'exprime le déterminant.

2 Cf. Ad. Régnier, Traité de la formation des mots grecs, & 288.

CHAPITRE II.

DE LA JUXTAPOSITION.

Nous avons montré, dans le premier chapitre, les difficultés qu'offre la détermination exacte et complète de tous les juxtaposés de la langue. Le plus souvent on est obligé de se laisser guider par des appréciations personnelles, chose toujours pleine de risques. On se condamne donc, si l'on veut en dresser le tableau, à donner des listes trop complètes d'un côté, incomplètes de l'autre, puisque quelques-uns de ces juxtaposés pourront présenter au lecteur des idées complexes qui nous paraissent simples; que d'autres, au contraire, omis sciemment lui sembleront offrir une unité d'image que nous n'y trouvons pas. Comment classer les juxtaposes? On peut avoir égard à la nature des termes qui entrent dans la composition; on peut aussi considérer la nature du mot qui résulte de la juxtaposition. Ainsi l'on peut grouper ensemble:

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On voit combien les combinaisons sont variées; peut-être en oublions-nous; mais comme l'esprit de la juxtaposition ne diffère dans aucun de ces cas, que l'on se trouve en présence d'un procédé toujours constant, il est plus utile et plus simple de classer les juxtaposés d'après la nature des mots qu'ils produisent. Nous avons autant de classes que de parties du discours: substantifs, adjectifs, pronoms, verbes, mots invariables.

PREMIÈRE SECTION.

SUBSTANTIFS ISSUS D'UNE JUXTAPOSITION.

PREMIÈRE SÉRIE.

JUXTAPOSÉS DE COORDINATION.

Termes composants: SUBSTANTIF et adjectif. Types: plafond, coffre-fort.

Il est impossible de déterminer d'une manière générale dans quel cas l'adjectif précède le substantif, dans quel cas il le suit. Cependant le souvenir de la construction primitive est encore assez net, puisque les deux tiers au moins de la série qui va suivre placent le déterminé après le déterminant, et reproduisent la construction antique κακοδαίμων.

Les juxtaposes latins de cette nature sont assez rares. Nous avons cité plus haut respublica, jusjurandum, angustusclavus, latusclavus. On ne peut ajouter à ces mots plenilunium, donné par Maetzner (Französ. Grammatik, p. 332), comme type de la juxtaposition d'un nom et d'un adjectif, puisque plenilunium est un composé et non un juxtaposé. Mais on peut encore citer sacer ignis (érysipèle), fænum graecum (fenugrec), herba impia (Pline, XXIV, 113; — Filagogallica, de Linnée), et quelques autres noms de plantes: labrum Venereum (Pl., XXV, 108; dipsacus silvestris, L.), persica poma (pêches), ros marinus, etc. Je trouve dans Corssen (Aussprache 2, II, p. 884), données comme juxtaposés : virillustris, eques Románus, prætorurbánus, populus Romȧnus. On peut citer surtout des noms de lieux, composés d'un nom et d'un adjectif, et qui de toute nécessité sont devenus des juxtaposés sous l'action du temps. De nos jours Villeneuve, Belle-Ile, Belleville, Montrouge, etc., sont des juxtaposés, qui représentent à l'esprit non les idées indiquées par chacun des éléments constitutifs des noms, mais la ville, le lieu auquel ces noms sont appliqués. Il en a dû être de même des noms propres qui suivent: Alba longa; Apta Julia; Augusta Eme

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rita, Firma, Gemella, etc.; Bulla regia; Campestris Julia; Carthago Nova; Castra Cornelia, Gemina, Prætoria, etc.; Castrum Julium, novum, etc.; Colonia Agrippinensis, etc.; Constantia Julia, etc.; Forum Julium (devenu Frioul), Novum; Fossa Clodia; Fosse Mariana; Longi Muri; Mons Sacer; Oppidum Norum, etc., etc. Corssen (ibid., p. 885) donne les formes Aptaiulia, Summasálpes, Triacápita, Lepidorégio, Sacrávia, noms de lieux où la juxtaposition est arrivée à la soudure des éléments constitutifs. Citons encore Aqua Sextiæ, devenu Aix.

Le latin populaire a peu enrichi cette liste. On peut citer dimanche, outarde, orfroi et vimaire, qui remontent à l'époque primitive. Nous allons examiner chacun de ces mots.

Dimanche, en v. fr. diemenche, dérive de diedominica (= diem dominicam), où inica devient naturellement enche, et où la protonique o brève tombe : d'où diedmenche, et par contraction diemenche 1. Dies a conservé ici le genre féminin qu'il avait souvent en latin; car la terminaison masculine inicus donnerait difficilement enche, et d'ailleurs l'italien dit dominga et non domingo. C'est, à ce que je sache, le seul exemple, en dehors de l'archaïque miedi, où dies paraisse avec ce genre: partout ailleurs il est masculin. Quant à miedi, on a voulu y voir une influence de l'expression analogue mienuit; l'analogie suffirait-elle à expliquer ce changement de genre? Nous ne le pensons pas, et il nous paraît plus simple d'y reconnaître une dernière trace du féminin dies conservé dans diemenche.

Outarde, dans Palsgrave ostarde, primitivement austarde, est le lat. avis tarda, nom donné par les Espagnols à cet oiseau, s'il faut en croire Pline: « Quas Hispania aves tardas appellat, Græcia otidas» (H. N., X, 29). Dans avis tarda, avis est devenu avs, aus, comme arica est devenu avca, auca 2. Le prov. abetarda et l'ital. ottarda viennent aussi du nominatif. Le portugais vient de l'accusatif: abetarda avem tardam; l'espagnol avutarda a redoublé avis (= av-u-tarda pour av-o-tarda =av-au-tarda) 3.

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Cf. plus haut, p. 17, note 1.-M. Brachet (Dict. étym., s. v. dimanche) suppose pour ce mot la filière die(d)omenche, die-omenche, dieman he, qui est inexacte. La protonique ở brève a dù tomber tout d'abord suivant la loi établie par M. Brachet lui-même. D'ailleurs dieomenche se réduirait plutôt à diomenche qu'à diemenche.

2 Diez, Gloss. Rom., Glosses de Cassel, s. v. auca.

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Orfroi, v. fr. orfrois 1 d'où orfroisel, orfroiseler, est formé d'or aurum, et d'un mot frois dont l'origine est discutée. Frois suppose une forme fris ou fres avec i bref ou e long non en position. Diez y voit un radical germanique qu'il retrouve dans le nom de pays Frise (Friesland; Frisons hommes aux cheveux bouclés), et dans l'anglais frizzle, et le frison frisle bouclé. Mais, dans le radical germanique l'i est long, soit par nature, friese, soit par position, frisle, et n'a pu passer en roman sous la forme fris on frès. Il vaut donc mieux voir avec Littrẻ, Gachet, etc., le latin t Phrygium. Diez objecte des difficultés de phonétique; mais phrygium a pu aussi bien donner frois que *fragea = fragia de fraga a donné fraise, que *gigerium a donné gésier et gengiva gencive. Quant au sens, dans l'antiquité classique phrygiæ vestes sont des étoffes brochées d'or, et phrygio dans Isidore de Séville signifie brodeur. L'étymologie est donc assurée; mais comme phrygium ne se retrouve pas isolé en v. fr., et qu'il n'a pu par suite se combiner avec or, à l'époque du moyen âge, orfroi doit remonter à l'époque primitive du roman, au latin populaire. Il se retrouve dans le prov. aurfres, l'esp. orofres, mais manque en ital. et en val.

Vimaire (vis major), proprement force majeure, mot qui ne s'est conservé que dans le langage technique, où il signifie les dégâts causés par les orages dans les forêts, et, dans le patois normand, vimar, accidents morbides chez les nouveaux-nés (Littré). Ce mot date de l'époque romane primitive, attendu que vis n'a pas passé en français; disparu rapidement de la langue commune, il s'est spécialisé de bonne heure, et, dès le xiie siècle, on en avait perdu le sens étymologique, puisqu'on le rendait en latin par vimarium (Ducange).

Le français a largement développé la juxtaposition du nom et de l'adjectif. Voici les principaux de ces juxtaposés.

I. - Le déterminant précède le déterminé :

aubépine (1) 2 bas-Breton

bas-dessus
bas-fond

bas-empire
bas-mât

-

'Li fuerres d'orfrois de Venece (Crest. de Troyes, dans Bartsch, Chrestom.', 141, 33).- Fleur d'orfrois (Fl. et Bl., v. 977). — Bendes d'orfrois (Rom. de la Violette, p. 88).- Chapel d'orfrois (Rose, v. 558).— Hoc aurifrigium, orfroiz (vocab. lat.-fr. du xive s., p. p. Ul. Robert, dans la Bibt. de l'Ec. des Charles, 1873).

2 Les numéros entre parenthèses renvoient aux remarques qui suivent la liste.

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