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trouve d'une manière tout à fait identique dans la formation des noms, et ici le procédé de création du nom commun est semblable à celui du nom propre. Qu'on appelle un homme Boi-l'eau, ou une brosse à gratter une gratte-boesse, le dialogue n'a pas changé de nature; la seule différence est que, dans le premier cas, on s'adresse à un être vivant; dans le second à un objet que l'on anime.

Cette composition avec l'impératif, aussi vieille que la langue, est toujours vivante et en pleine activité, et elle paraît même indestructible, parce qu'elle est conforme aux lois de l'esprit humain. Son caractère essentiel est d'être une création spontanée, qui ne se raisonne pas, qui se fait de toutes pièces, par un coup d'œil soudain, et par une intuition synthétique de l'imagination. Aussi, quand le peuple veut analyser ces formations, par cela même qu'il substitue l'analyse à la synthèse, il ne se trouve plus dans la situation d'esprit qui les lui a inspirées, et il ne les comprend plus. Il les reprend avec des erreurs et tout le premier se trompe sur son œuvre. Demandez à quelqu'un de vous expliquer ce que c'est qu'un revenez-y : son premier mouvement sera de définir: ce qui engage à revenir, au plus ce qui vous dit de revenir, jamais : ce qui vous dit: revenez-y. S'il y a des noms où l'impératif est incontestable, c'est assurément Boileau, Sail en bien. Or, précisément, ces noms, repris par l'analyse, deviennent des participes présents avec régime: Bibens aquam, Saliens in bonum. Cette explication par ce que j'appellerais l'ordre logique, est fatale, par cela même qu'elle est une explication. De là, la tendance à ramener le temps à l'indicatif. Cependant, dans les langues où l'impératif et l'indicatif sont distincts, la forme impérative est comme un moule déterminé où viennent prendre corps tous les composés nouveaux que crée l'analogie; et c'est ainsi que l'italien a ses terminaisons verbales en i, et le vaudois en a et en e. Toutefois, le sentiment de l'impératif disparaît dans ces formations analogiques, et le peuple y met sinon la forme grammaticale, du moins le sens du présent. Dans les mots grata-cü, grata-papei, gëñëmëtzë, etc., les paysans vaudois ont oublié, me dit M. Cornu, le sens de l'impératif ; le verbe y a à peu près la valeur du présent. Seules les formations spontanées, non analogiques, présentent nettement le sens en même temps que la forme de l'impératif.

Que doit-il arriver quand, comme chez nous, l'impératif se confond, dans la plus grande partie des cas, avec l'indicatif? L'analyse logique qui tend à substituer la signification du présent à

celle de l'impératif se trouve singulièrement aidée par cette confusion grammaticale 1. Les quatorze quinzièmes de nos exemples sont des verbes de la première conjugaison 2. De plus, ces verbes sont assez peu nombreux en somme, mais chacun d'eux fournit une ample collection de mots. Le verbe porter, à lui seul, en a plus de cent vingt; le verbe garder, plus de cinquante; de telle sorte que, l'esprit d'imitation aidant encore, les composés de porter et de garder déjà existants en amènent d'autres, et cela pour ainsi dire sans fin. En un mot, la formation analogique s'exerce sur les composés avec l'impératif, et, comme elle ne peut les reproduire que par voie d'analyse, substitue dans la signification l'indicatif à l'impératif. Les formes grammaticales aidant à l'erreur, le verbe prend la valeur complète de l'indicatif, et, l'analogie s'exerçant derechef sur des types déjà formés par une analogie erronée, le véritable esprit de la composition s'affaiblit, et se perdrait entièrement si la force qui l'a créée ne se maintenait vivante et ne continuait de se manifester dans des créations, cette fois originales et où l'impératif est frappant 3.

Ainsi, deux forces agissent pour former nos composés verbaux :

'Ainsi peuvent s'expliquer les noms bas-bretons que mon ami M. Gai. doz me signale dans la Revue celtique, 1876, p. 76: Jouen Doughedroad (Yves porte son pied), Lan Poezhevara (Alain pèse son pain), Per Sarhelagat (Pierre ferme son œil). (Le Men, Noms propres bretons commençant par ab ou ap). Ces sortes de noms sont vraisemblablement des imitations des formations françaises mal comprises.

2 Sans doute parce que la première conjugaison est beaucoup plus riche que les autres; on a donc bien plus de chance, pour rendre l'idée que doit exprimer le nom composé, de tomber sur un verbe en er. Je prends la Batrachomyomachie, traduction Giguet; les vingt-deux composés qui traduisent les noms des personnages sont tous faits avec des verbes de la première conjugaison: pille-mielles, ronge-pain, lèche-meule, ronge-jambon, lèche-plat, trotte-en-marmite, lèche-homme, habite-trou, mange-pain, etc.

Pour expliquer par un exemple la formation analogique, Jean Boi l'eau (bibe aquam) est un nom fait de toutes pièces par une création synthétique de l'esprit, où l'on s'adresse à un personnage pour lui dire Jean, boi l'eau ! Ce nom Jean boi l'eau une fois forme, on le reprend avec commentaire, et on l'explique nécessairement par Jean qui boit l'eau (qui bibil aquam; bibens aquam). L'impératif boi fait donc place dans la pensée à l'indicatif boit, et comme, dans la formation première, on n'avait point de relatif qui, dans la formation secondaire qui en reproduit le moule, le corps extérieur, on ne peut l'avoir non plus; de là les mots comme un boit-tout, auxquels on n'aurait jamais pu arriver dès l'abord et sans le secours des formes avec l'impératif mal comprises. Remarquons que dans les formes latines traduisant les noms français, on n'est jamais arrivé à l'indicatif bibit-aquam, précisément parce qu'il n'y avait pas de moule à reproduire comme pour les noms français, ce qui vient à l'appui des observations présentées p. 171.

l'une primitive, la force qui les a créés à l'origine avec le verbe à l'impératif, et qui, toujours existante, est encore en pleine activitė; l'autre postérieure, la force analogique, qui imite et applique aveuglément, sans se soucier des erreurs, les formes dues à la première. L'une crée les composés où l'impératif laisse encore visible le dialogue avec ses conseils, ses exhortations, ses ordres ; l'autre donne ceux où le verbe n'exprime plus que l'action pure et simple et se réduit au présent 2. Le fait curieux, c'est qu'elles se trouvent ici en présence et se combattent, tandis que d'ordinaire l'analogie reçoit l'héritage de la force dont elle prend la place. Dans les premiers adverbes en mente créés par la langue, mente gardait son sens originel. L'analogie s'empare de cette création, et, violant l'étymologie, développe la série des adverbes en ment jusqu'à dire ainsiment, quasiment. La langue avait fait d'autres adverbes à l'aide d'adjectifs féminins pluriels à l'accusatif ou à l'ablatif : certes, volontiers, etc.

1 Les divers sens de l'impératif se retrouvent dans les composés de formation première. Tantôt c'est un ordre formel; tels sont les noms de certaines manœuvres de marine ou d'atelier, noms qui ne sont autre chose que les termes mêmes des commandements pris substantivement: boule-hors, boule-là, vogue-avant, serre-bosse, cargue-à-vue (termes de marine), etc., tourne-à-gauche, tourne-bride, volle-face (termes de manége), etc.; tantôt c'est une exhortation, un désir : un revenez-y, un suivezmoi, jeune homme, etc.; tantôt c'est une affirmation conditionnelle : cassecou, vaurien, fainéant, etc. On s'étonne de l'emploi de l'impératif dans ces derniers composés, et on veut les faire valoir précisément en faveur de la théorie de l'indicatif dans la composition verbale. Mais, sans même se prévaloir des formes germaniques Habenichts (habe nihil, sans-le-sou), Taugenich's (vale nihil, vaurien), quoi de plus simple, de plus conforme à l'esprit populaire que ces phrases où l'impératif perd sa signification de commandement pour prendre une valeur conditionnelle : Va, ne fais rien! dit-on à un paresseux, c'est-à-dire ne fais rien (= si tu ne fais rien), el tu verras les conséquences de la paresse ! Ce ne fais rien est précisément notre fainéant. Va, conduis-toi mal! dit-on à un mauvais sujet; vaille aussi peu que tu voudras; c'est sous une autre forme notre vaurien. Un casse-cou n'a jamais été ce qui casse le cou, mais ce à propos de quoi on s'écrie casse-cou! Qui ne voit qu'on a affaire là à un impératif: Va, cassetoi le cou ! En somme, il n'est pas de formes qui ne soient résolubles par l'impératif; et ce temps s'y laisse toujours découvrir par une analyse plus ou moins délicate.

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2 Comment la formation primitive a-t-elle fait place à la formation analogique? Il a fallu sans doute que non-seulement les noms propres de personnes et de lieux, les premiers créés vraisemblablement, mais encore que les noms de choses fussent assez nombreux pour que l'on songeât à utiliser cette formation spontanée de noms avec l'impératif pour la création de noms nouveaux. Ce n'est pas à dire que dès les premiers temps on ne pût se tromper sur la nature des composés avec l'impératif, et, en les reprenant par l'analyse, y voir un indicatif. L'erreur a pu se produire avec le premier composé formé.

L'analogie s'empare encore de cette création dont le sens se perd,
et elle donne des adverbes comme ains, tandis. Son caractère
propre
est donc de succéder à la force créatrice, et de dévelop-
per, en vertu de l'inertie et au mépris du sens et de l'étymologie,
l'œuvre que l'autre, en disparaissant, lui lègue. Telle est sa
marche habituelle; mais ici ce n'est pas le cas. Les deux forces
coexistent et luttent entre elles, et, si l'analogie crée les formes
avec l'indicatif du moyen âge, les traductions latines avec le
participe présent ou avec qui et l'indicatif; si l'analogie, de nos
jours, amène ces innombrables composés employés par le com-
merce et l'industrie, et qui dans la pensée de leurs auteurs con-
tiennent bien l'indicatif : porte-cigares, serre-papiers, copie-
lettres, etc., la force primitive n'en maintient pas moins ses
droits, affirmant son existence dès les premiers temps de la
langue, où nous signalons un Tenegaudia, et à travers tout le
moyen âge et la Renaissance avec ses Boi l'eau, Boi vin, Sail
en bien, Sail du crues, Fai mi boire, Clo mes oeuls, etc.,
ses va-lui-dire, trousse-ta-queue, etc., et à travers la langue
moderne avec ses rendez-vous, revenez-y, venez-y-voir, etc.,
ses vade mecum, salva nos, noli me tangere, etc., ses
ramasse-ton-bras, va-tout, jusqu'à la langue contemporaine
qui voit créer les suivez-moi, jeune homme, et acclamer ce
mot de formation si populaire : le sire de Fiche-ton-camp.

Pour résumer cette discussion, les composés sont formés primitivement, et de nos jours encore, avec l'impératif. Une analyse inexacte amène à y voir des créations avec l'indicatif; mais la science qui rend compte de cette erreur a le droit de la corriger, et l'on peut admettre que logiquement, sinon en fait, tous les composés contiennent l'impératif 1.

Une question reste encore à élucider, celle du genre. Les mots de formation analogique (désignant des êtres inanimés, bien entendu) sont neutres, précisément parce qu'ils sont dus à l'analogie. Quant aux mots de formation première, si leur terminaison est masculine, ils ne peuvent être que masculins : une belle venez-y-voir serait monstrueux; les mots à terminaison féminine seuls pourraient donc être féminins. Or le nombre en est très-restreint, car la plupart des composés verbaux qui ont cette terminaison dans la vieille langue déjà sont dus à l'analogie. Cependant garderobe est féminin dans Joinville; et comme il est difficile de croire que, dès le x siècle, les deux termes se fussent déjà soudés et que le sentiment de la composition dans ce mot eût disparu de manière que la terminaison donnât son genre au composé devenu simple, on a là vraisemblablement un exemple d'une formation primitive féminine. Dans Froissart, on trouve le coupe-teste (I, 1, 321) et la tranche-leste (II, III, 8). La dernière forme est-elle-bien sûre? En tout cas elle est contredite par la première. Cf. plus bas, au no IV de cette section.

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II.

Le temps enfin établi, quelle est la nature de l'ellipse qu'il suppose? Elle peut être triple, d'après les trois personnes du discours. Ou c'est l'objet qui parle; ex: regardez-moi (scabieuse, plante); noli-me-tangere (plante et ulcère: la plante, parce qu'elle contient une graine qui éclate entre les mains de celui qui la saisit, à sa très-grande surprise; l'ulcère, parce qu'il se dérobe à tout traitement et que les remèdes, dit-on, ne font que l'irriter); les suivez-moi, jeune homme (rubans que les femmes laissaient tomber du chignon sur les épaules); un ramasse-tonbras (fanfaron).

Ou c'est à l'objet que l'on s'adresse; telle est la série des composés avec un nom régime direct boute-feu, boute-selle, porte-manteau, -cigares; garde-fou, serre-tête, etc.

Ou c'est de l'objet qu'il est question. Ainsi la plante nommée morgeline, de laquelle on dit: mange-la, géline; ainsi encore la pâture donnée au mouton et qu'on appelle gobe-mouton, autrement dit: gobe cela, mouton; ainsi rendez-vous, c'està-dire, ce à propos de quoi l'on dit : rendez-vous-y.

Ces trois sortes d'ellipse, aussi naturelles l'une que l'autre, sont instinctives. Par une métaphore hardie, mais tout à fait dans le génie du peuple, celui-ci anime l'objet, lui prête vie, lui parle, le fait parler, ou suppose un interlocuteur avec lequel il en parle; et de tous ces dialogues spontanément imaginės, d'une manière consciente ou non, il ne reste que l'écho lointain dans la forme verbale du nom composé.

Quelle est l'origine de cette composition? Comme on la trouve en France et en Allemagne au moyen âge, l'on serait tenté d'y voir un emprunt du français ou, pour parler plus exactement, du roman à l'allemand. Le valaque, en effet, qui n'a eu aucune communication avec l'allemand, l'ignore. Mais l'ancien haut-allemand l'ignore également; elle ne se montre que dans le moyen haut-allemand, au xí° siècle 1. Or on la constate à une époque

1

Im deutschen treten eigennamen dieser art als dichterische und als wirkliche personennamen in grösserer ausdehnung fast zu gleicher zeit in urkunden und poetischen erzeugnissen des 13. und 14. jahrhunderts auf, nachdem sich bereits zu den uralten eigennamen noch solche gesellt hatten, welche nach ortsnamen gebildet oder von menschlichen beschäftigungen hergenommen waren. (Schulze: Imperalivisch gebildete substantiva dans l'Arch. de Herrig, 1868, p. 13.)

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