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les deux termes se sont soudés, comme les deux idées se sont réduites à l'unité; la forme et l'idée s'accordent. Dans arc-enciel, chef-d'œuvre, la soudure est moins parfaitement indiquée par le trait d'union. Dans pomme de terre rien n'indique extérieurement la juxtaposition, et cependant ce mot est bien un juxtaposé, puisqu'il a cessé de présenter à l'esprit cette idée complexe de << pomme (ou fruit semblable à une pomme) recueillie dans la terre » et ne donne plus que l'image simple et une du tubercule connu sous ce nom. C'est donc l'unité de l'image, qu'elle soit rendue visible ou non par l'orthographe, qui établit l'existence du juxtaposé. Cependant il faut reconnaître que, si ce critérium est précis, l'emploi en est des plus délicats. Puisque l'usage et le temps sont les seules forces qui agissent sur les locutions juxtaposées, et les amènent, de l'état complexe de locutions, à l'état simple de juxtaposés, la transformation ne peut se faire tout d'un coup; il est un moment où elles flottent entre les deux états, n'étant pas encore assez simples pour mériter le nom de juxtaposés, mais déjà trop simplifiées pour ne pas être considérées comme des locutions spéciales. Cet état neutre, bâtard doit être noté et désigné, et nous réservons le nom particulier de locutions juxtaposées aux expressions où nous le rencontrons. Mais cette distinction des locutions juxtaposées et des juxtaposés ne supprime pas toute difficulté, car ici tout dépend des appréciations personnelles, et celles-ci varient suivant l'emploi que chacun fait de ces mots. Le ferblanc n'est assurément plus pour personne du fer blanc; mais, si le blanc de céruse est encore du blanc fait avec de la céruse, pour les ouvriers qui fabriquent cette matière et se donnent le nom de blanc-de-cérusiers, la locution a dû passer à l'état de mot simple. Pour le Petit-Journal, le fait divers doit présenter une idée aussi simple que celle de Hautes-Études aux élèves de l'école qui porte ce nom. Pour les Bellétriens de Genève seuls, les belles-lettres se sont réduites à l'état d'unité, et le bémol était sans doute déjà pour le musicien un signe unique que le peuple y voyait encore un bé mol. Un sergent de ville, à mes yeux, est une unité simple, vivante, ayant pour caractère principal de se promener dans les rues revêtu d'un uniforme particulier. Mais un agent de police ne reste pour moi qu'un agent de la police. Pour un paysan, il est fort probable qu'un sergent de ville n'est qu'un sergent de la ville, qui garde la ville. On voit donc combien est délicate à déterminer la valeur exacte des juxtaposés. Pour quelques-uns,

ceux, entre autres, dont les termes composants sont soudés, le doute n'est pas permis; pour les autres, il faut se décider d'après des appréciations individuelles, chose toujours hasardeuse.

La réduction des deux idées à l'unité dans les composés et les juxtaposés se manifeste souvent par une modification apportée à la forme extérieure du mot. L'on exprime généralement le fait en disant que le déterminant et le déterminé se soudent en un mot unique; mais cette soudure se fait en vertu de lois spéciales qu'il est utile d'examiner. Ici l'accent joue un grand rôle.

Tant que les deux termes vivent de leur vie propre et gardent leur signification précise, ils conservent en même temps leur accentuation; et si l'accent du dernier mot est bien caractérisé, celui du premier, pour être un peu plus faible, n'en est pas moins sensible: sapeur-pompiér, pórte-cigáres 1. Mais si la fusion s'opère entre les deux termes, le premier perd peu à peu son accentuation propre, et, quand elle est totalement achevée, il ne reste plus d'accent que sur la dernière syllabe du dernier mot: piédestal, licoú, lundi. L'affaiblissement de l'accentuation ne correspond pas cependant exactement à l'affaiblissement de l'image, et telle expression juxtaposée s'est réduite à un simple juxtaposé, que l'accentuation est encore double. Assurément, dans pomme de terre, qui est un véritable juxtaposé, pomme n'a pas l'accent qu'il reçoit dans pomme d'acajou; néanmoins il se prononce avec un demi-accent encore assez sensible pour que, s'il fallût juger d'après lui, l'on fût tenté de voir encore dans pomme de terre une locution juxtaposée.

Voici d'autres exemples de cette contradiction de l'idée avec l'accentuation. Les composés suivants ont franchi la deuxième étape et sont arrivés à l'unité d'image, et cependant ont un demiaccent sur le premier terme :

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Il en est de même des juxtaposés qui suivent :

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Ces mots cependant sont pour l'esprit aussi simples que ces composés qui ont un accent unique :

licou

affaire à-compte cachenez

soucoupe

ou que ces juxtaposés dans lesquels l'accent second est tombé

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D'où vient cette différence? Nous disions plus haut que l'orthographe suit de loin les transformations de la pensée. On peut en dire autant ici de l'accentuation, quoiqu'elle entre dans la langue parlée et non dans la langue écrite. Le souvenir inconscient de l'étymologie, la longueur du second terme de la composition qui, parfois formé de deux syllabes, amène nécessairement un léger arrêt de la prononciation entre les deux termes composants, voilà les principales causes, ce nous semble, qui expliquent le maintien de l'accent, même après qu'il a perdu toute raison d'être. En disant le mot cassecou, on songe involontairement à casser, et l'on est amené à appuyer sur le mot ; dans porte-manteau, le second terme est trop long, pour dire tout d'une haleine le composé entier de là, division du mot en deux parties gardant chacune un accent plus ou moins marqué. Cependant, dans la langue populaire, la fusion des termes doit être plus rapide, parce qu'elle est étrangère à la cause la plus forte du maintien des deux accents: la préoccupation étymolo→ gique; et sans doute le peuple a réduit dans la prononciation à un accent unique quelques-uns des mots que nous citions tout à l'heure pourboire, cachenez, essuiemains, etc.

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La suppression du premier accent a pour résultat la réduction du mot composé à un mot unique. Cette réduction se soumet aux lois générales de la phonétique française. Il se produit en effet le plus souvent un choc entre les lettres finissant le premier mot et celles qui commencent le second; ainsi lie-cou donne liecou; plat-fond, platfond; non-obstant, nonobstant (prononcez non avec un son nasal); d'ór én avant, dorenavant (en avec un son nasal). Comment résoudre ces difficultés de prononciation? Ici, remarquons-le, le mot n'appartient plus à la classe des mots composés, mais à celle des mots simples; on peut donc et il faut lui appliquer les règles de la phonétique générale de la langue. Celle-ci ne souffre pas l'e muet après une voyelle

dans l'intérieur des mots; elle réduira donc le composé liecou et les juxtaposés diemanche, vraiement à licou, dimanche, vraiment, comme elle réduit ploierai, lierai (prononcez ploie-rai, li-e-rai), à ploîrai, lîrai (écrits ploierai, lierai). Elle supprimera le t de platfond, parce que de deux muettes consécutives la première disparaît toujours. Ainsi dubito devient dub'to, doute; sapidus, sap'dus, sade; aptus, ate, ade (dans malade). Dans nonobstant, dorénavant, etc., I'n perdra le son nasal qu'elle a dans non, dans en, parce que jamais n entre deux voyelles ne peut avoir le son nasal en français.

On peut étendre et développer ces exemples; ils suffisent à établir que, du jour où les mots composés et les locutions juxtaposées arrivent à perdre les accents propres à chacun des termes composants et se réduisent à un accent unique, ils deviennent des mots simples et se soumettent aux lois générales de la phonétique française, d'après lesquelles s'achève la soudure 1.

Celle-ci naturellement est plus ou moins complète suivant qu'elle remonte à une époque plus ou moins haute 2.

Toutefois l'antiquité de la composition n'est pas une condition essentielle de la soudure; car, d'abord, tel mot composé, devenu simple dans la vieille langue, a pu se rajeunir et reprendre la forme d'un mot composé à la première époque de son existence; exemple couvre-chef, qu'on trouve en vieux franç. écrit: queuvrechier, carrechie, etc., formes où les éléments composants se sont évidemment combinés en un mot unique. D'un autre côté, les conditions de soudure des mots varient avec la nature des sons qui les constituent. On voit tel mot simple subir des transformations phoniques qui le rendent méconnaissable: ainsi sacramentum, serment; d'autres, au contraire, se maintenir sans changement sensible dès les premiers temps de la langue jusqu'à

'L'exemple le plus frappant où l'on saisisse sur le fait l'action de ces lois est le juxtaposé dimanche, de diem dominicam ou mieux die dominica, qui devient le juxtaposé diedominica. Sous cette forme il arrive à se souder, et, comme mot simple, perd la protonique & et la post-tonique (diedminca, -enche), et le d du groupe dm (diemenche); d'où diemenche, dimanche. 2 On doit distinguer au moins quatre époques pour la formation des composés et des juxtaposés: 1. Epoque latine: Forum Julii Fréjus; 2. Epoque romane : lunæ dies = lundi ; 3. Epoque du moyen âge: hôtelDieu; 4. Époque moderne: timbre-poste. Les distinctions de dates ont leur importance, surtout pour la composition avec génitif.

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nos jours: ornamentum, ornement. Il en est de même des composés et des juxtaposés. Il est difficile de reconnaître ecce hic et quare dans ci et car. Le grec aрaboλý, passant par parabolari, aboutit à parler, mot simple aujourd'hui, s'il en fût ; mais orpiment et bisaiguë semblent nés d'hier, quoique aussi vieux que la langue. Or on ne niera pas que le maintien des formes et, par suite, des sens étymologiques ne soit un sérieux obstacle à la soudure des termes. Enfin, souvent l'un des éléments composants peut avoir une valeur assez considérable pour résister à toute fusion. On ne voit guère, par exemple, comment hôtel-Dieu, aujourd'hui cependant simple synonyme d'hospice, arriverait à se réduire à un mot unique. La soudure, but auquel tendent nécessairement composés et juxtaposés, n'est donc pas toujours la conséquence immédiate de la réduction à l'unité des termes composants. Nécessaire, inévitable logiquement, elle n'en est pas moins soumise à l'action de circonstances multiples qui peuvent en retarder ou en arrêter le progrès, et où il est impossible de déterminer une loi. Elle n'est donc, en somme, qu'un accident extérieur et secondaire; nous n'avons aucune distinction essentielle à établir entre les mots où on la con state et ceux qui ne la présentent pas, et l'unité de forme doit céder à l'unité de sens, l'unité physiologique à l'unité psychologique.

Pour résumer les observations qui précèdent, réduction à l'unité de la double image présentée par les deux termes, chute de l'accent second, fusion plus ou moins complète du déterminant et du déterminé en un mot unique, telles sont les transformations que peuvent subir les éléments que dans les composés combine l'ellipse et dans les juxtaposés unit l'usage. Une question reste encore à résoudre comment se groupent ces éléments? autrement dit, quelle est la place du déterminant par rapport au déterminé?

Nous avons vu plus haut que les noms composés sont de véritables définitions par genres et par espèces où l'un des termes précise, spécifie, en un mot détermine l'autre. C'est dire que le déterminant exprime dans l'objet la qualité, dans la substance le phénomène. Or, chez les intelligences encore neuves des peuples primitifs ou des enfants, ce qui dans l'objet frappe avant tout la pensée, c'est la qualité, le phénomène. De là vient que les noms communs à l'origine sont des adjectifs, et que dans la construction antique l'attribut généralement précède le sujet. Il est donc naturel que, dans les composés, ces propositions en raccourci,

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