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prendre sa place aujourd'hui parmi les suffixes, à côté de la terminaison iser. Les verbes en fier donnent lieu à diverses remarques.

Un trait propre au latin, et qui le distingue du grec, c'est qu'il est arrivé à former directement des composés asyntactiques ou thématiques avec un substantif et un verbe. Le grec fait λoyono:éw non de λόγος et de ποιέω, mais de λογοποιός; de même θεολογέω de θεολόγος, γεωμετρέω de γεωμέτρης, etc. Le latin, à l'origine, derivait également ses verbes de composés possessifs formés d'un substantif et d'un radical verbal à terminaison adjective. Magnificus (magni-fic-us), sacrificus, auspex (av-spec-s), etc., sont les composés thématiques d'où sont sortis magnificare, sacrificare, auspicari, etc. Plus tard une fausse analogie fit créer de véritables composés verbaux formés d'un substantif (ou d'un adjectif) et du verbe fictif *ficare. L'erreur alors devenant loi, ainsi est née cette série de verbes en ficare qui ne sont point dérivés d'adjectifs en icus: significare, amplificare, ædificare, sanctificare, ludificari, lætificare, purificare, turpificare (Cicér.), etc., série qui a pris une extension considérable dans le latin de la décadence: mirificare (Hieron.), auctificare (Arnob., sens de amplificare), beatificare (August., Hieron.), candificare (August.), glorificare (Tertull.), vivificare (Prudent.), etc., et s'est largement développée dans les langues romanes, témoin pour le français les mots suivants : amplifier (du latin), barbifier, béatifier, bonifier, certifier, clarifier, crucifier1, déifier, diversifier, dulcifier, édifier (lat.), falsifier, fortifier, glorifier (lat.), gratifier, identifier, justifier (lat. ?), lénifier, magnifier, modifier (lat.), mortifier, mystifier, ossifier, pacifier (lat.), personnifier, pétrifier, purifier (lat.), qualifier, ramifier, ratifier, rectifier, sacrifier, sanctifier (lat.), scarifier, signifier (lat.), vérifier, versifier, vivifier (lat.), etc. Ces composés, presque tous entrés dans la langue commune, sont à la fois de formation savante et d'origine populaire 2. Le vieux français, en effet, transformait ificare en efier; magnefier, senefier (signifier),

De crucifigere, transformé par une analogie inexacte et à contre-sens en crucificare.

2 Cependant, dans ces vers de Molière, le composé est de formation toute populaire : « Cette infâme, Dont le coupable feu trop bien vérifié Sans respect ni demi nous a cocufié » (Sgan., sc. XVI). Cf. ce mot dù également à Molière : « Non, vous serez, ma foi, tartuffiée » (Tart., II, 3), où le suffixe fier se confond avec la terminaison de tartuffe.

certefier, acertefier, etc.; en rajeunissant les mots de la vieille langue, on a fait reparaître la voyelle brève atone i de i ficare; mais la terminaison fier (ficare) était devenue trop populaire pour qu'on pût la rapprocher du latin et la transformer en fiquer (cf. aurifique et aurifier, non aurifiquer; pacifique et pacifier, non pacifiquer, etc.); on l'a donc conservée, et fait servir à des composés savants: sanctifier (sancti-ficare, non saintefier). La condition de la formation de ces mots est donc celle qui régit, comme nous le verrons plus loin, la formation savante, à savoir la reconstruction du type latin; ce type, ici, est conservé, excepté dans la terminaison icare qui devient la terminaison populaire ier.

Nous n'avons pas cité parmi les composés en fier les verbes qui ont éfier au lieu de ifier: torréfier, liquéfier, raréfier, etc.; la formation en est un peu différente.

Le latin, à côté de ses composés asyntactiques en ficare, pouvait former des juxtaposés syntactiques avec facere et un nom neutre archaïque en es, devenu ē (plus tard ě): calefacere, arefacere, etc., que l'on trouve parfois décomposés avec accentuation des deux termes. Corssen (II, 2, p. 887) cite facit are (Lucrèce, VI, 962); ferve bene facito (Caton, R. R., 47, 157); consue quoque faciunt (Varr., R. R., II, 9). L'analogie développa cette composition: commonefacio, expergefacio, fervefacio, labefacio, liquefacio, madefacio, patefacio, putrefacio, rarefacio, rubefacio, timefacio, torrefacio, tremefacio, etc. Ces verbes faisaient au passif commonefio, expergefio, etc. La similitude de forme entre ces passifs et les verbes en fier amena à les rapprocher les uns des autres; et quand on emprunta les verbes en facere au latin, au lieu de les transformer en faire (liquefacere liquefaire), on en fit, sous la double influence du passif et de ficare, des verbes en fier (liquéfier). Seul l'accent aigu de l'é rappelle la forme originelle (liqu-e-facere liqu-é-fier). Ces verbes en éfier sont donc des verbes de formation savante et qu'une assimilation erronée a fait revêtir d'une terminaison populaire.

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Parmi les juxtaposés latins de cette classe, il en est un, calefacere, qui s'est transformé peu régulièrement en roman. Les Latins disaient déjà cal facere, qui aurait dû devenir chauffaire; les peuples romans dirent calfare, d'où chauffer (ital. calfare, prov. calfar).- L'espagnol ignore ce composé et dit calentar.

SIXIÈME SECTION.

SUBSTANTIFS COMPOSÉS D'UN VERBE A L'IMPÉRATIF
ET D'UN COMPLÉMENT.

Composition par phrases. — Type: portefeuille.

I.

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Si la perfection de la composition consiste dans l'étendue de l'ellipse, le premier rang doit être donné à la composition par phrases. Vraiment populaire et d'une grande fécondité, elle a fourni au dictionnaire plus d'un millier de mots presque tous expressifs et de forme pittoresque. On ne peut que regretter l'injuste dédain dans lequel la tient la langue littéraire ; et si celleci lui reproche à tort ou à raison un certain manque de noblesse et d'élégance, elle pourrait heureusement la mettre à profit et s'enrichir d'expressions naïves, simples et imagées. Cette composition a un intérêt spécial, celui qui s'attache aux questions pendantes; car elle présente un problème qui a reçu des solutions diverses et par suite n'a pas encore été absolument résolu. Quel est le temps du verbe dans ces composés ? un impératif, deuxième personne ? un présent de l'indicatif, troisième personne? un thème verbal pur et simple, sans indication de temps ni de personne? Autant d'hypothèses qui doivent être reprises et discutées.

La composition par phrases se retrouve dans toutes les langues romanes, le valaque excepté, dans les langues germaniques et dans les langues slaves. Inconnue à l'ancien haut allemand, à l'anglo-saxon, au gothique et au vieux norois, elle fait également défaut au sanscrit, au zend 1, au grec et au latin. Ce que l'on peut trouver de plus semblable dans les langues classiques, ce seraient les composes grecs comme ἀγέλαος, φερέκαρπος, Στησίχορος, οὐ quelques philologues ont voulu voir une composition avec l'impératif 2, ou les composés latins auspex, artifex, etc.,

S'il faut en juger par ce qui nous reste de cette langue. Cependant le persan moderne la connaît partiellement. Voir plus loin, p. 156, n. 2. 2 Par exemple, J. Grimm (Deutsche Gramm., II, p. 976 et sqq.), Weissenborn (De adjectivis compositis Homericis; Halis, 1865). — C'est trèsdouteux. Diverses hypothèses ont été émises sur la nature du premier terme dans ces composés; elles sont réunies et discutées dans l'étude de V. Clemm: De compositis græcis quæ a verbis incipiunt (Gissæ, 1867).

qui sont formés d'un thème nominal: av-, arti-, et d'un thème verbal à terminaison adjective: spec-s, fec-s 1.

Nous nous restreignons au français, invoquant seulement en cas de besoin le témoignage des autres langues, et nous abordons immédiatement la question du temps du verbe.

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Trois hypothèses, avons-nous dit, peuvent être faites celles d'un thème verbal, d'un impératif ou d'un indicatif. Pour décider entre elles, il n'y a qu'à se référer aux exemples. Mais, avant d'aborder la discussion, un point est à établir: c'est que les exemples peuvent être indistinctement pris parmi les composés qui offrent un verbe accompagné d'un régime indirect, ou d'un vocatif, ou d'un autre verbe. Quelle que soit la forme sous laquelle se présente un composé dont le premier terme est un verbe, le procédé de formation est partout le même. Supposons en effet que l'on ait l'indicatif présent. Un boute-feu est celui qui met le feu; un boute-en-train est celui qui met les autres en train; un boute-hors est ce qui met [un des deux joueurs] hors, à la porte 2. Le sous-entendu commun à tous ces mots sera: celui qui (boute, qui met), le régime pouvant être direct: celui qui met le feu; indirect: celui qui met en train; circonstanciel celui qui met dehors. Le régime n'est donc que secondaire; l'idée essentielle de la composition consiste dans le sous-entendu indiqué par boute, et si même le verbe isolé pouvait suffire à exprimer la pensée, on se passerait de régime. Or le même raisonnement peut s'appliquer à l'impératif; celui à qui l'on dit boute le feu, ou boute en train, ou boute hors, ou (si cette forme se rencontrait) simplement boute 3. De même pour l'hypothèse d'un thème verbal. Partout dans ces composés, l'idée essentielle est celle qu'exprime le verbe. Le complément n'apporte qu'une idée secondaire, nécessaire, il est vrai, pour le sens, mais qui ne modifie pas l'esprit

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' Quelques-uns de ces composés ont passé en français: par exemple, ossifraga, orfraie; solsequium, souci (fleur); sanguisuga, sansugue (dans Raschi, au xie siècle; sangsue est une forme refaite partiellement).

2 Ancien jeu analogue à celui que les enfants appellent le roi détrôné. 3 Il y a des exemples de l'emploi de l'impératif pur et simple. Ainsi l'italien vada transporté en français sous la forme vade et auquel correspond, pour le sens et pour la forme, le substantif français le va. On comprend que ces formations doivent être très-rares, l'impératif ainsi isolé n'ayant pas assez de corps pour former un mot; aussi, dans les mots de ce genre, la langue a-t-elle préféré soit de redoubler l'impératif (tournevire, passe-passe, etc.), soit de lui adjoindre un vocatif (va-lout, etc.). Voir plus bas. Rappelons toutefois l'impératif tiens dans le proverbe : « Un bon TIENS Vaut mieux que deux tu l'auras ».

de la composition. Par conséquent, nous pouvons embrasser dans un même examen tous les composés que nous rencontrons, quelle que soit la nature du complément du verbe.

Ceci posé, arrivons à l'étude des formes. Les quatorze quinzièmes des composés français sont formés de verbes de la première conjugaison au singulier, avec complément sans déterminatif, tels que porte-manteau, tire-botte, garde-manger, etc. Il n'y a rien à en conclure pour l'une ou l'autre des hypothèses. Il faut donc se décider d'après des cas particuliers, c'est-à-dire d'après une faible minorité. On ne peut objecter que c'est là induire du moins au plus; car si d'un côté l'on fixe la nature du temps des verbes dans ces cas spéciaux, comme de l'autre on ne peut rien affirmer sur ceux de la première conjugaison pris à part, et que des deux côtés le procédé de formation est au fond identique, il faudra évidemment attribuer aux derniers le temps des premiers.

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Or, voici une série de formes françaises ou latines 1 dans lesquelles il est impossible de méconnaître l'impératif.

Le plus ancien exemple certain que je connaisse de cette composition se trouve dans le document connu sous le nom de Testament d'Abbon, texte du commencement du IXe siècle 2 : c'est un nom de lieu, Tenegaudia 3. Je relève dans divers cartulaires latins les noms suivants: Beroldus Firma ussum ou hostium, Hugo de Canta Raina 5, Pendelupum (nom de lieu) 6, Bermundus Trenca vias 7, Pontius Trenca sacos 8, Aicardus Trencanovas 9, Stephanus Porta poma 10, Villelmus Pulsa

Les formes latines sont aussi concluantes que les formes françaises; pour traduire le verbe par un impératif latin, il faut avoir le sentiment très-net de la présence d'un impératif en français.

2 Ce texte a été souvent publié : d'Achery, Spicilegium, IV, 540; Mabillon, De re diplomatica, 2e éd., p. 507; cf. p. 617; Muratori, Rer. italic. script., 11, 11, 744; Dom Bouquet, V, 770; Marion, Cartul. de Grenoble, 103.

3 Marion, Cartul. de Grenoble, p. 110: Casalis in tenegaudia. Ce nom paraît singulier; mais on en trouve d'analogues, par exemple Portegoie. (charte de 1235, dans Merlet et Moustié, Cartul. des Vaux de Cernay).

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Guérard, Carlul. de Saint-Père de Chartres, 580, 582 (texte du x1a siècle). Id., ibid., p. 338; circa 1101.

<«< Locus ubi dicitur Pendelupum » (Marion, Cartul. de Gren., 123; circa 1080). Cette tournure ubi dicitur est caractéristique; c'est une analyse très-claire et très-précise de la construction avec l'impératif, qui nous donne la clef de la formation de tous les noms de lieux analogues: Chanteraine, Chante-pie, etc. A la p. 118, on trouve la construction habituelle: « locus qui vocatur Pendelupum. »

Guérard, Cartul. de Saint-Victor de Marseille, 61; sæculo x1.

8 Id., ibid., 122; sæculo XI.

a Id., ibid., 380; circa 1060.

10 Grasilier, Cart. de N.-D, de Saintes, 165; sans date; cf. pag. suiv., n. 7.

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