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DE LA

FORMATION DES MOTS COMPOSÉS

EN FRANÇAIS.

CHAPITRE I.

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.

La différence essentielle entre la composition romane et la composition ancienne, c'est que la première combine des mots, la seconde des themes. Dans ίππο-κράτης, γεωγραφία, ημικρανία, dans silvi-col-a, largi-flu-us, angui-man-us, on ne trouve que des radicaux nus, dépouillés de toute flexion, et suivis seulement d'une terminaison qui donne au composé son unité et son individualité. Aucun lexique ne cite comme mots, inno, YEW, hu, silvi, largi, angui, pas plus que xpat, ypap, xpav, col, flu, man. Le roman, au contraire, combine des termes qui généralement ont une existence propre. Beccafico, mordigellina, arrière-cour, terre-noix se décomposent en becca, mordi, deux impératifs, en fico, gellina, cour, terre, noix, tous substantifs, en arrière, adverbe. Les langues néo-latines connaissent bien quelques compositions de radicaux, mais c'est l'exception, et l'on peut dire que le système antique et le système moderne présentent deux caractères entièrement opposés ; moins opposés cependant en réalité qu'ils ne le paraissent à première vue; car ils reposent en somme sur un principe supérieur en qui ils trouvent leur raison d'être, l'ellipse. Dans la composition ancienne, en effet, le thème représente l'idée sous sa forme la plus générale et la plus abstraite; c'est la notion vague et indéterminée du phénomène, action, qualité,

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substance. Deux thèmes combinés ne peuvent mettre en commun que leurs abstractions; la terminaison seule du composé, lui imprimant son caractère propre de nom, ou d'adjectif ou de verbe, guide l'esprit dans le sens qu'il doit donner aux idées complexes et synthétiques présentées par les deux radicaux. De la sorte la composition thématique, sous-entendant un nombre considérable d'idées accessoires, est éminemment elliptique; et l'on peut dire que son trait dominant consiste précisément dans l'étendue de l'ellipse, dans le nombre d'idées ou d'images qu'il éveille dans la pensée.

Que la composition thématique soit, comme il est vraisemblable de le croire, le débris d'une construction primitive, qui ne connaissait pas les flexions et les cas, l'on peut toujours dire que l'absence des flexions est le signe extérieur de l'ellipse, et qu'aux idées sous-entendues correspondent des terminaisons significatives supprimées. A ce point de vue, la composition antique n'apparaît plus comme si différente de la composition moderne, ou du moins de la composition romane.

Celle-ci, en effet, repose également sur l'ellipse. Si la notion de thème, avec la chute des flexions casuelles, a à peu près entièrement disparu des langues néo-latines, si celles-ci ne se trouvent plus, pour ainsi dire, qu'en présence de mots, de parties de discours déterminées, la composition, pour se modifier dans sa forme extérieure, n'en reste pas moins ce qu'elle était dans les langues anciennes, une expression synthétique, éveillant dans la pensée plus d'idées que les parties qui la forment n'en peuvent fournir, prises chacune en elle-même. L'ellipse y reste toujours le caractère fondamental, bien plus, le caractère unique. Et même, à un certain point de vue, comme là elle est moins visible que dans la composition thématique, où l'absence de flexion la signale, devenue plus intime, plus secrète, plus complètement logique, elle semble gagner en étendue et en force.

Si telle est l'essence de la composition romane, il suit de là une distinction entre la composition proprement dite et cette composition purement apparente qu'on nomme la juxtaposition. L'ellipse seule, par une dérogation à la construction ordinaire de la syntaxe, explique des formations comme ÞлÃOS, Todoxns, timbre-poste, vermoulu, salvadanajo, qui toutes se résolvent en périphrases plus ou moins développées : qλov íññous, módas wиús, timbre de poste, des vers moulu, che salva i danaj. Tout autre est le procédé qui consiste à créer

des mots comme Διόσκουροι, τρισκαίδεκα, Νεάπολις, comme Forum Julii, respublica, quamobrem, comme Città- Vecchia, chefd'œuvre, bienheureux, bout-rimé. Ici il y a simple juxtaposition de termes plus ou moins bien soudés entre eux, sans que la syntaxe ait à subir quelque altération. C'est le même procédé qu'on rencontre dans Aios лaïs, Forum Trajani, maître d'école, mal disposé, etc., où l'on ne s'avisera jamais de voir l'ombre d'une composition. On voit donc en quoi la juxtaposition diffère de la composition. Pour les caractères extérieurs, celle-ci varie de forme dans les langues anciennes et dans les langues modernes; celle-là conserve partout le même caractère. A:ócxcupo! et quamobrem peuvent se comparer à gendarme et à dorénavant; Neárokig et Jovisglans à Città- Vecchia et à barba de Aaron. Pour l'esprit même de la formation, la juxtaposition n'est qu'une simple réunion de termes rapprochés par les hasards de l'usage; la composition est une union intime de mots dont le rapprochement a sa raison d'être dans l'ellipse. Dans la première, le nom composé n'offre pas plus d'idées à l'analyse que chacun des termes qui la composent; dans la seconde, il offre une idée nouvelle que l'on ne pourrait retrouver dans les éléments pris à part. La première, si je puis me servir de cette expression, est un mélange; la seconde est une combinaison.

La juxtaposition décompose les idées, indique, quand il y a lieu, les rapports à l'aide de particules, et recourt à l'analyse. La composition groupe dans une unité simple des idées qui se présentaient naturellement séparées, et procède par voie de synthèse. D'un autre côté, la composition est un instrument de formation de mots bien caractérisé, qui se distingue nettement des autres procédés de formation, et par suite peut prendre place à côté d'eux. La juxtaposition n'a rien de spécial ni de déterminé. Comme elle n'est autre chose qu'une réunion de mots faite d'après les règles les plus élémentaires de la syntaxe, seule la plus ou moins apparente fixité que l'usage donnera à l'un ou à l'autre de ces groupements y fera reconnaître un juxtaposé. La composition existe du jour même où les éléments composants sont mis en présence et par l'ellipse combinés ensemble. La juxtaposition doit son existence au temps.

Si le temps, l'usage seul agit pour créer les juxtaposés, à partir de quel moment arrivent-ils à l'existence? Cette question est aussi importante que délicate à résoudre. Mais, avant de l'aborder, nous sommes obligé d'entrer dans quelques considérations sur la transformation des sens dans les mots.

Il n'est point d'objets simples dans la nature. Chaque chose se présente à nous avec un ensemble de qualités diverses dont l'une plus saillante 1 est choisie pour dénommer la chose. Celleci est ainsi désignée par l'une de ses parties dont le nom éveille dans la pensée non pas seulement l'image de cette partie, mais l'image totale de l'objet, phénomène remarquable qui se relie étroitement à celui de l'association des idées et qui est le fait dominant de la succession des sens dans les mots.

A l'origine le mot a une valeur significative; mais son sens propre se perd peu à peu, et il devient le représentant exact de l'objet signifiė. De nos jours, fleuve, neige font revivre à nos yeux, dans toute leur étendue, les images sensibles des objets désignés par ces noms. Primitivement fleuve était « ce qui coule » (fluere); neige, « la chose humide » (sanscrit snih, être humide, auquel se ramènent nix, viget, l'angl. snow, l'all. schnee, l'anc. h.-all. sneo, le goth. snaivs). Le mot a donc d'abord désigné une qualité que l'esprit jugeait alors fondamentale, pour finir, le sens étymologique se perdant, par représenter l'objet dans sa totalité. Exprimant une qualité, c'était un adjectif; désignant ensuite un ensemble de qualités, une substance, il est devenu substantif.

Ce procédé de l'esprit, dans le développement du sens des mots, se retrouve naturellement dans la formation des noms composes; mais l'objet se présente ici sous un double aspect, avec deux qualités saillantes, l'une générale, l'autre spéciale, qui le caractérisent. Le nom devient alors une sorte de définition per proximum genus et differentiam. Dans chou-fleur, gendarme, portefeuille, il y a le genre: chou, gens, ce qui porte2, que détermine l'espèce fleur, arme, feuille; c'est pourquoi l'on donne au genre le nom de déterminé et à l'espèce le nom de déterminant 3. Dans ces sortes de mots, le substantif éveille donc une double image, et c'est en quoi ils diffèrent des mots simples, où l'on retrouve bien un déterminant, l'adjectif, mais où le déterminé s'annule en se réduisant à la notion la plus

1 Pour l'esprit du moins. Qu'est-ce qui fait qu'il est plus frappé de telle qualité que de telles autres? qu'est-ce qui détermine ce choix exclusif dans la dénomination des choses? Problème obscur, qui pénètre au fond des secrets de l'intelligence humaine et dont on ne peut même encore entrevoir la solution.

2 Voir Préface, p. 4, note.

En allemand grundwort (mot fondamental, déterminė), bestimmungsworl (mot de détermination, déterminant).

vague et la plus générale d'être 1. Mais bientôt, comme dans les substantifs ordinaires, la double idée qui se présentait à l'esprit s'efface graduellement devant une idée supérieure qui est celle de l'objet dans toute l'étendue de ses qualités; et de même que le substantif simple, en perdant sa signification étymologique, finit par correspondre entièrement à l'idée de l'objet, de même, dans les composés, le déterminant et le déterminé disparaissent pour ne faire place qu'à une seule image. Le composé est devenu simple.

De ce principe découle une importante conséquence pour l'étude des juxtaposés et des composés.

Comme la composition repose sur un fait précis et facile à constater, un sous-entendu, elle date de l'instant même où les deux termes composants sont mis en rapport l'un avec l'autre : d'où vient que l'existence des mots composés comprend deux époques distinctes, celle où déterminants et déterminés vivent de leur vie propre, et celle où ces deux termes s'évanouissent dans une unité supérieure; autrement dit, celle où les composés se reconnaissent comme composés et celle où ils deviennent simples pour l'esprit. Par exemple, licou, mot composé qui s'explique par une ellipse: ce qui lie le cou, a vécu d'abord comme composé, résoluble pour l'esprit en lie et cou; puis la double idée donnée par les deux mots s'est réduite à une seule, celle qu'indique actuellement le substantif licou. Mais les juxtaposés ne connaissent que la dernière de ces deux époques; car tant que le déterminant et le déterminé ont conservé leur valeur propre, ils n'ont pas plus le caractère de juxtaposes que toute autre réunion du même genre formée sans cesse ni fin par l'activité journalière du langage. Ce n'est que du jour où les - deux termes, perdant leur signification spéciale, ont cessé de désigner les deux qualités saillantes de l'objet pour devenir le représentant exact et complet de cet objet, que le mot devient en même temps juxtaposé. Tel est l'important critérium auquel on reconnaît l'existence d'un juxtaposé. Mais l'unité peut s'être faite dans l'idée sans qu'elle existe pour cela dans la forme orthographique. L'orthographe en général suit de très-loin les transformations de la pensée. Dans piédestal, gendarme, plafond,

'Ainsi, dans les exemples cités plus haut, fluvius, nix, le déterminé est ce, chose (ce qui coule, la chose humide), tout ce qu'il y a de plus vague et de plus général.

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