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errante, devra-t-on conclure que cette abeille est dans l'état de pure nature, et que celles: qui travaillent en société dans la ruche ont dégénéré ?

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Tout animal n'a-t-il pas son instinct irrésistible auquel il obéit nécessairement? Qu'estce que cet instinct? l'arrangement des organes dont le jeu se déploie par le temps. Cet instinct ne peut se développer d'abord, parce que les organes n'ont pas acquis leur plénitude *).

Ne voyons-nous pas en effet que tous les animaux, ainsi que tous les autres êtres, exécu tent invariablement la loi que la nature donne à leur espèce? L'oiseau fait son nid, comme les astres fournissent leur course, par un principe qui ne change jamais. Comment l'homme seul aurait-il changé? S'il eût été destiné à vivre solitaire comme les autres animaux carnassiers, aurait-il pu contredire la loi de la

* Leur pouvoir est constant, leur principe est divin; Il faut que l'enfant croisse avant qu'il les exerce; Il ne les connait pas sous la main qui le berce. Le moineau, dans l'instant qu'il a reçu le jour, Sans plumes, dans son nid, peut-il sentir l'amour? Le renard en naissant va-t-il chercher sa proie? Les insectes changeants qui nous filent la soie, Les essaims bourdonnants de ces filles du ciel Qui pétrissent la cire et composent le miel, Sitôt qu'ils sont éclos forment-ils leur ouvrage? Tout s'accroît par le temps, tout mûrit avec l'âge. Chaque être a son objet; et, dans l'instant marqué, Marche, et touche à son but par le ciel indiqué.

Poëme de la loi naturelle, part. II.

nature jusqu'à vivre en société? et s'il était fait pour vivre en troupe, comme les animaux de basse-cour et tant d'autres, eût-il pu d'abord pervertir sa destinée jusqu'à vivre pendant des siècles en solitaire? Il est perfectible; et de là on a conclu qu'il s'est perverti. Mais pourquoi n'en pas conclure qu'il s'est perfectionné jusqu'au point où la nature a marqué les limites de sa perfection?

Tous les hommes vivent en société : peut-on en inférer qu'il n'y ont pas vécu autrefois? n'est-ce pas comme si l'on concluait que si les taureaux ont aujourd'hui des cornes, c'est parce qu'ils n'en ont pas toujours eu?

L'homme, en général, a toujours été ce qu'il est cela ne veut pas dire qu'il ait toujours eu de belles villes, du canon de vingtquatre livres de balle, des opéras comiques et des couvents de religieuses. Mais il a toujours eu le même instinct, qui le porte à s'aimer dans soi-même, dans la compagne de son plaisir, dans ses enfants, dans ses petitsfils, dans les œuvres de ses mains.

Voilà ce qui jamais ne change d'un bout de l'univers à l'autre. Le fondement de la société existant toujours, il y a donc toujours eu quelque société; nous n'étions donc point faits pour vivre à la manière des ours.

On a trouvé quelquefois des enfants égarés dans les bois, et vivant comme des brutes'; mais on y a trouvé aussi des moutons et des pies; cela n'empêche pas que les oies et les moutons ne soient destinés à vivre en troupeaux.

Il y a des fakirs dans les Indes qui vivent seuls, chargés de chaînes. Oui; et ils ne vivent ainsi qu'afin que les passants, qui les admirent, viennent leur donner des aumônes. Ils font, par un fanatisme rempli de vanité, ce que font nos mendiants de grands chemins, qui s'estropient pour attirer la compassion. Ces excréments de la société humaine sont seulement des preuves de l'abus qu'on peut faire de cette société.

Il est très-vraisemblable que l'homme a été agreste pendant des milliers de siècles, comme sont encore aujourd'hui une infinité de paysans. Mais l'homme n'a pu vivre comme les blaireaux et les lièvres.

Par quelle loi, par quels liens secrets, par quel instinct, l'homme aura-t-il toujours vécu ên famille sans le secours des arts, et sans avoir encore formé un langage? C'est par sa propre nature, par le goût qui le porte à s'unir avec une femme; c'est par l'attachement qu'un Morlaque, un Islandais, un Lapon, un Hottentot, sent pour sa compagne, lorsque son ventre, grossissant, lui donne l'espérance de voir naître de son sang un être semblable à lui; c'est par le besoin que cet homme et cette femme ont l'un de l'autre, par l'amour que la nature leur inspire pour leur petit dès qu'il est né, par l'autorité que la nature leur donne sur ce petit, par l'habitude de l'aimer, par l'habitude que le petit prend nécessairement d'obéir au père et à la mère, par les secours qu'ils en reçoivent dès qu'il a cinq

ou six ans, par les nouveaux enfants que font cet homme et cette femme; c'est enfin parce que, dans un âge avancé, ils voient avec plaisir leurs fils et leurs filles faire ensemble d'autres enfants qui ont le même instinct que leurs pères et leurs mères.

Tout cela est un assemblage d'hommes bien grossiers, je l'avoue; mais croit-on que les charbonniers des forêts d'Allemagne, les habitants du nord, et cent peuples de l'Afrique, vivent aujourd'hui d'une manière bien différente?

Quelle langue parleront ces familles sauvages et barbares? elles seront sans doute très-long-temps sans en parler aucune; elles s'entendront très-bien par des cris et par des gestes. Toutes les nations ont été ainsi des sauvages, à prendre ce mot dans ce sens; c'est-à-dire qu'il y aura eu long-temps des familles errantes dans les forêts, disputant leur nourriture aux autres animaux, s'armant contre eux de pierres et de grosses branches d'arbres; se nourrisant de légumes sauvages, de fruits de toute espèce, et enfin d'animaux mêmes.

Il y a dans l'homme un instinct de mécanique, que nous voyons produire tous les jours de très-grands effets dans des hommes forts grossiers. On voit des machines in. ventées par les habitants des montagnes du Tyrol et des Vosges, qui étonnent les savants. Le paysan le plus ignorant sait partout remuer les plus gros fardeaux, par le secours

du levier, sans se douter que la puissance, faisant équilibre, est au poids comme la distance du point d'appui à ce poids est à la distance de ce même point d'appui à la puissance. S'il avait fallu que cette connaissance précédât l'usage des leviers, que de siècles se seraient écoulés avant qu'on eût pu déranger une grosse pierre de sa place!

Proposez à des enfants de sauter un fossé: tous prendront machinalement leur secousse, en se retirant un peu en arrière, et courront ensuite. Ils ne savent pas assurément que leur force, en ce cas, est le produit de leur masse multiplié par leur vitesse.

!

Il est donc prouvé que la nature seule nous inspire des idées utiles qui précèdent toutes nos réflexions. Il en est de même dans la morale. Nous avons tous deux sentiments qui sont le fondement de la société, la commisération, et la justice. Qu'un enfant voie déchirer son semblable, il éprouvera des angoisses subites; il les témoignera par ses cris et par ses larmes; il secourra, s'il peut, celui qui souffre

!

Demandez à un enfant sans éducation, qui commencera à raisonner et à parler, si le grain qu'un homme a semé dans son champ lui appartient, et si le voleur qui en a tué le propriétaire a un droit légitime sur ce grain, vous verrez: si l'enfant ne répondra pas comme tous les législateurs de la terre.

Dieu nous a donné un principe de raison universelle, comme il a donné des plumes

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