Page images
PDF
EPUB

à croire qu'il y eut quelque religion, quelque espèce de culte grossier. Les hommes, alors uniquement occupés du soin de soutenir leur vie, ne pouvaient remonter à l'auteur de la vie; ils ne pouvaient connaître ces rapports de toutes les parties de l'univers, ces moyens et ces fins innombrables qui annoncent aux sages un éternel architecte.

La connaissance d'un Dieu, fermateur, rémunérateur et vengeur, est le fruit de la raison cultivée.

Tous les peuples furent donc pendant des siècles, ce que sont aujourd'hui les habitants de plusieurs côtes méridionales de l'Afrique, ceux de plusieurs îles, et la moitié des Américains. Ces peuples n'ont nulle idée d'un Dieu unique, ayant tout fait, présent en tous lieux, existant par lui-même dans l'éternité. On ne doit pas pourtant les nommer athées dans le sens ordinaire, car ils ne nient point l'Etre suprême: ils ne le connaissent pas; ils n'en ont nulle idée. Les Cafres prennent pour protecteur un insecte, les nègres un serpent. Chez les Américains, les uns adorent la lune, les autres un arbre; plusieurs n'ont absolument aucun culte.

Les Péruviens, étant policés, adoraient le soleil. Ou Manco - Capac leur avait fait ac eroire qu'il était le fils de cet astre, ou leur raison commencée leur avait dit qu'ils de vaient quelque reconnaissance à l'astre qui anime la nature.

Pour savoir comment tous ces cultes ou

ces superstitions s'établirent, il me semble qu'il faut suivre la marche de l'esprit humain abandonné à lui-même. Une bourgade d'hommes presque sauvages voit périr les fruits qui la nourrissent; une inondation détruit quelques cabanes: le tonnerre leur en brûle quelques autres. Qui leur a fait ce mal? ce ne peut être un de leurs concitoyens; car tous ont également souffert: c'est donc quelque puissance secrète; elle les a maltraités, il faut donc l'apaiser. Comment en venir à bout? en la servant comme on sert ceux à qui on veut plaire, en lui faisant de petits présents. Il y a un serpent dans le voisinage, ce pourrait bien être ce serpent: on lui offrira du lait près de la caverne où il se retire; il devient sacré dès lors; on l'invoque quand on a la guerre contre la bourgade voisine, qui, de son côté, a choisi un autre protecteur.

D'autres petites peuplades se trouvent dans le même cas; mais n'ayant chez elles aucun objet qui. fixe leur crainte et leur adoration, elles appelleront en général l'être qu'elles soupçonnent leur avoir fait du mal, le Maître, le Seigneur, le Chef, le Dominant.

Cette idée, étant plus conforme que les autres à la raison commencée, qui s'accroît et se fortifie avec le temps, demeure dans toutes les têtes quand la nation est devenue plus nombreuse. Aussi voyons-nous que beaucoup de nations n'ont eu d'autre Dieu que le Maître, le Seigneur. C'était Adonaï

chez les Phéniciens; Baal, Melkom, Adad, Sadaï, chez les peuples de Syrie. Tous ces noms ne signifient que le Seigneur, le Puis

sant.

Chaque état eut donc, avec le temps, sa divinité tutélaire, sans savoir seulement ce que c'est qu'un Dieu, et sans pouvoir ima giner que l'état voisin n'eût pas, comme lui, un protecteur véritable. Car, comment penser, lorsqu'on avait un seigneur, que les autres n'en eussent pas aussi? Il s'agissait seule. ment de savoir lequel de tant de maîtres, de seigneurs, de dieux, l'emporterait, quand les nations combattraient les unes contre les

autres.

Ce fut la sans doute l'origine de cette opi. nion si généralement et si long-temps répan due, que chaque peuple était réellement protégé par la divinité qu'il avait choisie. Cette idée fut tellement enracinée chez les hommes, que, dans des temps très-postérieurs, vous voyez Homère fairé combattre les dieux dé Troie contre les dieux des Grecs, sans laisser soupçonner en aucun endroit que ce soit une chose extraordinaire et nouvelle. Vous voyez Jephté, chez les Juifs, qui dit aux Ammonites: »Ne possédez-vous pas de droit ce que »votre seigneur Chamos vous a donné? Souff »rez donc que nous possédions la terre que »notre seigneur Adonai nous a promise.<<

Il y a un autre passage non moins fort; c'est celui de Jérémie, chapitre XLIX, verset 1, où il est dit: Quelle raison a eùe le

[ocr errors]

seigneur Melkom pour s'emparer du pays de Gad?«. H est clair, par ces expressions, que les Juifs, quoique serviteurs d'Adonai, reconnaissaient pourtant le seigneur Melkom et le seigneur Chamos.

Dans le premier chapitre des Juges vous trouverez que »le Dieu de Juda se rendit maître des montagnes, mais qu'il ne put »vaincre dans les vallées.« Et au troisième livre des Rois, vous trouvez chez les Syriens l'opinion établie que le Dieu des Juifs n'était que le Dieu des montagnes.

Il y a bien plus. Rien ne fut plus commun que d'adopter les dieux étrangers. Les Grecs reconnurent ceux des Egyptiens; je ne dis pas le boeuf Apis et le chien Anubis, mais Ammon et les douze grands dieux. Les Romains adorèrent tous les dieux des Grecs. Jérémie, Amos et saint Etienne nous assurent que dans le désert, pendant quarante années, les Juifs ne reconnurent que Moloc, Rempham ou Kium; qu'ils ne firent aucun sacrifice, ne présentèrent aucune offrande au dieu Adonaï, qu'ils adorèrent depuis. H est vrai que le Pentateuque ne parle que du veau d'or, dont aucun prophète ne fait mention; mais ce n'est pas ici le lieu d'éclaircir cette grande difficulté: il suffit de révérer également Moïse, Jérémie, Amos et saint Étienne, qui semblent se contredire, et que des théologiens concilient.

Ce que j'observe seulement, c'est qu'excepté ces temps. de guerre et de fanatisme

sanguinaire qui éteignent toute humanité, et qui rendent les mœurs, les lois, la religion d'un peuple, l'objet de l'horreur d'un autre peuple, toutes les nations trouvèrent très-bon que leurs voisins eussent leurs dieux particuliers, et qu'elles imitèrent souvent le culte et les cérémonies des étrangers.

Les Juifs mêmes, malgré leur horreur pour le reste des hommes, qui s'accrut avec le temps, imitèrent la circoncision des Arabes et des Egyptiens, s'attachèrent comme ces derniers, à la distinction des viandes, prirent d'eux les ablutions, les processions, les danses sacrées, le bouc Hazazel, la vache rousse. Ils, adorèrent souvent le Baal, le Belphegor de leurs autres voisins; tant la nature et la coutume l'emportent presque toujours sur la loi, surtout quand cette loi n'est pas généralement connue du peuple. Ainsi Jacob, petit-fils d'Abraham, ne fit nulle difficulté d'épouser deux sœurs, qui étaient ce que nous appelons idolâtres, et filles d'un père idolâtre. Moïse même épousa la fille d'un prêtre madianite idolâtre. Abraham etait fils d'un idolâtre. Le petit-fils de Moïse, Éléazar, fut prêtre idolâtre de la tribu de Dan, idolâtre.

Ces mêmes Juifs, qui, long-temps après, crièrent tant contre les cultes étrangers, appelèrent dans leurs livres sacrés l'idolâtre Nebucadnezar Point du Seigneur; l'idolâtre Cyrus, aussi l'oint du Seigneur. Un de leurs prophètes fut envoyé à l'idolâtre Ninive. EliEssai sur les Moeurs. T. I.

2

« PreviousContinue »