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ferme. Il sait convertir en or jusqu'aux roseaux, aux joncs et à l'ortie: il écoute tous les avis, et propose tous ceux qu'il a écoutés. Le prince ne donne aux autres qu'aux dépens d'Ergaste, et ne leur fait de grâces que celles qui lui étaient dues; c'est une faim insatiable d'avoir et de posséder: il trafiquerait des arts et des sciences, et mettrait en parti jusqu'à l'harmonie. Il faudrait, s'il en était cru, que le peuple, pour avoir le plaisir de le voir riche, de lui voir une meute et une écurie, pût perdre le souvenir de la musique d'Orphée, et se contenter de la sienne.

Ne traitez pas avec Criton (17), il n'est touché que de ses seuls avantages. Le piége est tout dressé à ceux à qui sa charge, sa terre, ou ce qu'il possède, feront envie : il vous imposera des conditions extravagantes. Il n'y a nul ménagement et nulle composition à attendre d'un homme si plein de ses intérêts et si ennemi des vôtres : il lui faut une dupe.

Brontin (18), dit le peuple, fait des retraites, et s'enferme huit jours avec des saints : ils ont leurs méditations, et il a les siennes.

Le peuple souvent a le plaisir de la tragédie: il voit périr sur le théâtre du monde les personnages les plus odieux, qui ont fait le plus de mal dans diverses scènes, et qu'il a le plus haïs.

Si l'on partage la vie des partisans en deux portions égales ; la première, vive et agissante, est toute occupée à vouloir affliger le peuple; et la seconde, voisine de la mort, à se déceler et à se ruiner les uns les autres.

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Cet homme qui a fait la fortune de plusieurs, qui a fait la vôtre, n'a pu soutenir la sienne, ni assurer avant sa mort celle de sa femme et de ses enfans : ils vivent cachés et malheureux : quelque bien instruit que vous soyez de la misère de leur condition, vous ne pensez pas à l'adoucir; vous ne le pouvez pas en effet, vous tenez table, vous bâtissez; mais vous conservez par reconnaissance le portrait de votre bienfaiteur, qui a passé à la vérité du cabinet à l'antichambre : quels égards! il pouvait aller au garde-meuble.

Il y a une dureté (19) de complexion: il y en a une autre de condition et d'état. L'on tire'de celle-ci comme de la première de quoi s'endurcir sur la misère des autres, dirai-je même, de quoi ne pas plaindre les malheurs de sa famille : un bon financier ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfans.

Fuyez (20), retirez-vous; vous n'êtes pas assez loin. Je suis, dites-vous, sous l'autre tropique. Passez sous le pôle et dans l'autre hémisphère : montez aux étoiles si vous le pouvez. M'y voilà. Fort bien: vous êtes en sûreté. Je découvre sur la terre un homme avide (21), insatiable, inexorable, qui veut, aux dépens de tout ce qui se trouvera sur son chemin et à sa rencontre, et,

quoi qu'il en puisse coûter aux autres, pourvoir à lui seul, grossir sa fortune, et regorger de bien.

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Faire fortune est une si belle phrase, et qui dit une si bonne chose, qu'elle est d'un usage universel. On la connaît dans toutes les langues elle plaît aux étrangers et aux barbares, elle règne à la cour et à la ville, elle a percé les cloîtres et franchi les murs des abbayes de l'un et de l'autre sexe: il n'y a point de lieux sacrés où elle n'ait pénétré, point de désert ni de solitude où elle

soit inconnue.

A force de faire de nouveaux contrats, ou de sentir son argent grossir dans ses coffres, on se croit enfin une bonne tête, et presque capable de gouverner.

Il faut une sorte d'esprit pour faire fortune, et surtout une grande fortune. Ce n'est ni le bon, ni le bel esprit, ni le grand, ni le sublime, ni le fort, ni le délicat : je ne sais précisément lequel c'est ; j'attends que quelqu'un veuille m'en instruire.

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Il faut moins d'esprit que d'habitude ou d'expérience pour faire sa fortune : l'on y songe trop tard; et quand enfin l'on s'en avise, l'on commence par des fautes que l'on n'a pas toujours le loisir de réparer ; de là vient peut-être que les fortunes sont si rares. Un homme d'un petit génie (22) peut vouloir s'avancer : il néglige tout, il ne pense du matin au soir, il ne rêve la nuit qu'à une seule chose, qui est de s'avancer. Il a commencé de bonne heure et dès son adolescence à se mettre dans les voies de la fortune s'il trouve une barrière de front qui ferme son passage, il biaise naturellement, et va à droite et à gauche, selon qu'il y voit de jour et d'apparence; et si de nouveaux obstacles l'arrêtent, il rentre dans le sentier qu'il avait quitté. Il est déterminé par la nature des difficultés, tantôt à les surmonter, tantôt à les éviter, ou à prendre d'autres mesures; son intérêt, l'usage, les conjonctures le dirigent. Faut-il de si grands talens et une si bonne tête à un voyageur pour suivre d'abord le grand chemin, et, s'il est plein et embarrassé, prendre la terre, et aller à travers champs, puis regagner sa première route, la continuer, arriver à son terme? Faut-il tant d'esprit pour aller à ses fins? Est-ce donc un prodige qu'un sot riche et accrédité?

Il y a même des stupides (23), et j'ose dire des imbéciles, qui se placent en de beaux postes, et qui savent mourir dans l'opulence, sans qu'on les doive soupçonner en nulle manière d'y avoir contribué de leur travail ou de la moindre industrie : quelqu'un les a conduits à la source d'un fleuve, ou bien le hasard seul les y a fait rencontrer: on leur a dit, voulez-vous de l'eau ? puisez; et ils ont puisé.

Quand on est jeune, souvent on est pauvre : ou l'on n'a pas

encore fait d'acquisitions, ou les successions ne sont pas échues. L'on devient riche et vieux en même temps, tant il est rare que les hommes puissent réunir tous leurs avantages: et si cela arrive à quelques uns, il n'y a pas de quoi leur porter envie : ils ont assez à perdre par la mort, pour mériter d'être plaints. Il faut avoir trente ans pour songer à sa fortune, elle n'est pas faite à cinquante: l'on bâtit dans sa vieillesse, et l'on meurt quand on en est aux peintres et aux vitriers.

Quel est le fruit d'une grande fortune, si ce n'est de jouir de la vanité, de l'industrie, du travail et de la dépense de ceux qui sont venus avant nous, et de travailler nous-mêmes, de planter, de bâtir, d'acquérir pour la postérité?

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L'on ouvre et l'on étale tous les matins pour tromper son monde; et l'on ferme le soir après avoir trompé tout le jour.

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Le marchand (24) fait des montres pour donner de sa marchan'dise ce qu'il y a de pire : il a le cati et les faux jours afin d'en cacher les défauts, et qu'elle paraisse bonne il la surfait pour la vendre plus cher qu'elle ne vaut : il a des marques fausses et mystérieuses, afin qu'on croie n'en donner que son prix, un mauvais aunage pour en livrer le moins qu'il se peut ; et il a un trébuchet, afin que celui à qui il l'a livrée, la lui paie en or qui soit de poids.

Dans toutes les conditions, le pauvre est bien proche de l'homme de bien; et l'opulent n'est guère éloigné de la friponneric. Le savoir faire et l'habileté ne mènent pas jusqu'aux énormes richesses.

L'on peut s'enrichir dans quelque art, ou dans quelque commerce que ce soit, par l'ostentation d'une certaine probité.

De tous les moyens de faire sa fortune, le plus court et le meilleur est de mettre les gens à voir clairement leurs intérêts à vous faire du bien.

Les hommes pressés par les besoins de la vie, et quelquefois par le désir du gain ou de la gloire, cultivent des talens profanes, ou s'engagent dans des professions équivoques, et dont ils se cachent long-temps à eux-mêmes le péril et les conséquences. Ils les quittent ensuite par une dévotion indiscrète qui ne leur vient jamais qu'après qu'ils ont fait leur récolte, et qu'ils jouissent d'une fortune bien établie.

Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur : il manque à quelques uns jusqu'aux alimens, ils redoutent l'hiver ils appréhendent de vivre. L'on mange ailleurs des fruits précoces, l'on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse : de simples bourgeois, seulement à cause qu'ils étaient riches ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la nourriture de cent

familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités, je ne veux être, si je le puis, ni malheureux, ni heureux je me jette et me réfugie dans la médiocrité.

On sait que les pauvres sont chagrins de ce que tout leur manque, et que personne ne les soulage mais s'il est vrai que les riches soient colères, c'est de ce que la moindre chose puisse lear manquer, ou que quelqu'un veuille leur résister.

Celui-là est riche, qui reçoit plus qu'il ne consume : celui-là est pauvre, dont la dépense excède la recette.

Tel avec deux millions (25) de rente peut être pauvre chaque année de cinq cent mille livres.

Il n'y a rien qui se soutienne plus long-temps qu'une médiocre fortune il n'y a rien dont on voie mieux la fin qu'une grande fortune.

L'occasion prochaine de la pauvreté, c'est de grandes richesses.

S'il est vrai que l'on soit riche de tout ce dont on n'a pas besoin, un homme fort riche, c'est un homme qui est sage.

S'il est vrai que l'on soit pauvre par toutes les choses que l'on désire, l'ambitieux et l'avare languissent dans une extrême pauvreté.

Les passions tyrannisent l'homme, et l'ambition suspend en lui les autres passions, et lui donne pour un temps les apparences de toutes les vertus. Ce Triphon qui a tous les vices, je l'ai cru sobre, chaste, libéral, humble, et mêine dévot je le croirais encore, s'il n'eût enfin fait sa fortune.

L'on ne se rend point sur le désir de posséder et de s'agrandir : la bile gagne, et la mort approche, qu'avec un visage flétri, et des jambes déjà faibles, l'on dit, ma fortune, mon établis

sement.

Il n'y a au monde que deux manières de s'élever, propre industrie, ou par l'imbécillité des autres.

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Les traits découvrent la complexion et les mœurs; mais la mine désigne les biens de fortune : le plus ou le moins de mille livres de rente se trouve écrit sur les visages.

Chrysante, homme opulent et impertinent, ne veut pas être vu avec Eugène qui est homme de mérite, mais pauvre : il croirait en être déshonoré. Eugène est pour Chrysante dans les mêmes dispositions: ils ne courent pas risque de se heurter.

Quand je vois de certaines gens qui me prévenaient autrefois par leurs civilités, attendre au contraire que je les salue, et en être avec moi sur le plus ou sur le moins, je dis en moi-même : Fort bien, j'en suis ravi: tant mieux pour eux : vous verrez que cet homme-ci est mieux logé, mieux meublé et mieux nourri

qu'à l'ordinaire, qu'il sera entré depuis quelques mois dans quelque affaire, où il aura déjà fait un gain raisonnable : Dieu veuille qu'il en vienne dans peu de temps jusqu'à me mépriser!

Si las pensées, les livres et leurs auteurs dépendaient des riches et de ceux qui ont fait une belle fortune, quelle proscription! Il n'y aurait plus de rappel : quel ton, quel ascendant ne prennent-ils pas sur les savans! quelle majesté n'observentils pas à l'égard de ces hommes chétifs, que leur mérite n'a ni placés ni enrichis, et qui en sont encore à penser et à écrire judicieusement! Il faut l'avouer, le présent est pour les riches, l'avenir pour les vertueux et les habiles. Homère est encore, et sera toujours les receveurs de droits, les publicains ne sont plus, ont-ils été? Leur patrie, leurs noms sont-ils connus? y a-t-il eu dans la Grèce des partisans ? que sont devenus ces importans personnages qui méprisaient Homère, qui ne songeaient dans la place qu'à l'éviter, qui ne lui rendaient pas le salut, ou qui le saluaient par son nom, qui ne daignaient pas l'associer à leur table, qui le regardaient comme un homme qui n'était riche, et qui faisait un livre? que deviendront les Fauconnets *? iront-ils aussi loin dans la postérité que Descartes né Français et mort en Suède?

pas

Du même fond d'orgueil dont l'on s'élève fièrement au-dessus de ses inférieurs, l'on rampe vilement devant ceux qui sont audessus de soi. C'est le propre de ce vice qui n'est fondé ni sur le mérite personnel, ni sur la vertu, mais sur les richesses, les postes, le crédit, et sur de vaines sciences, de nous porter également à mépriser ceux qui ont moins que nous de cette espèce de biens, et à estimer trop ceux qui en ont une inesure qui excède la nôtre.

Il y a des âmes sales, pétries de boue et d'ordure, éprises du gain et de l'intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables d'une seule volupté, qui est celle d'acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix, uniquement occupées de leurs débiteurs, toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies, enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parens, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l'argent.

Commençons par excepter ces âmes nobles et courageuses, s'il en reste encore sur la terre, secourables, ingénieuses à faire du bien, que nuls besoins, nulle disproportion, nuls artifices, ne peuvent séparer de ceux qu'ils se sont une fois choisis pour ainis; et, après cette précaution, disons hardiment une chose triste et * Il y a eu un bail des fermes sous ce nom.

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