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dans la société, nuisible à qui le donne, et inutile à celui à qui il est donné sur les mœurs vous faites remarquer des défauts, ou que l'on n'avoue pas, ou que l'on estime des vertus sur les ouvrages vous rayez les endroits qui paraissent admirables à leur auteur, où il se complaît davantage, où il croit s'être surpassé lui-même. Vous perdez ainsi la confiance de vos amis, sans les avoir rendus ni meilleurs, ni plus habiles.

*

L'on a vu il n'y a pas long-temps un cercle de personnes des deux sexes, liées ensemble par la conversation et par un commerce d'esprit : ils laissaient au vulgaire l'art de parler d'une manière intelligible: une chose dite entre eux peu clairement en entraînait une autre encore plus obscure, sur laquelle on enchérissait par de vraies énigmes, toujours suivies de longs applaudissemens : par tout ce qu'ils appelaient délicatesse, sentimens, tour, et finesse d'expression, ils étaient enfin parvenus à n'être plus entendus, et à ne s'entendre pas eux-mêmes. Il ne fallait pour fournir à ces entretiens ni bon sens, ni jugement, ni mémoire, ni la moindre capacité : il fallait de l'esprit, non pas du meilleur, mais de celui qui est faux, et où l'imagination a trop de part.

Je le sais, Théobalde (16), vous êtes vieilli: mais voudriez-vous que je crusse que vous êtes baissé, que vous n'êtes plus poëte ni bel esprit, que vous êtes présentement aussi mauvais juge de tout genre d'ouvrage , que méchant auteur, que vous n'avez plus rien de naïf et de délicat dans la conversation! Votre air libre et présomptueux me rassure et me persuade tout le cortraire. Vous êtes donc aujourd'hui tout ce que vous fûtes jamais, et peut-être meilleur car si à votre âge vous êtes si vif et si impétueux, quel nom, Théobalde, fallait-il vous donner dans votre jeunesse, et lorsque vous étiez la coqueluche ou l'entêtement de certaines femmes qui ne juraient que par vous et sur votre parole, qui disaient : Cela est délicieux ; qu'a-t-il dit?

L'on parle impétueusement dans les entretiens, souvent par vanité ou par humeur, rarement avec assez d'attention : tout occupé du désir de répondre à ce qu'on n'écoute point, l'on suit ses idées, et on les explique sans le moindre égard pour les raisonnemens d'autrui ; l'on est bien éloigné de trouver ensemble la vérité, l'on n'est pas encore convenu de celle que l'on cherche. Qui pourrait écouter ces sortes de conversations et les écrire, ferait voir quelquefois de bonnes choses qui n'ont nulle suite.

Il a régné pendant quelque temps une sorte de conversation fade et puérile, qui roulait toute sur des questions frivoles qui avaient relation au cœur, et à ce qu'on appelle passion. * Les précieuses.

La Bruyère.

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ou tendresse. La lecture de quelques romans les avait introduites parmi les plus honnêtes gens de la ville et de la cour : ils s'en sont défaits, et la bourgeoisie les a reçues avec les équi

voques.

Quelques femmes de la ville ont la délicatesse de ne pas savoir ou de n'oser dire le nom des rues, des places et de quelques endroits publics, qu'elles ne croient pas assez nobles pour être connus. Elles disent le Louvre, la Place royale; mais elles usent de tours et de phrases plutôt que de prononcer de certains noms; et s'ils leur échappent, c'est du moins avec quelque altération du mot, et après quelques façons qui les rassurent en cela moins naturelles que les femmes de la cour, qui, ayant besoin, dans le discours, des halles, du châtelet, ou de choses semblables, disent les halles, le châtelet.

Si l'on feint quelquefois de ne se pas souvenir de certains noms que l'on croit obscurs, et si l'on affecte de les corrompre en les prononçant, c'est par la bonne opinion qu'on a du sien.

L'on dit par belle humeur, et dans la liberté de la conversation, de ces choses froides qu'à la vérité l'on donne pour telles, et que l'on ne trouve bonnes que parce qu'elles sont extrêmement mauvaises. Cette manière basse de plaisanter a passé du peuple, à qui elle appartient, jusque dans une grande partie de la jeunesse de la cour qu'elle a déjà infectée. Il est vrai qu'il y entre trop de fadeur et de grossièreté pour devoir craindre qu'elle s'étende plus loin, et qu'elle fasse de plus grands progrès dans un pays qui est le centre du bon goût et de la politesse : l'on doit cependant en inspirer le dégoût à ceux qui la pratiquent ; car bien que ce ne soit jamais sérieusement, elle ne laisse pas de tenir la place, dans leur esprit et dans le commerce ordinaire, quelque chose de meilleur.

de

Entre dire de mauvaises choses ou en dire de bonnes que tout le monde sait, et les donner pour nouvelles, je n'ai pas à

choisir.

Lucain a dit une jolie chose : il y a un beau mot de Claudien : il y a cet endroit de Sénèque et là-dessus une longue suite de latin que l'on cite souvent devant des gens qui ne l'entendent pas, qui feignent de l'entendre. Le secret serait d'avoir un grand sens et bien de l'esprit : car ou l'on se passerait des anciens, ou après les avoir lus avec soin, l'on saurait encore choisir les meilleurs, et les citer à propos.

Hermagoras ne sait pas qui est roi de Hongrie il s'étonne de n'entendre faire aucune mention du roi de Bohême : ne lui parlez pas des guerres de Flandre et de Hollande, dispensez-le du moins de vous répondre; il confond les temps, il ignore quand elles

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ont commencé, quand elles ont fini: combats, siéges, tout lui est nouveau. Mais il est instruit de la guerre des géans, il en raconte les progrès et les moindres détails, rien ne lui échappe. Il débrouille de même l'horrible chaos des deux empires, le Babylonien et l'Assyrien il connaît à fond les Egyptiens et leurs dynasties. Il n'a jamais vu Versailles : il ne le verra point : il a presque vu la tour de Babel : il en compte les degrés, il sait combien d'architectes ont présidé à cet ouvrage, il sait le nom des architectes. Dirai-je qu'il croit Henri IV fils de Henri III? Il néglige du moins de rien connaître aux maisons de France, d'Autriche, de Bavière : quelles minuties! dit-il, pendant qu'il récite de mémoire toute une liste des rois des Mèdes ou de Babylone, et que les noms d'Apronal, d'Hérigebal, de Noesnemordach, de Mardokempad, lui sont aussi familiers qu'à nous ceux de Valois et de Bourbon. Il demande si l'empereur a jamais été marié mais personne ne lui apprendra que Ninus a eu deux femmes. On lui dit que le roi jouit d'une santé parfaite; et il se souvient que Thetmosis, un roi d'Égypte, était valetudinaire, et qu'il tenait cette complexion de son aïeul Alipharmutosis. Que ne sait-il point? Quelle chose lui est cachée de la vénérable antiquité? Il vous dira que Sémiramis, Ou selon quelques uns, Sérimaris, parlait comme son fils Ninyas, qu'on ne les distinguait pas à la parole ; si c'était parce que sa mère avait une voix mâle comme son fils, ou le fils une voix efféminée comme sa mère, il n'ose pas le décider. Il vous révélera que Nembrot était gaucher, et Sésostris ambidextre; que c'est une erreur de s'imaginer qu'un Artaxerxe ait été appelé Longuemain, parce que les bras lui tombaient jusqu'aux genoux, et non à cause qu'il avait une main plus longue que l'autre ; et il ajoute qu'il y a des auteurs graves qui affirment que c'était la droite, qu'il croit néanmoins être bien fondé à soutenir que c'était la gauche.

Ascagne est statuaire, Hégion fondeur, Eschine foulon, et Cydias (17) bel esprit, c'est sa profession. Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande, et des compagnons qui travaillent sous lui: il ne vous saurait rendre de plus d'un mois les stances qu'il vous a promises, s'il ne manque de parole à Dosithée qui l'a engagé à faire une élégie une idylle est sur le métier, c'est pour Crantor qui le presse et qui lui laisse espérer un riche salaire. Prose, vers, que voulez-vous? Il réussit également en l'un et en l'autre. Demandez-lui des lettres de consolation ou sur une absence, il les entreprendra; prenez-les toutes faites et entrez dans son magasin, il y a à choisir. Il a un« ami qui n'a point d'autre fonction sur la terre que de le pro

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mettre long-temps à un certain monde, et de le présenter enfin dans les maisons comme homme rare et d'une exquise conversation; et là, ainsi que le musicien chante et que le joueur de luth touche son luth devant les personnes à qui il a été promis, Cydias, après avoir toussé, relevé sa manchette, étendu la main et ouvert les doigts, débite gravement ses pensées quintessenciées et ses raisonnemens sophistiques. Différent de ceux qui, convenant de principes, et connaissant la raison ou la vérité qui est une, s'arrachent la parole l'un à l'autre pour s'accorder sur leurs sentimens, il n'ouvre la bouche que pour contredire : « Il me semble, dit-il gracieusement, que c'est tout le contraire » de ce que vous dites; » ou, « je ne saurais être de votre opinion; » ou bien, «< ç'a été autrefois mon entêtement comme » il est le vôtre; mais..... il y a trois choses, ajoute-t-il, à » considérer.... » et il en ajoute une quatrième fade discoureur qui n'a pas mis plutôt le pied dans une assemblée, qu'il cherche quelques femmes auprès de qui il puisse s'insinuer, se parer de son bel esprit ou de sa philosophie, et mettre en œuvre ses rares conceptions; car, soit qu'il parle ou qu'il écrive, il ne doit pas être soupçonné d'avoir en vue ni le vrai ni le faux, ni le raisonnable ni le ridicule, il évite uniquement de donner dans le sens des autres, et d'être de l'avis de quelqu'un : aussi attend-il dans un cercle que chacun se soit expliqué sur le sujet qui s'est offert, ou souvent qu'il a amené lui-même, pour dire dogmatiquement des choses toutes nouvelles, mais à son gré décisives et sans réplique. Cydias s'égale à Lucien et à Sénèque, se met au-dessus de Platon, de Virgile et de Théocrite; et son flatteur a soin de le confirmer tous les matins dans cette opinion. Uni de goût et d'intérêt avec les contempteurs d'Homère, il attend paisiblement que les hommes détrompés lui préfèrent les poëtes modernes ; il se met en ce cas à la tête de ces derniers, et il sait à qui il adjuge la seconde place. C'est en un mot un composé du pédant et du précieux, fait pour être admiré de la bourgeoisie et de la province, en qui néanmoins on n'aperçoit rien de grand que l'opinion qu'il a de lui-même.

C'est la profonde ignorance qui inspire le ton dogmatique. Celui qui ne sait rien croit enseigner aux autres ce qu'il vient d'apprendre lui-même : celui qui sait beaucoup, pense à peine que ce qu'il dit puisse être ignoré, et parle plus indifferem

ment.

Les plus grandes choses n'ont besoin que d'être dites simplement, elles se gâtent par l'emphase; il faut dire noblement les plus petites, elles ne se soutiennent que par l'expression, le ton

et la manière.

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Il me semble que l'on dit les choses encore plus finement qu'on ne peut les écrire.

Il n'y a guère qu'une naissance honnête, ou qu'une bonne éducation, qui rende les hommes capables de secret.

Toute confiance est dangereuse si elle n'est entière : il Ꭹ a peu de conjonctures où il ne faille tout dire ou tout cacher. On a déjà trop dit de son secret à celui à qui l'on croit devoir

en dérober une circonstance.

Des gens vous promettent le secret, et ils le révèlent euxmêmes, et à leur insu: ils ne remuent pas les lèvres et on les entend on lit sur leur front et dans leurs yeux on voit au travers de leur poitrine, ils sont transparens : d'autres ne disent pas précisément une chose qui leur a été confiée, mais ils parlent et agissent de manière qu'on la découvre de soi-même : enfin quelques uns méprisent votre secret, de quelque consequence qu'il puisse être : « c'est un mystère, un tel m'en a fait » part, et m'a défendu de le dire; » et ils le disent.

Toute révélation d'un secret est la faute de celui qui l'a confié.

Nicandre s'entretient avec Élise de la manière douce et complaisante dont il a vécu avec sa femme, depuis le jour qu'il en fit le choix jusques à sa mort : il a déjà dit qu'il regrette qu'elle ne lui ait pas laissé des enfans, et il le répète il parle des maisons qu'il a à la ville, et bientôt d'une terre qu'il a à la campagne : il calcule le revenu qu'elle lui rapporte, il fait le plan des bâtimens, en décrit la situation, exagère la commodité des appartemens, ainsi que la richesse et la propreté des meubles. It assure qu'il aime la bonne chère, les équipages: il se plaint que sa femme n'aimait point assez le jeu et la société. Vous êtes si riche, lui disait un de ses amis, que n'achetez-vous cette charge? pourquoi ne pas faire cette acquisition qui étendrait votre domaine? On me croit, ajoute-t-il, plus de bien que je n'en possède. Il n'oublie pas son extraction et ses alliances M. le surintendant qui est mon cousin, madame la chancelière qui est ma parente : voilà son style. Il raconte un fait qui prouve le mécontentement qu'il doit avoir de ses plus proches, et de ceux mêmes qui sont ses héritiers: ai-je tort, dit-il à Elise, ai-je grad sujet de leur vouloir du bien? et il l'en fait juge. Il insinue ensuite qu'il a une santé faible et languissante : il parle de la cave où il doit être enterré. Il est insinuant, flatteur, officieux à l'égard de tous ceux qu'il trouve auprès de la personne à qui il aspire. Mais Élise n'a pas le courage d'être riche en l'épousant. On annonce, au moment qu'il parle, un cavalier, qui de sa seule présence démonte la batterie de l'homme de ville:

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