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avec qui il ne faut jamais se commettre, de qui l'on ne doit se plaindre que le moins qu'il est possible, et contre qui il n'est pas même permis d'avoir raison.

Entre deux personnes qui ont eu ensemble une violente querelle, dont l'un a raison et l'autre ne l'a pas, ce que la plupart de ceux qui y ont assisté ne manquent jamais de faire, ou pour se dispenser de juger, ou par un tempérament qui m'a toujours paru hors de sa place', c'est de condamner tous les deux : leçon importante, motif pressant et indispensable de fuir à l'orient, quand le fat est à l'occident, pour éviter de partager avec lui le

même tort.

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Je n'aime pas un homme que je ne puis aborder le premier ni saluer avant qu'il me salue, sans m'avilir à ses yeux, et sans tremper dans la bonne opinion qu'il a de lui-même. Montaigne dirait * : « Je veux avoir mes coudées franches, et être courtois » et affable à mon point, sans remords ne conséquence. Je ne puis du tout estriver contre mon penchant, et aller au rebours » de mon naturel, qui m'emmène vers celui que je trouve à ma » rencontre. Quand il m'est égal, et qu'il ne m'est point ennemi', j'anticipe son bon accueil, je le questionne sur sa disposition » et santé, je lui fais offre de mes offices sans tant marchander » sur le plus ou sur le moins, ne être, comme disent aucuns, » sur le qui vive; celui-là me déplaît, qui par la connaissance » que j'ai de ses coutumes et façon d'agir me tire de cette liberté >> et franchise : comment me ressouvenir tout à propos et d'aussi >> loin que je vois cet homme, d'emprunter une contenance » grave et importante, et qui l'avertisse que je crois le valoir » bien et au-delà ; pour cela de me ramentevoir de mes bonnes qualités et conditions, et des siennes mauvaises, puis en faire » la comparaison? c'est trop de travail pour moi, et ne suis du » tout capable de si roide et si subite attention : et quand bien » elle m'aurait succédé une première fois, je ne laisserais pas de » fléchir et me démentir à une seconde tâche je ne puis me » forcer et contraindre pour quelconque à être fier. »

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Avec de la vertu, de la capacité et une bonne conduite, on peut être insupportable. Les manières que l'on néglige comme de petites choses, sont souvent ce qui fait que les hommes décident de vous en bien ou en mal : une légère attention à les avoir douces et polies prévient leurs mauvais jugemens. Il ne faut presque rien pour être cru fier, incivil, méprisant, désobligeant: il faut encore moins pour être estimé tout le contraire.

La politesse n'inspire pas toujours la bonté, l'équité, la complaisance, la gratitude : elle en donne du moins les apparences, * Imité de Montaigne.

et fait paraître l'homme au dehors comme il devrait être intérieurement.

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L'on peut définir l'esprit de politesse, l'on ne peut en fixer la pratique elle suit l'usage et les coutumes reçues : elle est attachée aux temps, aux lieux, aux personnes, et n'est point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes conditions: l'esprit tout seul ne la fait pas deviner, il fait qu'on la suit par imitation, et que l'on s'y perfectionne. Il y a des tempéramens qui ne sont susceptibles que de la politesse; et il y en a d'autres qui ne servent qu'aux grands talens, ou à une vertu solide. Il est vrai que les manières polies donnent cours au mérite, et le rendent agréable; et qu'il faut avoir de bien éminentes qualités, pour se soutenir sans la politesse.

Il me semble que l'esprit de politesse est une certaine attention à faire que par nos paroles et par nos manières les autres soient contens de nous et d'eux-mêmes.

C'est une faute contre la politesse que de louer immodérément en présence de ceux que vous faites chanter ou toucher un instrument, quelque autre personne qui a ces mêmes talens : comme devant ceux qui vous lisent leurs vers, un autre poëte.

Dans les repas ou les fêtes que l'on donne aux autres, dans les présens qu'on leur fait, et dans tous les plaisirs qu'on leur procure, il y a faire bien, et faire selon leur goût le dernier est préférable.

Il y aurait une espèce de férocité à rejeter indifféremment toutes sortes de louanges : l'on doit être sensible à celles qui nous viennent des gens de bien, qui louent en nous sincèrement des choses louables.

Un homme d'esprit, et qui est né fier, ne perd rien de sa fierté et de sa roideur pour se trouver pauvre : si quelque chose au contraire doit amollir son humeur, le rendre plus doux et plus sociable, c'est un peu de prospérité.

Ne pouvoir supporter tous les mauvais caractères dont le monde est plein, n'est pas un fort bon caractère : il faut, dans le commérce, des pièces d'or et de la monnaie.

Vivre avec des gens qui sont brouillés et dont il faut écouter de part et d'autre les plaintes réciproques, c'est, pour ainsi dire, sortir de l'audience, et entendre du matin au soir plaider et parler procès.

ne pas

L'on sait des gens (12) qui avaient coulé leurs jours dans une union étroite : leurs biens étaient en commun, ils n'avaient qu'une même demeure, ils ne se perdaient pas de vue. Ils se sont aperçus à plus de quatre-vingts ans qu'ils devaient se quitter l'un l'autre, et finir leur société : ils n'avaient plus qu'un jour

à vivre, et ils n'ont osé entreprendre de le passer ensemble : ils se sont dépêchés de rompre avant que de mourir, ils n'avaient de fonds pour la complaisance que jusque-là. Ils ont trop vécu pour le bon exemple; un moment plutôt ils mouraient sociables, et laissaient après eux un rare modèle de la persévérance dans l'amitié.

par

L'intérieur des familles est souvent troublé par les défiances, les jalousies et par l'antipathie, pendant que des dehors contens, paisibles et enjoués nous trompent et nous y font supposer une paix qui n'y est point; il y en a peu qui gagnent à être approfondies. Cette visite que vous rendez, vient de suspendre une querelle domestique qui n'attend que votre retraite pour recom

mencer.

Dans la société c'est la raison qui plie la première. Les plus sages sont souvent menés par le plus fou et le plus bizarre; l'on étudie son faible, son humeur, ses caprices, l'on s'y accommode; l'on évite de le heurter, tout le monde lui cède: la moindre sérénité qui paraît sur son visage, lui attire des éloges : on lui tient compté de n'être pas toujours insupportable. Il est craint, ménagé, obéi, quelquefois aimé.

Il n'y a que ceux qui ont eu de vieux collatéraux, ou qui en ont encore, et dont il s'agit d'hériter, qui puissent dire ce qu'il en coûte.

Cléante (13) est un très-honnête homme, il s'est choisi une femme qui est la meilleure personne du monde et la plus raisonnable : chacun de sa part fait tout le plaisir et tout l'agrément des sociétés où il se trouve : l'on ne peut voir ailleurs plus de probité, plus de politesse: ils se quittent demain, et l'acte de leur séparation est tout dressé chez le notaire. Il y a sans mentir * de certains mérites qui ne sont point faits pour être ensemble, de certaines vertus incompatibles.

L'on peut compter sûrement sur la dot, le douaire et les conventions, mais faiblement sur les nourritures elles dépendent d'une union fragile de la belle-mère et de la bru, et qui périt souvent dans l'année du mariage.

* Il me souvient à ce propos d'un passage de Plutarque très-remarquable, pris de la vie de Paulus AEmilius, que je prendrai la liberté de mettre ici dans les propres termes d'Amyot : « Il y a quelquefois de petites hargnes et riottes souvent répétées, procédantes de quelques fâcheuses conditions, ou de quelque dissimilitude, ou incompatibilité de nature, que les étrangers ne connaissent pas, lesquelles par succession de temps engendrent de si grandes aliénations de volontés entre des personnes, qu'elles ne peuvent plus vivre ni habiter ensemble. » Tout cela est dit à l'occasion d'un divorce, bizarre en apparence, mais fondé en effet sur de bonnes raisons. Voyez la vie de Paulus AEmilius, ch. 3 de la version d'Amyot.

Un beau-père aime son gendre, aime sa bru. Une belle-mère aime son gendre, n'aime point sa bru. Tout est réciproque.

Ce qu'une marâtre aime le moins de tout ce qui est au monde, ce sont les enfans de son mari: plus elle est folle de son mari, plus elle est marâtre.

Les marâtres font déserter les villes et les bourgades, et ne peuplent pas moins la terre de mendians, de vagabonds, de domestiques et d'esclaves, que la pauvreté.

C** et H** (14) sont voisins de campagne, et leurs terres sont contiguës: ils habitent une contrée déserte et solitaire éloignés des villes et de tout commerce, il semblait que la fuite d'une entière solitude, ou l'amour de la société, eût dû les assujétir à une liaison réciproque; il est cependant difficile d'exprimer la bagatelle qui les a fait rompre, qui les rend implacables l'un pour l'autre, et qui perpétuera leurs haines dans leurs descendans. Jamais des parens, et même des frères, ne se sont brouillés pour une moindre chose.

Je suppose qu'il n'y ait que deux hommes sur la terre qui la possèdent seuls, et qui la partagent toute entre eux deux ; je suis persuadé qu'il leur naîtra bientôt quelque sujet de rupture, quand ce ne serait que pour les limites.

Il est souvent plus court et plus utile de cadrer aux autres, que de faire que les autres s'ajustent à nous.

J'approche d'une petite ville (15), et je suis déjà sur une hauteur d'où je la découvre. Elle est située à mi-côte, une rivière baigne ses murs, et coule ensuite dans une belle prairie elle a une forêt épaisse qui la couvre des vents froids et de l'aquilon. Je la vois dans un jour si favorable, que je compte ses tours et ses clochers: elle me paraît peinte sur le penchant de la colline. Je me récrie, et je dis : quel plaisir de vivre sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux! Je descends dans la ville, où je n'ai pas couché deux nuits, que je ressemble à ceux qui l'habitent, j'en veux sortir.

Il y a une chose qu'on n'a point vue sous le ciel, et que selon toutes les apparences on ne verra jamais : c'est une petite ville qui n'est divisée en aucuns partis; où les familles sont unies, et où les cousins se voient avec confiance; où un mariage n'engendre point une guerre civile; où la querelle des rangs ne se réveille pas à tous momens par l'offrande, l'encens et le pain bénit, par les processions et par les obsèques; d'où l'on a banni les caquets, le mensonge et la médisance; où l'on voit parler ensemble le bailli et le président, les élus et les assesseurs; où le doyen vit bien avec ses chanoines, où les chanoines ne dédaignent pas les chapelains, et où ceux-ci souffrent les chantres.

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Les provinciaux et les sols sont toujours prêts à se fâcher et à croire qu'on se moque d'eux, ou qu'on les méprise : il ne faut jamais hasarder la plaisanterie, même la plus douce et la plus permise, qu'avec des gens polis, ou qui ont de l'esprit.

On ne prime point avec les grands, ils se défendent par leur grandeur; ni avec les petits, ils vous repoussent par le qui-vive. Tout ce qui est mérite se sent, se discerne, se devine réciproquement; si l'on voulait être estimé, il faudrait vivre avec des personnes estimables.

Celui qui est d'une éminence au-dessus des autres, qui le met à couvert de la repartie, ne doit jamais faire une raillerie piquante.

Il y a de petits défauts que l'on abandonne volontiers à la censure, et dont nous ne haïssons pas à être raillés; ce sont de pareils défauts que nous devons choisir pour railler les autres.

Rire des gens d'esprit, c'est le privilége des sots: ils sont dans le monde ce que les fous sont à la cour, je veux dire sans conséquence.

La moquerie est souvent indigence d'esprit.

Vous le croyez votre dupe s'il feint de l'être, qui est plus dupe de lui ou de vous?

Si vous observez avec soin qui sont les gens qui ne peuvent louer, qui blâment toujours, qui ne sont contens de personne, vous reconnaîtrez que ce sont ceux même dont personne n'est content.

Le dédain et le rengorgement dans la société attire précisément le contraire de ce que l'on cherche, si c'est à se faire estimer.

Le plaisir de la société entre les amis se cultive par une ressemblance de goût sur ce qui regarde les mœurs, et par quelque différence d'opinions sur les sciences: par là, ou l'on s'affermit dans ses sentimens, ou l'on s'exerce et l'on s'instruit par la dispute.

L'on ne peut aller loin dans l'amitié, si l'on n'est pas disposé à se pardonner les uns aux autres les petits défauts.

Combien de belles et inutiles raisons à étaler à celui qui est dans une grande adversité pour essayer de le rendre tranquille ! Les choses de dehors qu'on appelle les événemens, sont quelquefois plus fortes que la raison et que la nature. Mangez, dormez, ne vous laissez point mourir de chagrin,songez à vivre: harangues froides et qui réduisent à l'impossible. Êtes-vous raisonnable de vous tant inquiéter? n'est-ce pas dire, êtes-vous fou d'être malheureux ?

Le conseil, si nécessaire pour les affaires, est quelquefois,

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