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et que non-seulement il était galant, mais même qu'il était tendre. Elle se trouva depuis ce temps moins libre avec son amie : elle désira de les voir ensemble une seconde fois pour être plus éclaircie, et une seconde entrevue lui fit voir encore plus qu'elle ne craignait de voir, et changea ses soupçons en certitude. Elle s'éloigne d'Euphrosine, ne lui connaît plus le mérite qui l'avait charmée, perd le goût de sa conversation; elle ne l'aime plus; et ce changement lui fait sentir que l'amour dans son cœur a pris la place de l'amitié. Ctésiphon et Euphrosine se voient tous les jours, et s'aiment, songent à s'épouser, s'épousent. La nouvelle s'en répand par toute la ville, et l'on publie que deux personnes enfin ont eu cette joie si rare de se marier à ce qu'elles aimaient. Émire l'apprend et s'en désespère. Elle ressent tout son amour; elle recherche Euphrosine pour le seul plaisir de revoir Ctesiphon : mais ce jeune mari est encore l'amant de sa femme, et trouve une maîtresse dans une nouvelle épouse: il ne voit dans Émire que l'amie d'une personne qui lui est chère. Cette fille infortunée perd le sommeil, et ne veut plus manger, elle s'affaiblit, son esprit s'égare, elle prend son frère pour Ctésiphon, et elle lui parle comme à un amant. Elle se détrompe, rougit de son égarement elle retombe bientôt dans de plus grands, et n'en rougit plus : elle ne les connaît plus. Alors elle craint les hommes, mais trop tard, c'est sa folie : elle a des intervalles où sa raison lui revient, et où elle gémit de la retrouver. La jeunesse de Smyrne, qui l'a vue si fière et si insensible, trouve que les dieux l'ont trop punie.

IL

CHAPITRE IV.

DU COEUR.

L y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent atteindre ceux qui sont nés médiocres.

L'amitié peut subsister entre des gens de différens sexes " exempte même de toute grossièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un homme; et réciproquement un homme regarde un femme comme une femme. Cette liaison n'est ni passion ni amitié pure : elle fait une classe à part. L'amour naît brusquement sans autre réflexion, par tempérament ou par faiblesse un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'amitié au contraire se forme peu à peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d'esprit, de bonté de cœur, d'attachement, de services et de complaisance dans les amis, pour faire en plusieurs années bien moins

que ne fait quelquefois en un moment un beau visage ou une belle main!

Le temps qui fortifie les amitiés, affaiblit l'amour.

Tant que l'amour dure, il subsiste de soi-même, et quelquefois par les choses qui semblent le devoir éteindre, par les caprices, par les rigueurs, par l'éloignement, par la jalousie. L'amitié au contraire a besoin de secours : elle périt faute de soins, de confiance et de complaisance.

Il est plus ordinaire de voir un amour extrême qu'une parfaite

amitié.

L'amour et l'amitié s'excluent l'un l'autre.

Celui qui a eu l'expérience d'un grand amour néglige l'amitié; et celui qui est épuisé sur l'amitié n'a encore rien fait pour l'amour.

L'amour commence par l'amour, et l'on ne saurait passer de la plus forte amitié qu'à un amour faible.

Rien ne ressemble mieux à une vive amitié, que ces liaisons que l'intérêt de notre amour nous fait cultiver.

L'on n'aime bien qu'une seule fois c'est la première. Les amours qui suivent sont moins involontaires.

L'amour qui naît subitement est le plus long à guérir.

L'amour qui croît peu à peu et par degrés, ressemble trop à l'amitié pour être une passion violente.

Celui qui aime assez pour vouloir aimer un million de fois plus qu'il ne fait, ne cède en amour qu'à celui qui aime plus qu'il ne voudrait.

Si j'accorde que dans la violence d'une grande passion on peut aimer quelqu'un plus que soi-même, à qui ferai-je plus de plaisir, ou à ceux qui aiment, ou à ceux qui sont aimés?

Les hommes souvent veulent aimer, et ne sauraient y réussir : ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer; et, si j'ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres.

Ceux qui s'aiment d'abord avec la plus violente passion, contribuent bientôt chacun de leur part à s'aimer moins, et ensuite à ne s'aimer plus. Qui d'un homme ou d'une femme met dayantage du sien dans cette rupture? il n'est pas aisé de le décider. Les femmes accusent les hommes d'être volages; et les hommes disent qu'elles sont légères.

Quelque délicat que l'on soit en amour, on pardonne plus de fautes que dans l'amitié.

C'est une vengeance douce à celui qui aime beaucoup, de faire par tout son procédé d'une personne ingrate, une trèsingrate.

Il est triste d'aimer sans une grande fortune, et qui nous

donne les moyens de combler ce que l'on aime, et le rendre si heureux qu'il n'ait plus de souhaits à faire.

S'il se trouve une femme pour qui l'on ait eu une grande passion, et qui ait été indifférente; quelques importans services qu'elle nous rende dans la suite de notre vie, l'on court un grand risque d'être ingrat.

Une grande reconnaissance emporte avec soi beaucoup de goût et d'amitié pour la personne qui nous oblige.

Être avec les gens qu'on aime, cela suffit: rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal.

Il n'y a pas si loin de la haine à l'amitié, que de l'antipathie. Il semble qu'il est moins rare de passer de l'antipathie à l'amour qu'à l'amitié.

L'on confie son secret dans l'amitié, mais il échappe dans l'amour.

L'on peut avoir la confiance de quelqu'un sans en avoir le cœur : celui qui a le cœur n'a pas besoin de révélation ou de confiance, tout lui est ouvert.

L'on ne voit dans l'amitié que les défauts qui peuvent nuire à nos amis. L'on ne voit en amour de défauts dans ce qu'on aime, que ceux dont on souffre soi-même.

Il n'y a qu'un premier dépit en amour, comme la première faute dans l'amitié, dont on puisse faire un bon usage.

Il semble que s'il y a un soupçon injuste, bizarre, et sans fondement, qu'on ait une fois appelé jalousie, cette autre jalousie qui est un sentiment juste, naturel, fondé en raison et sur l'expérience, mériterait un autre nom.

Le tempérament a beaucoup de part à la jalousie, et elle ne suppose pas toujours une grande passion: c'est cependant un paradoxe qu'un violent amour sans délicatesse.

Il arrive souvent que l'on souffre tout seul de la délicatesse : l'on souffre de la jalousie, et l'on fait souffrir les autres.

Celles qui ne nous ménagent sur rien, et ne nous épargnent nulles occasions de jalousie, ne mériteraient de nous aucune jalousie, si l'on se réglait plus par leurs sentimens et leur conduite que par son cœur.

Les froideurs et les relâchemens dans l'amitié ont leurs causes : en amour il n'y a guère d'autre raison de ne s'aimer plus, que de s'être trop aimés.

L'on n'est pas plus maître de toujours aimer, qu'on l'a été de

ne pas

aimer.

Les amours meurent par le dégoût, et l'oubli les enterre.

Le commencement et le déclin de l'amour se font sentir par l'embarras où l'on est de se trouver seuls.

Cesser d'aimer, preuve sensible que l'homme est borné, et que le cœur a ses limites.

C'est faiblesse que d'aimer : c'est souvent une autre faiblesse que de guérir.

On guérit comme on se console: on n'a pas dans le cœur de quoi toujours pleurer, et toujours aimer.

Il devrait y avoir dans le cœur des sources inépuisables de douleur pour de certaines pertes. Ce n'est guère par vertu ou par force d'esprit que l'on sort d'une grande affliction : l'on pleure amèrement, et l'on est sensiblement touché : mais l'on est ensuite si faible ou si léger, que l'on se console.

Si une laide se fait aimer, ce ne peut être qu'éperdument; car il faut que ce soit ou par une étrange faiblesse de son amant, ou par de plus secrets et de plus invincibles charmes que ceux de

la beauté.

L'on est encore long-temps à se voir par habitude, et à se dire de bouche que l'on s'aime, après que les manières disent qu'on ne s'aime plus.

Vouloir oublier quelqu'un c'est y penser. L'amour a cela de commun avec les scrupules, qu'il s'aigrit par les réflexions et les retours que l'on fait pour s'en délivrer. Il faut, s'il se peut, ne point songer à sa passion pour l'affaiblir.

L'on veut faire tout le bonheur, ou si cela ne se peut ainsi, tout le malheur de ce qu'on aime.

Regretter ce que l'on aime est un bien, en comparaison de vivre avec ce que l'on hait.

Quelque désintéressement qu'on ait à l'égard de ceux qu'on aime, il faut quelquefois se contraindre pour eux, et avoir la générosité de recevoir.

Celui-là peut prendre, qui goûte un plaisir aussi délicat à recevoir, que son ami en sent à lui donner.

Donner, c'est agir : ce n'est pas souffrir de ses bienfaits, ni céder à l'importunité ou à la nécessité de ceux qui nous demandent.

Si l'on a donné à ceux que l'on aimait, quelque chose qu'il arrive, il n'y a plus d'occasions où l'on doive songer à ses bienfaits.

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On a dit en latin qu'il coûte moins cher de haïr que d'aimer; ou si l'on veut, que l'amitié est plus à charge que la haine. Il est vrai qu'on est dispensé de donner à ses ennemis; mais ne coûte-t-il rien de s'en venger? ou s'il est doux et naturel de faire du mal à ce que l'on hait, l'est-il moins de faire du bien à ce

qu'on aime? ne serait-il pas dur et pénible de ne leur en point faire?

Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui l'on vient de donner.

Je ne sais si un bienfait qui tombe sur un ingrat, et ainsi sur un indigne, ne change pas de nom, et s'il méritait plus de reconnaissance.

La libéralité consiste moins à donner beaucoup qu'à donner à propos.

S'il est vrai que la pitié ou la compassion soit un retour vers nous-mêmes, qui nous met en la place des malheureux, pourquoi tirent-ils de nous si peu de soulageinent dans leurs misères? Il vaut mieux s'exposer à l'ingratitude que de manquer aux misérables.

L'expérience confirme que la mollesse ou l'indulgence pour soi et la dureté pour les autres n'est qu'un seul et même vice.

Un homme dur au travail et à la peine, inexorable à soimême, n'est indulgent aux autres que par un excès de raison. Quelque désagrément qu'on ait à se trouver chargé d'un indigent, l'on goûte à peine les nouveaux avantages qui le tirent enfin de notre sujétion: de même la joie que l'on reçoit de l'élévation de son ami est un peu balancée par la petite peine qu'on a de le voir au-dessus de nous, qu s'égaler à nous. Ainsi l'on s'accorde mal avec soi-même, car l'on veut des dépendans, et qu'il n'en coûte rien: l'on veut aussi le bien de ses amis; et s'il arrive, ce n'est pas toujours par s'en réjouir que l'on commence. On convie, on invite, on offre sa maison, sa table, son bien et ses services rien ne coûte qu'à tenir parole.

:

C'est assez pour soi d'un fidèle ami; c'est même beaucoup de l'avoir rencontré : on ne peut en avoir trop pour le service des

autres.

Quand on a assez fait auprès de certaines personnes pour avoir dû se les acquérir, si cela ne réussit point, il y a encore une ressource, qui est de ne plus rien faire.

Vivre avec ses ennemis comme s'ils devaient un jour être nos amis, et vivre avec nos amis comme s'ils pouvaient devenir nos ennemis, n'est ni selon la nature de la haine, ni selon les règles de l'amitié : ce n'est point une maxime morale, mais politique.

On ne doit pas se faire des ennemis de ceux qui, mieux connus, pourraient avoir rang entre nos amis. On doit faire choix d'amis si sûrs et d'une si exacte probité, que venant à cesser de l'être, ils ne veuillent pas abuser de notre confiance, faire craindre comme nos ennemis.

La Bruyère.

4

ni se

TAYLOR

NST

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