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DIRECT. Je vais vous l'expliquer. C'est, monsieur, que tous les mouvemens de cette âme, qui n'a plus de volonté, sont de Dieu; et c'est sa conduite infaillible. C'est donc la conduite de cette âme, de suivre aveuglément et sans conduite les mouvemens qui sont de Dieu, et sans réflexion (1).

DOCT. Mais si elle remarquait que ces mouvemens la portassent au péché, à la corruption, par exemple, à la vengeance? DIRECT. Il n'importe, monsieur; car je vous dis qu'ici toute réflexion est bannie (2); outre que quand l'âme le voudrait, elle aurait peine à en faire. Mais comme en s'efforçant, peut-être en pourrait-elle venir à bout, il faut l'éviter plus que toute autre chose, parce que la seule réflexion a le pouvoir de faire entrer l'homme en lui et le tirer de Dieu. Or je dis que si l'homme ne sort point de Dieu, il ne pèchera jamais, et s'il pèche, qu'il en est sorti, ce qui ne se peut faire que par la propriété, et l'âme ne peut la reprendre que par la réflexion.

Docт. Mais si la réflexion, mon père, contribue à conduire cette âme au bien, et à la détourner du mal; en quoi, je vous prie, lui pourrait-elle nuire ?

DIRECT. En quoi, demandez-vous? Ce serait pour elle un enfer semblable à ce qui arriva au premier ange au moment de sa rébellion. Concevez donc que la sagesse de Dieu (3) accompagnée de sa divine justice, comme un feu impitoyable et dévorant, ôte à l'âme tout ce quelle a de propriété, de terrestre, de charnel et de propre activité; et ayant ôté à l'âme tout cela, il se l'unit. Y êtes-vous ?

DOCT. Pas encore, je vous l'avoue.

DIRECT. Vous n'entrez pas dans ces mystères, parce que la clef de l'abandon vous manque; je le vois par la nécessité de l'attention et de la réflexion que vous supposez dans les voies de Dieu.

DOCT. Je connais, mon père, une parfaite résignation aux

(1) Tous les premiers mouvemens de cette âme sont de Dieu, et c'est sa conduite infaillible...... C'est donc la conduite de cette âme, de suivre aveuglément et sans conduite les mouvemens qui sont de Dieu, sans réflexion. Ibid.

(2) Ici toute réflexion est bannie, et l'âme aurait peine même quand elle voudrait en faire : mais comme en s'efforçant peut-être en pourrait-elle venir à bout, il faut les éviter plus que toute autre chose; parce que la seule réflexion a le pouvoir de faire entrer l'homme en lui, et le tirer de Dieu; et je dis que si l'homme ne sort point de Dieu, il ne péchera jamais, et que s'il pèche, il en est sorti; ce qui ne se peut faire que par la propriété; et l'âme ne peut la reprendre que par la réflexion, qui serait pour elle un enfer semblable à ce qui arriva au premier ange. Ibid.

(3) La sagesse de Dieu accompagnée de la divine justice comme un feu impitoyable et dévorant, ôte à l'âme tout ce qu'elle a de propriété, de terrestre, de charnel, et de propre activité ; et ayant ôté à l'âme tout cela, il se l'unit. Ibid.

ordres de la providence divine, une soumission entière à la volonté de Dieu, une religieuse attention à la bien discerner, soit dans le livre de l'Évangile, soit dans ses commandemens, ou dans ceux de son Église; une scrupuleuse attention sur la conduite qui me fait agir, si elle est conforme à la loi de Dieu ou non; y a-t-il un autre abandon que celui-là? Je serais curieux = de l'apprendre.

DIRECT. Notre abandon, mon cher monsieur, est un acquiescement à tout ce qui se passe en nous, de bon ou de mauvais, sans aucun discernement, regardant en toutes choses vertu ou crime indifféremment comme ordre et volonté de Dieu. Que naît-il de cette totale résignation? Le voulez-vous savoir? La mort de l'âme, son anéantissement parfait, son ensevelissement; et c'est par ces degrés qu'elle monte au sublime état de l'union essentielle.

DocT. Mais, mon père, quel moyen y a-t-il, je vous supplie, que les pratiques vertueuses qui font mourir le vieil homme et les œuvres du péché, que le sentiment de l'humilité chrétienne, qui est le parfait anéantissement, que l'ensevelissement de l'âme, cette sépulture du chrétien avec Jésus-Christ, puissent naître d'un acquiescement aveugle et mal entendu à tout ce qui se passe en nous, sans aucun discernement de la volonté de Dieu, qui serait pourtant notre règle infaillible?

DIRECT. Mon cher monsieur, votre demande me fait connaître que vous n'êtes pas encore instruit de tous nos principes, pas même de la signification de nos termes. Sachez donc, s'il vous plaît, que par mort (1), nous entendons la perte des ver

(1) La destruction de notre être, confesse le souverain être de Dieu : il faut cesser d'être, afin que l'esprit du Verbe soit en nous...... Comme par la consécration du prêtre, il faut que la substance du pain cède la place à ta substance du corps de Jésus-Chrit; tout de même il faut que nous cédions notre être à celui de Jésus-Christ. Moyen court.

On agit plus fortement par l'oraison de l'anéantissement, que par toute autre. Ibidem.

tout......

Toutes les vertus sont ôtées à cette âme; elle reste nue et dépouillée de ... Elle se corrompt peu à peu. Autrefois c'étaient des faiblesses, des chutes, des défaillances, ici c'est une corruption horrible qui devient tous les jours plus forte et plus horrible. O Dieu, quelle horreur pour cette âme! Elle est insensible à la privation du soleil de justice; mais de toute sa corruption, c'est ce qu'elle ne peut souffrir. . . . . . Mais ce sont peut-être des péchés; Dieu a horreur de moi, mais que faire! Il faut souffrir, il n'y a pas de remède. La fidélité de l'âme dans cet état, consiste à se laisser ensevelir, enterrer écraser, marcher sans remuer non plus qu'un mort, à souffrir sa puanteur, et se laisser pourrir dans toute l'étendue de la volonté de Dieu, sans aller chercher de quoi éviter la corruption..... Enfin cette âme commence à ne plus souffrir la puanteur, à s'y faire et à y demeurer en repos sans espérance d'en sortir jamais, sans pouvoir rien faire pour cela. C'est alors que commence La Bruyère.

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tus, qui entraîne celle de la grâce de Dieu, et qui fait absolument mourir l'homme nouveau par anéantissement, tout de même la privation de toutes les vertus, et même de celle de l'humilité et par l'ensevelissement de l'âme, une pourriture, une puanteur, une corruption qui fait horreur aux hommes et à Dieu même. Vous voilà, n'est-il pas vrai, bien éloigné de ce que vous pensiez?

DOCT. Au contraire, mon père, je pense comme vous, que la mort de l'âme, son anéantissement, son ensevelissement de la manière que vous me le venez d'expliquer, que je n'avais jamais apprise, peut fort bien être l'effet de cette résignation aveugle et sans discernement à la volonté de Dieu, qu'on ne connaît point, et qu'on ne se met point en peine de connaître; mais que de tout cela que je comprends fort bien, je vous assure, il résulte une union intime, immédiate, essentielle avec Dieu. Voilà ce qui ne se conclut pas si naturellement (1) : et si vous vous ressouveniez par hasard de ce que vos livres enseignent làdessus, vous m'obligeriez infiniment de m'en faire part.

«

DIRECT. Il faut qu'un bon contemplatif sache ses Torrens par cœur ; c'est là où il voit le sublime de son état, le point essentiel et capital où aboutit toute la doctrine des mystiques. Ecoutez : Notre-Seigneur commence à dépouiller l'âme peu à peu, » lui ôter ses ornemens, tous ses dons, grâces et lumières, qui » sont comme des pierreries qui la chargent; ensuite il lui ôte » toute facilité au bien, qui sont comme les habits: après quoi

l'anéantissement. Autrefois elle se faisait horreur, elle n'y pense plus; elle est dans la dernière misère, sans en avoir plus d'horreur : autrefois elle craignait encore la communion, de peur d'infecter Dieu; à présent elle y va comme à table, tout naturellement. Livre des Torrens.

Elle est même ravie que Dieu ne la regarde plus, qu'il la laisse dans la pourriture, et qu'il donne aux autres toutes ses grâces; que les autres soient l'objet de ses affections, et qu'elle ne cause que de l'horreur. Ibidem.

Il n'arrive guère ici qu'on déchée de cet état, à cause de l'anéantissement profond, où est l'âme, qui ne lui laisse aucune propriété, et la seule propriété peut causer le péché; car quiconque n'est plus, ne peut plus pécher. Ibidem.

Cette âme abandonnée participe à la pureté de Dieu, ou plutôt tonte pu reté propre, qui n'est qu'une impureté grossière, ayant été anéantie, la seule pureté de Dieu en lui-même subsiste dans ce néant; mais d'une manière si réelle, que l'âme est dans une parfaite ignorance du mal, et comme impuissante de le commettre. Ibidem.

(1) C'est par une perte de volonté en Dieu, par un état de Déification où tout est Dieu, sans savoir que cela est ainsi. Mais l'âme est établie par état dans son bien souverain sans changement; elle est dans sa béatitude foncière, où rien ne peut traverser ce bonheur parfait, lorsqu'il est par état permanent. Dieu donne l'état d'une manière permanente et y établit l'âme pour toujours. Livre des Torrens.

» il lui ôte la beauté de son visage, qui sont comme les divines » vertus qu'elle ne peut plus pratiquer. Autrefois elle avait des dégoûts, des peines, mais non des impuissances; ici tout pou»voir lui est ôté. »

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DocT. Quel pouvoir, s'il vous plaît, lui est ôté?

DIRECT. N'avez-vous pas entendu ? le pouvoir de pratiquer la

vertu.

DOCT. Et celui de suivre le vice?

DIRECT. Il lui demeure sans doute; car le dénoûment de toutes vertus, emporte naturellement la pratique de tout vice.

DOCT. Je l'entendais ainsi, et que cette âme se trouvât insensiblement surchargée de péchés.

DIRECT. De péchés, c'est-à-dire, de choses qui seraient des péchés pour des imparfaits, mais non pour une parfaite abandonnée.

DocT. Je n'y suis plus, mon père, et je ne vois pas que ce qui est péché en soi, ne le soit pas pour tout le monde. J'ai cru jusqu'à cette heure, que le péché dans les parfaits, causait de l'imperfection, comme il augmente l'imperfection dans les imparfaits.

DIRECT. Vous croyez fort mal; car comment voulez-vous que le péché ait prise sur une âme qui n'est plus en soi ni par soi, qui est reculée, qui est abîmée en Dieu par une présence foncière et centrale? il faut prendre garde à cela (1).

Doct. Expliquez-vous, s'il vous plaît.

DIRECT. « L'âme, monsieur, dans ce bienheureux état d'union essentielle, qui est la récompense du parfait abandon, se trouve >> associée à la sainte Trinité, participe aux attributs divins; elle » a les mêmes ornemens dont le roi est paré, c'est-à-dire, qu'elle » est ornée des perfections de Dieu; elle entre dans une excel» lente participation de l'immensité de Dieu, notre mer, qui » est l'essence divine. Voilà comme elle s'explique. Elle a en >> effet son repos en Dieu. Que dis-je? elle est le repos même, » elle est Dieu (2). Comme il ne peut jamais cesser de se regarder » soi-même, aussi ne cesse-t-il point de regarder cette âme.

(1) L'âme peut sans cesse s'écouler en Dieu, comme dans son terme et son centre, et y être mêlée et transformée sans en ressortir, ainsi qu'un fleuve, qui est une eau sortie de la mer, se trouvant hors de son origine, tâche, par diverses agitations, de se rapprocher, jusques à ce qu'y étant enfin retombé il se perd et se mélange avec elle. Explication du Cantique des Cantiques. (2) L'âme étant d'une nature toute spirituelle, elle est très-propre à être unie, mêlée et transformée en Dieu. Explication du Cantique des Cantiques. Ici l'âme ne doit plus faire de distinction de Dieu et d'elle; Dieu est elle, elle est Dieu. Ibidem.

Mon bien-aimé m'a changée en lui-même, en sorte qu'il ne saurait plus me

DOCT. Quoique remplie de péchés? vous l'avez dit.

DIRECT. C'est le mystère, mon cher monsieur; cette âme n'est plus, elle a recoulé, vous dis-je, dans l'essence divine, comment voulez-vous qu'elle pèche même en faisant des actions de péché?

DOCT. Et moi, je vous répète, cette âme n'est plus; comment peut-elle mériter? comment est-elle digne des hauteurs et des élévations où vous venez de la porter? Voilà sans mentir un abandon bien payé, pour être aussi aveugle et fait sans aucun discernement de la volonté de Dieu sur elle. On doit voir de terribles effets et d'étranges suites de cette âme qui n'est plus, mais qui est, dites-vous, toute perdue en Dieu. « C'est en effet » une chose horrible, qu'une âme ainsi nue des dons et des » grâces de Dieu. On ne pourrait croire à moins d'expérience,

>> ce que c'est; mais c'est encore peu. Si elle conservait sa beauté,

>>

>>

» il la lui fait perdre, et la fait devenir laide. Jusques ici l'âme » s'est bien laissé dépouiller des dons, grâces, faveurs, facilité » au bien; elle a perdu toutes les bonnes choses, comme les austérités, le soin des pauvres, la facilité à aider le prochain; >> mais elle n'a pas perdu les divines vertus. Cependant ici il les » lui faut perdre quant à l'usage, car quant à la réalité, il l'imprime fortement dans l'âme : elle perd la vertu comme vertu, >> mais c'est pour la recouvrer toute en Jésus-Christ. Cette âme » dans le commencement de ce degré, a encore quelque figure » de ce qu'elle était autrefois; il lui reste une certaine impres>>sion secrète et cachée de Dieu, comme il reste dans un corps >> mort une certaine chaleur qui s'éteint peu à peu cette âme » se présente à l'oraison, à la prière, mais tout cela lui est » bientôt ôté. Il faut perdre toute oraison, tout don de Dieu; » elle ne la perd pas pour une, deux, ou trois années, mais » pour toujours. Toute facilité au bien, toutes vertus lui sont

ôtées; elle reste nue et dépouillée de tout; le monde qui l'es> timait tant autrefois, commence à en avoir horreur; l'âme se >> corrompt peu à peu; autrefois c'était des faiblesses, des chutes, >> des défaillances; ici c'est une corruption horrible, qui devient » tous les jours plus forte et plus horrible. O Dieu! quelle >> horreur pour cette âme! Elle est insensible à la privation » du soleil de justice; mais de sentir la corruption, c'est ce qu'elle ne peut souffrir: O Dieu! que ne souffrirait-elle pas plutôt ! C'est cependant un faire le faut; il faut expérimenter

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>>

rejeter. Aussi je ne crains plus d'être séparée de lui. O amour! Vous ne rejetez plus une telle âme, et l'on peut dire qu'elle est pour toujours confirmée en amour. Le bien-aimé ne voyant rien en son épouse qui ne soit de lui, n'en détourne plus ses regards et son amour, comme il ne peut jamais cesser de se regarder et de s'aimer soi-même. Ibidem, p. 176.

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