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DIRECT. Depuis celle-là, ma fille, vous ne vous souvenez point d'en avoir eu d'autres, ni que Dieu vous ait fait entendre sa voix?

PÉNIT. Je n'ai rien dissimulé de la vérité.

DIRECT. Les miséricordes de Dieu vous perdront, madame, si vous n'y remédiez, et je voudrais pour beaucoup, que vous n'eussiez jamais entré aux petites Carmelites. On devrait une bonne fois bannir le simages du temple de Dieu, puisqu'elles sont si funestes à la simplicité de l'acte dans l'oraison.

PÉNIT. J'aurai toujours, mon père, beaucoup de peine à ne penser à rien (1) ou à si peu de chose que ce que vous me prescrivez.

Mon père, je vous prie de m'écouter. Je connais des gens à qui il ne coûte rien d'avaler des pilules, ils nous disent qu'elles passent sans se faire sentir, que ce n'est rien ; et c'est justement ce rien qui m'est insupportable; car il me semble que le gosier est fait pour avaler un aliment que les dents ont broyé, que le palais a savouré, et qui se fait sentir en son passage.

DIRECT. Que voulez-vous dire, madame, avec vos pilules?

PÉNIT. Je veux dire, mon père, que l'homme est fait pour recevoir dans son entendement des choses que son imagination lui fournit, que sa mémoire lui rappelle, ou qu'il connaît de luimême ; en un mot, qu'il est fait pour penser, que c'est sa nature, et que ce ne peut être que par des secours bien extraordinaires qu'il se réduit à ne penser à rien, c'est-à-dire à ne point penser.

Les femmes surtout souffrent beaucoup dans ce pénible exercice que vous appelez une suspension de toutes les facultés, et un total anéantissement: Elles sont vives et inquiètes; il faut qu'elles pensent à quelque chose: Si vous leur défendez les bonnes pensées, elles en auront de mauvaises, plutôt que de n'en avoir au

cunes.

Un esprit vif à qui l'on défend toute pensée, toute image, et toute vérité vive et distincte, n'appréhendez-vous point, mon père, qu'il ne tombe dans le vide, dans la sécheresse, et dans les tentations sur de certaines choses bien fâcheuses et humiliantes? Vous m'entendez bien.

DIRECT. Ce n'est pas de vous, ma fille, que vous entendez parler?

PÉNIT. De moi, mon père, comme des autres; et je voudrais

(1) C'est un grand effort pour une âme, que de passer des heures entières dans l'oraison muette, humble et soumise sans agir, sans connaître, ni tâcher même de comprendre quoi que ce soit. Molinos, Guide spirituelle, liv. 1, chap. 7, n. 46.

bien après l'oraison de simple regard, en être quitte à un grand vide de cerveau, à des sécheresses, à des rompemens de tête et à de fâcheuses migraines qui ne me manquent jamais; mais n'importe, je suis résolue de passer par toutes ces épreuves pour devenir une parfaite abandonnée.

DIRECT. Ce mot, madame, me fait souvenir du parfait abandon de l'âme, qui suppose en elle le retranchement de toute propriété et activité; matière en vérité bien importante, et celle dont vous demandiez particulièrement d'être instruite dès le commencement de cet entretien : Je ne sais comment il est arrivé que nous avons passé d'un discours à un autre, sans avoir rien touché de ce que j'avais préparé sur cela pour contenter votre curiosité. Ne vous en repentez pas néanmoins, et reconnaissez devant Dieu que vous aviez besoin de cette dernière leçon sur l'oraison de simple regard, pour plier votre entendement à ne penser non plus que si vous n'en aviez point.

Tenez, madame, j'ai connu une jeune fille de dix-huit ans (je la dirigeais et la disposais à la contemplation acquise), elle m'ouvrit un jour son cœur sur toutes les petites peines qu'elle éprouvait dans les voies de Dieu et surtout dans l'oraison. C'était un esprit libre, enjoué; elle me dit brusquement: Voulez-vous, mon père, que je vous dise franchement ce qui en est? je ne saurais penser à la Suisse; quand je pense il faut que ce soit à quelque chose. Je lui repartis qu'elle ne pensât à rien : C'est, me dit-elle, ce qui est absolument impossible, et n'osant point penser à de bonnes choses, je pense à des sottises; c'est tout ce qui me reste car votre vue confuse et indistincte de Dieu, cela est bientôt expédié, et je n'en ai pas pour deux instans; elle me fit un peu rire. Hélas! présentement, madame, je voudrais que vous la connussiez, c'est une souche, c'est une poutre, c'est un corps mort (1); elle est si fort vidée de son propre esprit, on l'a

(1) Vouloir agir activement, c'est offenser Dieu, lequel veut être le seul agent; et pour cela il faut s'abandonner à lui et demeurer ensuite comme un corps mort. La nature agissante empêche l'opération de Dieu et la vraie perfection, parce que Dieu veut agir en nous sans nous. Propositions de Molinos condamnées.

Il y en a qui sont élevés par une grâce extraordinaire ; de sorte que l'âme se trouve quasi dans une pure passiveté; elle n'agit plus, elle ne fait que pâtir, recevant les lumières divines en leur entendement, et les transports amoureux, et les ardeurs sacrées en leur volonté; d'elles-mêmes elles ne s'appliquent à quoi que ce soit. L'abbé d'Estival, Conférences mystiques.

Demande de Philothée dans les mêmes Conférences mystiques de l'abbé d'Estival. J'opinerais pourtant de ce qui a été dit pour les actes, et que vous nous donnerez permission de descendre de temps en temps à la méditation affective, ou comme vous avez dit, aux aspirations amoureuses: Et en vérité ce ne serait pas une petite consolation pour la pauvre nature qui est si souvent

si fort accoutumée à ne plus faire aucune opération, qu'on dirait qu'elle l'a perdu. Ses parens et ses amis, qui n'étant point des nôtres, ne peuvent approuver son genre de vie, font malicieusement courir le bruit que les excès qu'elle a faits dans la prière, ont altéré sa raison, et l'ont rendue imbécile. Je vous la ferai connaître, c'est une bonne âme. Mais adieu, je yous chasse, il est heure indue.

PÉNIT. Je ne m'en apercevais pas en votre compagnie, mon père, il faut pourtant s'en priver et se recommander à vous. DIRECT. A moi, fort bien, et non pas à mes prières.

DIALOGUE III.

Propriété et activité, source de tout mal selon les Quiétistes. Obscurité, embarras et contradictions de cette doctrine. Qu'elle ruine la liberté de l'homme et sa coopération à la grâce; erreur condamnée d'anathème par le concile de Trente.

PENITENTE. Que j'ai perdu, mon père, de ne vous avoir pas encore entendu discourir à fond de ce principe corrompu de toutes nos actions, que vous appelez propriété et activité.

DIRECTEUR. Pourquoi, madame?

PÉNIT. Parce, mon père, que ce que vous m'en auriez appris, m'aurait été d'un grand secours dans une conversation que j'eus avant-hier avec mon beau-frère.

DIRECT. Qui? monsieur l'abbé?

PÉNIT. Lui-même, le docteur de Sorbonne.

DIRECT. Voilà, madame, un nom fort respectable. N'êtes-vous point encore toute émue, quand vous pensez que vous avez osé tenir contre un docteur? que serait-ce, si vous aviez disputé contre votre curé? ce personnage si éclairé, cet homme de bien; mais contre votre évêque, quelle rebellion?

Apprenez, ma fille, que chez nous, on ne fait aucune acception du plus ou du moins des dignités ecclésiastiques, et que la mesure de notre estime, de nos déférences et de notre vénération, est celle de l'union plus intime, et plus essentielle d'une âme avec Dieu par l'oraison de simple regard.

Mais, sans sortir de notre sujet, sachons, je vous supplie, ma accablée dans les sécheresses et dans les distractions. Notre esprit naturel aurait un peu plus de liberté; il est extrêmement resserré dans le simple regard, où l'on restreint son activité à ne rien faire; et quoique les aspirations affectives soient des actes de volonté, l'entendement pourtant y a toujours grande part. Réponse du directeur. Tous ces moyens de nature que vous proposez, Philothée, ne sont pas fort propres pour me porter du côté dés actes et des aspirations. Je préférerai toujours la pure passiveté, la mort et le néant de l'entendement, à toutes les plus belles aspirations.

chère fille, quelle a été l'occasion, le progrès et les suites de l'entretien que vous avez eu avec monsieur le docteur ?

PÉNIT. Ce fut, mon père, jeudi dernier, qu'on apporta le chanteau au logis, pour rendre demain le pain bénit.

DIRECT. Comment cela nous menera-t-il à la propriété et à l'activité ?

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PÉNIT. Vous le verrez, mon père : Nous venions de dîner quand les bedeaux entrèrent. Ils furent à peine sortis, que mon beaufrère me souriant: Hé bien, ma sœur me dit-il, vous rendrez le pain bénit dimanche prochain? Il y a apparence, lui dis-je. Si l'on en juge par les apparences, repartit-il, j'oserais bien assurer que vous ne le rendrez pas. Que voulez-vous dire, mon frère, lui répondis-je ? dans quelle pieuse distraction êtes-vous; hé ne voyez-vous pas le chanteau que les bedeaux de notre paroisse ont laissé sur la table? Le chanteau n'est rien, continuat-il, et les bedeaux encore moins. Oh, oh, lui dis-je, à qui en avez-vous donc ? cela est fort plaisant, je vous assure : plus plaisant, reprit mon beau-frère, que vous ne pensez, et que vous ne sauriez dire; mais je persiste à vous soutenir que vous ne rendrez pas dimanche le pain bénit. Vous avez donc révélation que je mourrai avant dimanche ? Vous ne mourrez point pour cela, me dit-il; mais vous serez à la vérité fort embarrassée. Hé, de quoi, lui dis-je, embarrassée? c'est vraiment un grand embarras que de rendre un pain bénit! Vous avez donc, me demanda-t-il, une grande envie de le rendre? Fort grande, lui dis-je. Vous songerez à l'ordonner dès aujourd'hui? Moi, ou mes gens, ajoutaije: Et s'ils y manquaient vous en seriez fâchée? Oui en vérité. Et dimanche, poursuivit-il, vous vous préparerez à aller à l'église, vous choisirez votre offrande selon votre dévotion, et vous rendrez votre pain bénit? Qui en doute? Moi, me dit-il, en riant; et ma raison est que je ne saurais me persuader que ma belle-sœur s'expose à faire un péché, plutôt que de manquer à une pure cérémonie, et où il n'y a au plus qu'une obligation de bienséance. Comment, mon frère, un péché? je suis bien simple, et je m'aperçois bien tard que vous plaisantez, sans voir néanmoins, je vous l'avoue; sur quoi peut rouler la plaisanterie. Je parle, dit-il, fort sérieusement, ma sœur, et je vous soutiens, que songer à faire un pain bénit, songer à l'aller présenter à l'autel avec une pièce d'or, telle que vous la jugez convenable, se soumettre soi et son offrande à la bénédiction du prêtre, que tout cela est une action qui part de notre volonté pure; que l'on n'en userait pas ainsi, si l'on ne s'y était absolument déterminé soi-même; qu'il n'y a donc point là d'évacuation de notre propre action que l'esprit d'Adam se retrouve là tout entier : et que

:

si vous en étiez tout-à-fait dépouillée, vous demeureriez sur cela dans une parfaite indifférence, et ne feriez jamais la démarche de rendre le pain bénit.

DIRECT. Ne trouvâtes-vous pas, ma fille, aisément ce qu'il fallait lui répondre?

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PÉNIT. Je vous avoue, mon père, que je ne m'attendais pas à cette subtilité de mon beau-frère ; je demeurai assez interdite mais ayant un peu repris mes esprits, je crus que je pouvais lui répondre : Et afin que je connaisse si j'ai parlé juste, dites-moi, mon père, ce que vous lui auriez répondu vous-même.

DIRECT. Que la coutume, la qualité de paroissienne, l'usage, votre tour qui revenait, le chanteau, étaient des raisons plus que suffisantes pour s'acquitter de ce devoir envers votre curé et votre paroisse, qu'il ne vous fallait point d'autre indice de la volonté de Dieu, que celui-là; qu'ainsi ce genre de détermination, surtout pour une action de petite importance, ne pouvait que très-injustement, et même très-ignoramment (vous pouviez aller jusque-là), être qualifié de péché.

PÉNIT. Jeneluiai presque pas, mon père, répondu autre chose. DIRECT. Cela lui devait fermer la bouche.

PÉNIT. Au contraire, il prit occasion de ce que j'avais dit : que rendre le pain bénit, était une action presque indifférente, et qui ne méritait point, pour s'y résoudre, de mouvement extraordinaire; de me dire que je reconnaissais donc dans les hommes plusieurs genres d'actions; et il m'expliqua sa pensée, en me demandant si je ne savais pas bien distinguer les actions nécessaires et naturelles, comme manger, dormir, tousser, faire digestion, d'avec les actions libres mais indifférentes, comme parler de nouvelles, de la pluie et du beau temps, se promener dans une allée plutôt que dans une autre, et celles-ci d'avec les actions libres et mauvaises, comme parler mal de quelqu'un, voler, tuer, s'enivrer; et ces dernières encore d'avec les actions vertueuses, comme prier Dieu, donner l'aumône, empêcher la médisance, s'humilier, entendre la messe, communier. Je lui dis que je connaissais ces différences. Il me demanda si je croyais que les actions vertueuses se pouvaient faire sans la grâce de Dieu. Je n'avais garde, mon père, de parler contre nos principes, en lui répondant que la grâce n'y était pas nécessaire. Je m'avançai de lui dire que j'ignorais quelle grâce restait encore à un pécheur qui commet une action mauvaise, mais qu'il me semblait qu'il ne fallait nulle grâce particulière pour les actions purement indifférentes, encore moins pour les naturelles; pour manger, par exemple, si ce n'est, lui dis-je en riant, la grâce du bon appétit, et pour dormir, celle du louable exercice. Il parut content de

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