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SUR LE QUIÉTISME.

DIALOGUE PREMIER.

Que l'oraison de simple regard dispense et tient lieu selon les Quiétistes de toutes les autres prières, et même des bonnes œuvres. Qu'elle empêche de faire le bien auquel on se sent porté et qu'on a volonté de faire. Que sous prétexte de n'écouter que Dieu, et de suivre ses mouvemens, on omet les devoirs les plus essentiels. Différence de la doctrine des Catholiques et des Quiétistes sur les motions divines. Contradictions des derniers sur ce sujet.

LE DIRECTEUR. Ah madame ! quelle consolation pour moi de vous voir aujourd'hui ; je songeais à vous lorsqu'on vous a annoncée, et il me semblait qu'on ne vous avait point vue depuis ce jour que je vous dressai un plan de toute notre doctrine, et en si que vous comprîtes si bien peu de temps. Je commençais tout de bon à être fort inquiet de votre santé qui m'est très-chère, comme vous savez: il y a dans ma chambre un billet tout écrit que j'allais envoyer ce matin chez vous par le petit saint, pour apprendre de vos nouvelles.

LA PÉNITENTE. Il ne vous en aurait pas rapporté de fort bonnes, mon père; on ne peut être plus languissante que je l'ai été ces jours-ci.

DIRECT. Vous m'affligez, madame; mais levez un peu vos coiffes, que je vous voie mieux. Comment? vous avez le meilleur visage du monde; l'œil fort sain, un teint frais, et votre embonpoint ordinaire. Vous verrez, madame, que ce sont quelques légers accès de fièvre tierce, auxquels vous êtes si sujette; il y paraît à vos mains.

PÉNIT. Trouvez-vous, mon père? Cependant je vous dirai que la fièvre est le moindre des maux que j'ai soufferts depuis la dernière visite que je vous ai rendue, j'ai bien eu d'autres peines que celles-là.

DIRECT. Quoi donc ?

PÉNIT. Ah mon père ! j'ai essuyé des tracasseries et des hu-` meurs de mon mari, qui m'ont pensé faire tourner l'esprit. DIRECT. Des leçons de l'indigne homme?

PENIT. Ma belle-mère.

DIRECT. Encore?

PÉNIT. Plus ignorante et plus dogmatisante que jamais, mon père. Elle a remarqué que depuis quelque temps je me dis

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pensais de la prière que l'on fait régulièrement le soir (1) et le matin chez moi; que je négligeais d'aller au sermon; et, comme elle dit, d'entendre la parole de Dieu. (Si je vous vois rarement, mon père, je profite du moins de vos instructions.) Elle a su aussi que je m'étais enfermée tout un dimanche matin, et que j'avais perdu la messe.

DIRECT. Ne feignites-vous pas du moins sur le midi d'en aller chercher quelqu'une à l'église la plus proche? car il faut prévenir les grands scandales par bienséance.

PÉNIT. Oh, oui, mon père.

DIRECT. Et Vous entendîtes la messe?

PÉNIT. Non, Dieu merci, car on n'en disait plus.

DIRECT. Vous aviez vos raisons?

PÉNIT. Et de pressantes, mon père. J'étais ce jour-là exposée à entendre la messe sans goût, sans attrait, sans la moindre motion divine. Ce fut le jour, qu'en suivant votre conseil, je me livrai à Dieu pour la première fois de ma vie, par le parfait abandon; et, après trois bonnes heures de simple regard, j'en sortis comme j'y étais entrée, c'est-à-dire, dans une sécheresse et une dureté de cœur pour le sacrifice, telle que je me crus fort heureuse de trouver toutes les messes dites; car autrement étant à l'église toute portée, je pouvais succomber, ce qui m'aurait fort éloignée de Dieu.

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DIRECT. Hélas oui, ma chère dame, et vous êtes au contraire une âme bien chérie de Dieu, d'avoir, comme on dit, perdu la messe ce dimanche-là, en l'état où vous étiez sans motion divine, et sans aucune inspiration extraordinaire (2). Hé bien, ils vous diront, ces bons catholiques, ces diseurs de prières vocales, ces gens qui récitent leurs psaumes et leurs matines ( je parle de monsieur votre mari, et de madame votre belle-mère), ils vous diront que toute bonne pensée et toute bonne action vient de Dieu, et est un effet de la grâce prévenante, qui tantôt agit sur le cœur des hommes, et leur fait vouloir le bien par voie de douceur et d'insinuation; tantôt va jusqu'à vaincre en eux la résistance qu'ils apportent aux saints mouvemens, et aux bonnes inspirations, quelquefois aussi fortifie leur volonté contre le mal et contre les occasions du péché ; car voilà leur doctrine : Et qui ne dirait pas, madame, qu'elle approche fort de la pu(1) L'âme n'est pas plutôt appelée au silence intérieur, qu'elle ne doit pas se charger de prières vocales. Moyen court, pag. 67.

(2) L'âme doit se laisser mouvoir par l'esprit vivifiant qui est en elle, en suivant le mouvement de son action et n'en suivant point d'autre........ Il faut nécessairement entrer dans cette voie qui est la motion divine. Il faut donc demeurer en paix, et ne nous mouvoir que quand Dieu nous meut. Moyen

court.

reté de la nôtre, lors surtout qu'ils veulent bien appeler cette grâce prévenante, un mouvement divin, et même une motion divine, si la phrase était plus française; car ils avouent que l'homme n'étant point naturellement et de lui-même porté au bien, capable au contraire de tout mal, cette grâce qui le dispose à la vertu, et qui la lui fait pratiquer, est surnaturelle ; que c'est un mouvement qui ne vient point de la nature, mais qui est extraordinaire et divin.

PÉNIT. En quoi donc, mon père, différons-nous en ce point de ces bons catholiques? que je le sache enfin une fois pour

toutes.

DIRECT. Les plus parfaits d'entre eux avec ces dépendances absolues de la grâce, où ils se croient être, au lieu de l'attendre paisiblement sans trouble et sous le nom de motion divine (1),* et de Dieu seul, ils la demandent à Dieu sous ce seul nom de grâce, par des prières ferventes et continuelles, dans les larmes, dans les gémissemens; ils jeûnent, veillent, psalmodient, usent leur corps par des austérités extérieures, s'excitent à la vertu, font de grands efforts vers la sainteté, ignorant parfaitement en quoi elle consiste. Chez nous au contraire, sans s'arrêter à toutes ces minuties (2) (mais vous le savez comme moi, et c'est, ma chère fille, me faire parler plus d'une fois sur le même sujet), chez nous, dis-je, il n'en coûte autre chose que de se mettre

(1) S'il faut que l'esprit qui est en nous, à la motion duquel nous nous abandonnons, le demande pour nous, ne devons-nous pas le laisser faire? Pourquoi après cela nous accabler de soins superflus, et nous fatiguer dans la multiplicité de nos actes, sans jamais demeurer en repos? Moyen court.

Elle ne saurait rien demander, ni rien désirer de lui, à moins que ce ne fût lui-même qui lui en donnât le mouvement. Explication du Cantique des Cantiques, pag. 208.

(2) Lorsque l'âme s'élève jusqu'au Créateur, alors Dieu la prend par la main, et la mène sans l'aide du raisonnement par le chemin de la pure foi. Alors il fait que l'entendement abandonne toutes les réflexions et tous les raisonnemens il fait avancer l'âme, et la retire de l'état sensible et matériel où elle était, par le moyen de la connaissance obscure d'une foi simple, sans qu'elle ait besoin, pour l'aimer, de la persuasion ni de l'instruction de l'enten. dement; parce que de cette manière, son amour serait fort imparfait, et qu'il dépendrait trop des créatures. Molinos, Introduction à la Guide spirituelle, sect. I, n. 2.

L'âme dans la contemplation doit laisser tous les raisonnemens, demeurer dans le silence, repousser toutes les imaginations et se fixer toute à Dieu. Ibidem, n. 3.

Il y a deux sortes de Spirituels, des intérieurs et des extérieurs : ceux-ci cherchent Dieu au dehors par le secours du raisonnement, de l'imagination et des réflexions; ils tâchent d'acquérir la vertu à force d'abstinences, de macérations et d'austérités ; ils revêtent le cilice, se donnent la discipline, se tiennent dans le silence et se mettent en la présence de Dieu, en se le figurant tantôt sous l'idée d'un pasteur, tantôt sous celle d'un médecin, quelquefois sous celle d'un père ou d'un maître. C'est le chemin extérieur et la voie de

en la présence de Dieu, se plonger dans l'oraison de simple regard, écouter Dieu dans le regard intérieur, dans un saint et doux repos, et dans une quiétude parfaite, sans plus l'importuner par des prières vocales, sans s'user l'esprit par des mentales, sans se perdre les yeux par des lectures de l'Ancien et du Nouveau Testament. Encore une fois, on écoute Dieu luimême, on est attentif à sa parole; et les choses que l'on sent dans la suite de sa vie qu'il nous commande ou qu'il nous défend, sont celles sans aucun doute qu'il faut faire ou laisser. Sans cette précaution, ma fille, tenez pour une chose assurée, que plus vous vous sentirez de pente à faire une bonne action, je dis très-bonne et très-vertueuse action, conforme à la loi de Dieu et aux préceptes de l'Église, plus vous devez vous défier de yous-même et regarder cette sorte d'inclination à une telle ́pratique chrétienne, comme un écueil de votre perfection, et comme un piége dangereux que le démon tend à votre sainteté. Ainsi en use le commun des chrétiens; ils sont tentés de jeûner au pain et à l'eau, ils jeûnent; de donner l'aumône, ils la donnent; de visiter les pauvres dans les hôpitaux, ils les visitent ont-ils consulté Dieu dans l'oraison de simple regard ? jamais; ont-ils attendu qu'il leur ait parlé plus sensiblement que si c'était une voix articulée ? point du tout. Ils vous disent froidement qu'il leur suffit en cette rencontre de savoir que ces choses sont de l'esprit de J.-C., selon la doctrine de l'Évangile, et selon la pratique des Saints, pour s'y abandonner de tout leur cœur, et y trouver avec la grâce de Dieu leur sanctification. Voilà comme ils raisonnent.

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PENIT. Pauvres gens, et bien à plaindre, mon père, à la vérité! DIRECT. Encore plus, ma fille, que vous ne pouvez penser, puisque dans toutes ces pratiques si pénibles et si spécieuses, n'attendant point pour se remuer que Dieu les remue (1), ne ceux qui commencent: mais les vrais spirituels, retirés dans le fond de leur âme, se recueillent sans tout cela. Molinos, Guid. Spirit. L. 3, c. 1, n. I. Il n'y a plus rien pour l'âme, plus de réglemens, plus d'austérités. Livre des Torrens.

(1) L'âme doit se laisser mouvoir et porter par l'esprit vivifiant qui est en elle, en suivant le mouvement de son action, et n'en suivant point d'autre. Moyen court, pag. 81.

Marthe faisait de bonnes choses, mais parce qu'elle les faisait par son propre esprit, Jésus-Christ l'en reprit. Marie, dit-on, a choisi la meilleure part, la paix, la tranquillité et le repos : elle cesse d'agir en apparence pour se laisser mouvoir par l'esprit de Jésus-Christ, et c'est pourquoi il est nécessaire de renoncer à ses opérations propres pour suivre Jésus Christ. Moyen court.

pag. 91.

Il faut donc demeurer en paix et ne nous mouvoir que lorsqu'il nous

meut. Ibid.

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songeant point à faire mourir leur propre action, remplis au contraire, comme nous disons, de propriété et d'activité, ils ne font toutes choses les meilleures du monde, si vous le voulez, et les plus vertueuses actions, que parce qu'ils les veulent faire : ils n'évitent le péché que parce qu'ils ont résolu de l'éviter. Ainsi comme ils ne se vident jamais de leur propre esprit, ils sont toujours fort éloignés de se remplir de l'esprit de Dieu.

PÉNIT. En un mot, mon père, ils travaillent beaucoup pendant toute leur vie à ne rien faire.

DIRECT. Justement, ma fille.

PÉNIT. Vous dites donc, mon père, que la propriété et l'activité qui se mêlent dans nos actions, en font toute l'impureté (1).

DIRECT. Je le dis ainsi.

PÉNIT. C'est-à-dire, que plus nous nous affectionnons à une telle vertu, à un certain exercice de piété, plus nous péchons. DIRECT. Sans doute.

PÉNIT. Que s'il m'arrivait, par exemple, d'être portée violemment à donner l'aumône à un pauvre, ce serait alors que je devrais m'abstenir de la lui donner?

DIRECT. Continuez.

PÉNIT. Que je devrais regarder cela comme une tentation?
DIRECT. Vous concluez juste.

PÉNIT. Il semble donc, mon père, que si je sentais quelque répugnance à secourir ce pauvre, ce serait une raison pour lui ouvrir ma bourse?

DIRECT. Il le semble en effet.

PÉNIT. Car, mon père, je ne saurais soupçonner dans une pareille action le moindre attachement ni la moindre propriété. DIRECT. Cela est vrai, ma fille.

PÉNIT. Oh, mon père, cela est vrai! Pardonnez-moi, s'il vous plaît, mais vous me jetez dans d'horribles scrupules.

DIRECT. Comment donc?

PÉNIT. Viens-je pas de vous dire que dimanche dernier je n'entendis pas la messe ?

DIRECT. Hé bien.

PÉNIT. Parce que je ne me sentais nulle inclination, nulle pente, rien au contraire que de la répugnance à entendre la messe, et même à me trouver à l'église ce dimanche-là.

DIRECT. Je l'ai compris de cette manière.

(1) Rien n'est opposé à Dieu que la propriété, et toute la malignité de l'homme y est posée. Moyen court.

L'impureté si opposéeà l'union divine, est la propriété et l'activité. Ibid. La seule propriété peut causer le péché. Livre des Torrens.

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