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DES GRANDS D'UNE RÉPUBLIQUE.

La plus grande passion de ceux qui ont les premières places dans un état populaire n'est pas le désir du gain et de l'accroissement de leurs revenus, mais une impatience de s'agrandir, et de se fonder, s'il se pouvait, une souveraine puissance sur la ruine de celle du peuple. S'il s'est assemblé pour délibérer à qui des citoyens il donnera la commission d'aider de ses soins le premier magistrat dans la conduite d'une fête ou d'un spectacle, cet homme ambitieux, et tel que je viens de le définir, se lève, demande cet emploi, et proteste que nul autre ne peut si bien s'en acquitter. Il n'approuve point la nomination de plusieurs; et de tous les vers d'Homère il n'a retenu que celui-ci :

Les peuples sont heureux quand un seul les gouverne.

Son langage le plus ordinaire est tel: Retirons-nous de cette multitude qui nous environne; tenons ensemble un conseil particulier où le peuple ne soit point admis; essayons même de lui fermer le chemin à la magistrature. Et s'il se laisse prévenir contre une personne d'une condition privée, de qui il croie avoir reçu quelque injure; « Cela, dit-il, ne se peut souffrir, et il faut que >> lui ou moi abandonnions la ville. » Vous le voyez se promener dans la place, sur le milieu du jour, avec des ongles propres, la barbe et les cheveux en bon ordre; repousser fièrement ceux qui se trouvent sur ses pas; dire avec chagrin aux premiers qu'il rencontre que la ville est un lieu où il n'y a plus moyen de vivre; qu'il ne peut plus tenir contre l'horrible foule des plaideurs, ni supporter plus long-temps les longueurs, les crieries et les mensonges des avocats; qu'il commence à avoir honte de se trouver assis dans une assemblée publique, ou sur les tribunaux, auprès d'un homme mal habillé, sale, et qui dégoûte; et qu'il n'y a pas un seul de ces orateurs dévoués au peuple qui ne lui soit insupportable. Il ajoute que c'est Thésée qu'on peut appeler le premier auteur de tous ces maux (1); et il fait de pareils discours aux étrangers qui arrivent dans la ville, comme à ceux avec qui il sympathise de mœurs et de sentimens.

(1) Thésée avait jeté les fondemens de la république d'Athènes, en établissant l'égalité entre les citoyens.

La Bruyère.

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D'UNE TARDIVE INSTRUCTION.

Il s'agit de décrire quelques inconvéniens où tombent ceux qui,

ayant méprisé dans leur jeunesse les sciences et les exercices, veulent réparer cette négligence, dans un âge avancé, par un travail souvent inutile. Ainsi un vieillard de soixante ans s'avise d'apprendre des vers par cœur, et de les réciter à table dans un festin (1), où, la mémoire venant à lui manquer, il a la confusion de demeurer court. Une autre fois, il apprend de son propre fils les évolutions qu'il faut faire dans les rangs à droite ou à gauche, le maniement des armes, et quel est l'usage à la guerre de la lance et du bouclier. S'il monte un cheval que l'on lui a prêté, il le presse de l'éperon, veut le manier; et, lui faisant faire des voltes ou des caracoles, il tombe lourdement et se casse la tête. On le voit tantôt pour s'exercer au javelot le lancer tout un jour contre l'homme de bois (2), tantôt tirer de l'arc, et disputer avec son valet lequel des deux donnera mieux dans un blanc avec des flèches; vouloir d'abord apprendre de lui, se mettre ensuite à l'instruire et à le corriger, comme s'il était le plus habile. Enfin, se voyant tout nu au sortir d'un bain, il imite les postures d'un lutteur; et, par le défaut d'habitude, il les fait de mauvaise grâce, et il s'agite d'une manière ridicule.

E

CHAPITRE XXVIII.

DE LA MÉDISANCE.

Je définis ainsi la médisance, une pente secrète de l'âme à penser mal de tous les hommes, laquelle se manifeste par les paroles. Et pour ce qui concerne le médisant, voici ses mœurs: Si on l'interroge sur quelque autre, et que l'on lui demande quel est cet homme, il fait d'abord sa généalogie : son père, dit-il, s pelait Sosie (3), que l'on a connu dans le service, et parmi les troupes, sous le nom de Sosistrate; il a été affranchi depuis ce temps, et reçu dans l'une des tribus de la ville (4) : pour sa mère, c'était une noble Thracienne; car les femmes de Thrace,

(1) Voyez le chap. DE LA BRUTALITÉ.

, s'ap

(2) Une grande statue de bois qui était dans le lieu des exercices, pour apprendre à darder.

(3) C'était chez les Grecs un nom de valet ou d'esclave.

(4) Le peuple d'Athènes était partagé en diverses tribus.

ajoute-t-il, se piquent la plupart d'une ancienne noblesse (1): celui-ci, né de si honnêtes gens, est un scélérat 'qui ne mérite que le gibet. Et retournant à la mère de cet homme qu'il peint avec de si belles couleurs, elle est, poursuit-il, de ces femmes qui épient sur les grands chemins les jeunes gens au passage, et qui, pour ainsi dire, les enlèvent et les ravissent. Dans une compagnie où il se trouve quelqu'un qui parle mal d'une personne absente, il relève la conversation: Je suis, dit-il, de votre sentiment; cet homme m'est odieux, et je ne le puis souffrir : qu'il est insupportable par sa physionomie! y a-t-il un plus grand fripon et des manières plus extravagantes? Savez-vous combien il donne à sa femme pour la dépense de chaque repas? trois oboles (2), et rien davantage; et croiriez-vous que dans les rigueurs de l'hiver, et au mois de décembre, il l'oblige de se laver avec de l'eau froide? Si alors quelqu'un de ceux qui l'écoutent se lève et se retire, il parle de lui presque dans les mênies termes. Nul de ses plus familiers amis n'est épargné : les morts même dans le tombeau ne trouvent pas un asile contre sa mauvaise langue (3).

(1) Cela est dit par dérision des Thraciennes, qui venaient dans la Grèce pour être servantes, et quelque chose de pis.

(2) Il y avait au-dessous de cette monnaie d'autres encore de moindre valeur. (3) Il était défendu chez les Athéniens de parler mal des morts par une loi de Solon, leur législateur.

DU DISCOURS PRONONCE A L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

CEUX qui, interrogés sur le discours que je fis à l'Académie française le jour que j'eus l'honneur d'y être reçu, ont dit sèchement que j'avais fait des caractères, croyant le blâmer en ont donné l'idée la plus avantageuse que je pouvais moi-même désirer; car le public ayant approuvé ce genre d'écrire où je me suis appliqué depuis quelques années, c'était le prévenir en ma faveur que de faire une telle réponse. Il ne restait plus que de savoir si je n'aurais pas dû renoncer aux caractères dans le disconrs dont il s'agissait; et cette question s'évanouit dès qu'on sait que l'usage a prévalu qu'un nouvel académicien compose celui qu'il doit prononcer le jour de sa réception, de l'éloge du roi, de ceux du cardinal de Richelieu, du chancelier Séguier, de la personne à qui il succède, et de l'Académie française. De ces cinq éloges il y en a quatre de personnels or je demande à mes censeurs qu'ils me posent si bien la différence qu'il y a des éloges personnels aux caractères qui louent, que je la puisse sentir, et avouer ma faute. Si, chargé de faire quelque autre harangue, je retombe encore dans des peintures, c'est alors qu'on pourra écouter leur critique, et peut-être me condamner; je dis peut-être, puisque les caractères, ou du moins les images des choses et des personnes, sont inévitables dans l'oraison, que tout écri-, vain est peintre, et tout excellent écrivain excellent peintre.

J'avoue que j'ai ajouté à ces tableaux, qui étaient de commande, les louanges de chacun des hommes illustres qui composent l'Académie française; et ils ont dû me le pardonner, s'ils ont fait attention qu'autant pour ménager leur pudeur que pour éviter les caractères, je me suis abstenu de toucher à leurs personnes, pour ne parler que de leurs ouvrages, dont j'ai fait des éloges critiques plus ou moins étendus selon que les sujets qu'ils y ont traités pouvaient l'exiger. J'ai loué des académiciens encore vivans, disent quelques uns. Il est vrai : mais je les ai loués tous; qui d'entre eux aurait une raison de se plaindre ? C'est une conduite toute nouvelle, ajoutent-ils, et qui n'avait point encore eu d'exemple. Je veux en convenir, et que j'ai pris soin de m'écarter des lieux communs et des phrases proverbiales usées depuis si long-temps, pour avoir servi à un nombre infini de pareils discours depuis la naissance de l'Académie française m'était-il donc si difficile de faire entrer Rome et Athènes, le Lycée et le Portique dans l'éloge de cette savante compagnie? « Être au comble de ses vœux de se voir aca» démicien; protester que ce jour où l'on jouit pour la première fois >> d'un si rare bonheur est le jour le plus beau de sa vie; douter si cet » honneur qu'on vient de recevoir est une chose vraie ou qu'on ait » songée; espérer de puiser désormais à la source des plus pures » eaux de l'éloquence française; n'avoir accepté, n'avoir désiré une

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>> telle place que pour profiter des lumières de tant de

personnes si >> éclairées; promettre que, tout indigne de leur choix qu'on se re>> connaît, on s'efforcera de s'en rendre digne : '» cent autres formules de pareils complimens sont-elles si rares et si peu connues que je n'eusse pu les trouver, les placer, et en mériter des applaudissemens? Parce donc que j'ai cru que, quoi que l'envie et l'injustice publient de l'Académie Française, quoi qu'elles veuillent dire de son âge d'or et de sa décadence, elle n'a jamais, depuis son établissement, rassemblé un si grand nombre de personnages illustres par toutes sortes de talens et en tout genre d'érudition qu'il est facile aujourd'hui d'y en remarquer, et que dans cette prévention où je suis, je n'ai pas espéré que cette compagnie pût être une autre fois plus belle à peindre, ni prise dans un jour plus favorable, et que je me suis servi de l'occasion, ai-je rien fait qui doive m'attirer les moindres reproches ? Cicéron a pu louer impunément Brutus, César, Pompée, Marcellus, qui étaient vivans, qui étaient présens; il les a loués plusieurs fois, il les a loués seuls, dans le sénat, souvent en présence de leurs ennemis, toujours devant une compagnie jalouse de leur mérite, et qui avait bien d'autres délicatesses de politique sur la vertu des grands hommes que n'en saurait avoir l'Académie française. J'ai loué les académiciens, je les ai loués tous, et ce n'a pas été impunément : que me serait-il arrivé si je les avais blâmés tous ?

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« Je viens d'entendre, a dit Théobalde, une grande vilaine harangue qui m'a fait bâiller vingt fois et qui m'a ennuyé à la mort. » Voilà ce qu'il a dit, et voilà ensuite ce qu'il a fait, lui et peu d'autres qui ont cru devoir entrer dans les mêmes intérêts. Ils partirent pour la cour le lendemain de la prononciation de ma harangue, ils allèrent de maisons en maisons, ils dirent aux personnes auprès de qui ils ont accès que je leur avais balbutié la veille un discours où il n'y avait ni style ni sens commun, qui était rempli d'extravagances, et une vraie satire. Revenus à Paris, ils se cantonnèrent en divers quartiers, où ils répandirent tant de venin contre moi, s'acharnèrent si fort à diffamer cette harangue, soit dans leurs conversations, soit dans les lettres qu'ils écrivirent à leurs amis dans les provinces, en dirent tant de mal, et le persuadèrent si fortement à qui ne l'avait pas entendue, qu'ils crurent pouvoir insinuer au public, ou que les caractères faits de la même main étaient mauvais, ou que s'ils étaient bons, je n'en étais pas l'auteur, mais qu'une femme de mes amies m'avait fourni ce qu'il y avait de plus supportable: ils prononcèrent aussi que je n'étais pas capable de faire rien de suivi, pas même la moindre préface; tant ils estimaient impraticable à un homme même qui est dans l'habitude de penser, et d'écrire ce qu'il pense, l'art de lier ses pensées et de faire des tran: i

tions.

:

Il firent plus violant les lois de l'Académie française, qui défendent aux académiciens d'écrire ou de faire écrire contre leurs confrères, ils lâchèrent sur moi deux auteurs associés à une même gazette (*) : ils les (*) Mercure galant.

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