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cette condition qu'ils donnent du temps à leurs créanciers. S'ils ont invité à dîner quelques uns de leurs amis, et qui ne sont que des personnes du peuple, ils ne feignent point de leur faire servir un simple hachis; et on les a vus souvent aller eux-mêmes au marché pour ces repas, y trouver tout trop cher, et en revenir sans rien acheter. Ne prenez pas l'habitude, disent-ils à leurs femmes, de prêter votre sel, votre orge, votre farine, ni même du cumin (1), de la marjolaine (2), des gâteaux pour l'autel (3), du coton, de la laine; car ces petits détails ne laissent pas de monter, à la fin d'une année, à une grosse somme. Ces avares, en un mot, ont des trousseaux de clefs rouillées dont ils ne se servent point, des cassettes où leur argent est en dépôt, qu'ils n'ouvrent jamais, et qu'ils laissent moisir dans un coin de leur cabinet ils portent des habits qui leur sont trop courts et trop étroits : les plus petites fioles contiennent plus d'huile qu'il n'en faut pour les oindre: ils ont la tête rasée jusqu'au cuir; se déchaussent vers le milieu du jour (4) pour épargner leurs souliers; vont trouver les foulons pour obtenir d'eux de ne pas épargner la craie dans la laine qu'ils leur ont donné à préparer, afin, disent-ils, que leur étoffe se tache moins (5).

CHAPITRE XI.

DE L'IMPUDENT, OU DE CELUI QUI NE ROUGIT DE RIEN.

L'IMPUD

IMPUDENCE est facile à définir: il suffit de dire que c'est une profession ouverte d'une plaisanterie outrée, comme de ce qu'il y a de plus contraire à la bienséance. Celui-là, par exemple, est impudent, qui, voyant venir vers lui une femme de condition, feint dans ce moment quelque besoin pour avoir occasion de se montrer à elle d'une manière déshonnête; qui se plaît à battre des mains au théâtre lorsque tout le monde se tait, ou à siffler les acteurs que les autres voient et écoutent avec plaisir; qui, couché sur le dos, pendant que toute l'assemblée garde un profond silence, fait entendre de sales hoquets qui (1) Une sorte d'herbe.

(2) Elle empêche les viandes de se corrompre, ainsi que le thym et le

laurier.

(3) Faits de farine et de miel, et qui servaient aux sacrifices.

(4) Parce que dans cette partie du jour le froid en toute saison était supportable.

(5) C'était aussi parce que cet apprêt avec de la craie, comme le pire de tous, et qui rendait les étoffes dures et grossières, était celui qui coûtait le

obligent les spectateurs de tourner la tête et d'interrompre leur attention. Un homme de ce caractère achète en plein marché des noix, des pommes, toute sorte de fruits, les mange, cause debout avec la fruitière, appelle par leurs noms ceux qui passent sans presque les connaître, en arrête d'autres qui courent par la place et qui ont leurs affaires : et s'il voit venir quelque plaideur, il l'aborde, le raille et le félicite sur une cause importante qu'il vient de perdre. Il va lui-même choisir de la viande, et louer pour un souper des femmes qui jouent de la flûte ; et montrant à ceux qu'il rencontre ce qu'il vient d'acheter, il les convie en riant d'en venir manger. On le voit s'arrêter devant la boutique d'un barbier ou d'un parfumeur (1), et là annoncer qu'il va faire un grand repas et s'enivrer.

Si quelquefois il vend du vin, il le fait mêler pour ses amis comme pour les autres sans distinction. Il ne permet pas à ses enfans d'aller à l'amphithéâtre avant que les jeux soient commencés, et lorsque l'on paie pour être placé, mais seulement sur la fin du spectacle, et quand l'architecte (2) néglige les places et les donne pour rien. Etant envoyé avec quelques autres citoyens en ambassade, il laisse chez soi la somme que le public lui a donnée pour faire les frais de son voyage, et emprunte de l'argent de ses collègues : sa coutume alors est de charger son valet de fardeaux au-delà de ce qu'il en peut porter, et de lui retrancher cependant de son ordinaire; et comme il arrive souvent que l'on fait dans les villes des présens aux ambassadeurs, il demande sa part pour la vendre. Vous m'achetez toujours, dit-il au jeune esclave qui le sert dans le bain, une mauvaise huile, et qu'on ne peut supporter: il se sert ensuite de l'huile d'un autre, et épargne la sienne. Il envie à ses propres valets, qui le suivent, la plus petite pièce de monnaie qu'ils auront ramassée dans les rues ; et il ne manque point d'en retenir sa part avec ce mot, MERCURE EST COMMUN (5). Il fait pis: il distribue à ses domestiques leurs provisions dans une certaine mesure dont le fond, creux par-dessous, s'enfonce en dedans et s'élève comme en pyramide; et quand elle est pleine, il la rase lui-même avec le rouleau le plus près qu'il peut..... (4). De même s'il paie à quelqu'un trente mines (5) qu'il lui doit, il fait si bien qu'il y manque quatre drachmes dont il profite. Mais, dans ces grands

(1) Il y avait des gens fainéans et désoccupés qui s'assemblaient dans leurs boutiques.

(2) L'architecte qui avait bâti l'amphithéâtre, et à qui la république donnait le louage des places en paiement.

(3) Proverbe grec, qui revient à notre « Je retiens part. »

(4) Quelque chose manque ici dans le texte.

(5) Mine se doit prendre ici pour une pièce de monnaie.

repas où il faut traiter toute une tribu (1), il fait recueillir par ceux de ses domestiques qui ont soin de la table le reste des viandes qui ont été servies, pour lui en rendre compte: il serait fâché de leur laisser une rave à demi mangée.

CHAPITRE XII.

DU CONTRE-TEMPS.

CETTE ignorance du temps et de l'occasion est une manière

d'aborder les gens, ou d'agir avec eux, toujours incommode et embarrassante. Un importun est celui qui choisit le moment

que son ami est accablé de ses propres affaires, pour lui parler

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des siennes; qui va souper chez sa maîtresse le soir même qu'elle a la fièvre; qui, voyant que quelqu'un vient d'être condamné en justice de payer pour un autre pour qui il s'est obligé, le prie néanmoins de répondre pour lui; qui comparaît pour servir de témoin dans un procès que l'on vient de juger; qui prend le temps des noces où il est invité, pour se déchaîner contre les femmes ; qui entraîne à la promenade des gens à peine arrivés d'un long voyage, et qui n'aspirent qu'à se reposer: fort capable d'amener des marchands pour offrir d'une chose plus qu'elle ne vaut, après qu'elle est vendue; de se lever au milieu d'une assemblée, pour reprendre un fait dès ses commencemens et en instruire à fond ceux qui en ont les oreilles rebattues, et qui le savent mieux que lui; souvent empressé pour engager dans une affaire des personnes qui, ne l'affectionnant point, n'osent pourtant refuser d'y entrer. S'il arrive que quelqu'un dans la ville doive faire un festin après avoir sacrifié (2), il va lui demander une portion des viandes qu'il a préparées : une autre fois, s'il voit qu'un maître châtie devant lui son esclave, « J'ai » perdu, dit-il, un des miens dans une pareille occasion; je le fis » fouetter, il se désespéra, et s'alla pendre. » Enfin, il n'est propre qu'à commettre de nouveau deux personnes qui veulent s'accommoder, s'ils l'ont fait arbitre de leur différent. C'est encore une action qui lui convient fort que d'aller prendre au milieu du repas pour danser (3) un homme qui est de sang-froid, et qui n'a bu que modérément.

(1) Athènes était partagée en plusieurs tribus. Voyez le chapitre DE LA MÉ

DISANCE.

(2) Les Grecs, le jour même qu'ils avaient sacrifié, ou soupaient avec leurs amis, ou leur envoyaient à chacun une portion de la victime. C'était donc un contre-temps de demander sa part prématurément et lorsque le festin était résolu, auquel on pouvait même être invité.

(3) Cela ne se faisait chez les Grecs qu'après le repas et lorsque les tables étaient enlevées.

DE L'AIR EMPRESSÉ.

Il semble que le trop grand empressement est une recherche importune, ou une vaine affectation de marquer aux autres de la bienveillance par ses paroles et par toute sa conduite. Les manières d'un homme empressé sont de prendre sur soi l'événement d'une affaire qui est au-dessus de ses forces, et dont il ne saurait sortir avec honneur, et, dans une chose que toute une assemblée juge raisonnable, et où il ne se trouve pas la moindre difficulté, d'insister long-temps sur une légère circonstance, pour être ensuite de l'avis des autres; de faire beaucoup plus apporter de vin dans un repas qu'on n'en peut boire; d'entrer dans une querelle où il se trouve présent, d'une manière à l'échauffer davantage. Rien n'est aussi plus ordinaire que de le voir s'offrir à servir de guide dans un chemin détourné qu'il ne connaît pas, et dont il ne peut ensuite trouver l'issue : venir vers son général, et lui demander quand il doit ranger son armée en bataille, quel jour il faudra combattre, et s'il n'a point d'ordres à lui donner pour le lendemain : une autre fois s'approcher de son père, Ma mère, lui dit-il mystérieusement, vient de se coucher, et ne commence qu'à s'endormir : s'il entre enfin dans la chambre d'un malade à qui son médecin a défendu le vin, dire qu'on peut essayer s'il ne lui fera point de mal, et le soutenir doucement pour lui en faire prendre. S'il apprend qu'une femme soit morte dans la ville, il s'ingère de faire son épitaphe; il y fait graver son nom, celui de son mari, de son père, de sa mère, son pays, son origine, avec cet éloge : « Ils avaient tous de la vertu (1). » S'il est quelquefois obligé de jurer devant des juges qui exigent son serment, « Ce n'est » pas, dit-il en perçant la foule pour paraître à l'audience, la première fois que cela m'est arrivé. »

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CHAPITRE XIV.

DE LA STUPIDITÉ.

La stupidité est en nous une pesanteur d'esprit qui accompagne nos actions et nos discours. Un homme stupide, ayant lui-même calculé avec des jetons une certaine somme, demande à ceux qui le regardent faire à quoi elle se monte. S'il est obligé de paraître dans un jour prescrit devant ses juges, pour se défendre dans un procès que l'on lui fait, il l'oublie entièrement, et part (1) Formule d'épitaphe.

pour la campagne. Il s'endort à un spectacle, et ne se réveille que long-temps après qu'il est fini, et que le peuple s'est retiré. Après s'être rempli de viandes le soir, il se lève la nuit pour une indigestion, va dans la rue se soulager, où il est mordu d'un chien du voisinage. Il cherche ce qu'on vient de lui donner, et qu'il a mis lui-même dans quelque endroit, où souvent il ne le peut retrouver. Lorsqu'on l'avertit de la mort de l'un de ses amis afin qu'il assiste à ses funérailles, il s'attriste, il pleure, il se désespère; et prenant une façon de parler pour une autre, A la bonne heure, ajoute-t-il, ou une pareille sottise. Cette précaution qu'ont les personnes sages de ne pas donner sans témoins (1) de l'argent à leurs créanciers, il l'a pour en recevoir de ses débiteurs. On le voit quereller son valet dans le plus grand froid de l'hiver, pour ne lui avoir pas acheté des concombres. S'il s'avise un jour de faire exercer ses enfans à la lutte ou à la course, il ne leur permet pas de se retirer qu'ils ne soient tout en sueur et hors d'haleine. Il va cueillir lui-même des lentilles, les fait cuire; et oubliant qu'il y a mis du sel, il les sale une seconde fois, de sorte que personne n'en peut goûter. Dans le temps d'une pluie incommode, et dont tout le monde se plaint, il lui échappera de dire que l'eau du ciel est une chose délicieuse et si on lui demande par hasard combien il a vu emporter de morts par la porte sacrée (2), Autant, répond-il, pensant peut-être à de l'argent ou à des grains, que je voudrais que vous et moi en pussions avoir.

CHAPITRE XV.

DE LA BRUTALITÉ.

LA brutalité est une certaine dureté, et j'ose dire uné férocité qui se rencontre dans nos manières d'agir, et qui passe même jusqu'à nos paroles. Si vous demandez à un homme brutal, Qu'est devenu un tel? il vous répond durement, Ne me rompez point la tête. Si vous le saluez, il ne vous fait pas l'honneur de vous rendre le salut : si quelquefois il met en vente une chose qui lui appartient, il est inutile de lui en demander le prix, il ne vous écoute pas; mais il dit fièrement à celui qui la marchande, Qu'y trouvez-vous à dire? Il se moque de la piété de ceux qui envoient leurs offrandes dans les temples aux jours d'une grande célébrité : Si leurs prières, dit-il, vont jusqu'aux dieux,

(1) Les témoins étaient fort en usage chez les Grecs, dans les paiemens et dans tous les actes.

(2) Pour être enterrés hors de la ville suivant la loi de Solon.

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