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erieur public, demain cuisinier ou brelandier: tout lui est propre. S'il a une mère, il la laisse mourir de faim : il est sujet au larcin, et à se voir traîner par la ville dans une prison, sa demeure ordinaire, et où il passe une partie de sa vie. Ce sont ces sortes de gens que l'on voit se faire entourer du peuple appeler ceux qui passent, et se plaindre à eux avec une voix forte et enrouée, insulter ceux qui les contredisent. Les uns fendent la presse pour les voir, pendant que les autres, contens de les avoir vus, se dégagent et poursuivent leur chemin sans vouloir les écouter: mais ces effrontés continuent de parler ; ils disent à celui-ci le commencement d'un fait, quelque mot à cet autre, à peine peut-on tirer d'eux la moindre partie de ce dont il s'agit; et vous remarquerez qu'ils choisissent pour cela des jours d'assemblée publique, où il y a un grand concours de monde, qui se trouve le témoin de leur insolence. Toujours accablés de procès que l'on intente contre eux, qu qu'ils ont intentés à d'autres, de ceux dont ils se délivrent par de faux sermens, comme de ceux qui les obligent de comparaître, ils n'oublient jamais de porter leur boîte (1) dans leur sein, et une liasse de papiers entre leurs mains : vous les voyez dominer parmi de vils praticiens, à qui ils prêtent à usure, retirant chaque jour une obole et demie de chaque drachme (2); ensuite fréquenter les tavernes, parcourir les lieux où l'on débite le poisson frais ou salé,, et consumer ainsi en bonne chère tout le profit qu'ils tirent de cette espèce de trafic. En un mot, ils sont querelleurs et difficiles, ont sans cesse la bouche ouverte à la calomnie, ont une voix étourdissante, et qu'ils font retentir dans les marchés et dans les boutiques.

CHAPITRE VII.

DU GRAND PARLEUR (3).

Ce que quelques uns appellent BABIL est proprement une intempérance de langue qui ne permet pas à un homme de se taire. Vous ne contez pas la chose comme elle est, dira quelqu'un de ces grands parleurs à quiconque veut l'entretenir de quelque affaire que ce soit : j'ai tout su; et si vous vous donnez la patience de m'écouter, je vous apprendrai tout. Et si cet autre continue de parler, Vous avez déjà dit cela, songez, poursuit-il, à ne (1) Une petite boîte de cuivre fort légère, où les plaideurs mettaient leurs titres et les pièces de leurs procès.

(2) Une obole était la sixième partie d'une drachme. (3) Ou du Babil.

rien oublier. Fort bien; cela est ainsi, car vous m'avez heureusement remis dans le fait ; voyez ce que c'est que de s'entendre les uns les autres. Et ensuite: Mais que veux-je dire? ah! j'oubliais une chose : oui, c'est cela même, et je voulais voir si vous tomberiez juste dans tout ce que j'en ai appris. C'est par de telles ou semblables interruptions qu'il ne donne pas le loisir à celui qui lui parle de respirer. Et lorsqu'il a comme assassiné de son BABIL chacun de ceux qui ont voulu lier avec lui quelque entretien, il va se jeter dans un cercle de personnes graves qui traitent ensemble de choses sérieuses, et les met en fuite. De là il entre dans les écoles publiques et dans les lieux des exercices (1), où il amuse les maîtres par de vains discours, et empêche la jeunesse de profiter de leurs leçons. S'il échappe à quelqu'un de dire, Je m'en vais, celui-ci se met à le suivre, et il ne l'abandonne point qu'il ne l'ait remis jusque dans sa maison. Si par hasard il a appris ce qui aura été dit dans une assemblée de ville, il court dans le même temps le divulguer. Il s'étend merveilleusement sur la fameuse bataille qui s'est donnée sous le gouvernement de l'orateur Aristophon (2), comme sur le combat célèbre que ceux de Lacédémone ont livré aux Athéniens sous la conduite de Lysandre (3). Il raconte une autre fois quels applaudissemens a eus un discours qu'il a fait dans le public, en répète une grande partie, mêle dans ce récit ennuyeux des invectives contre le peuple; pendant que de ceux qui l'écoutent les uns s'endorment, les autres le quittent, et que nul ne se ressouvient d'un seul mot qu'il aura dit. Un grand causeur, en un mot, s'il est sur les tribunaux, ne laisse pas la liberté de juger; il ne permet pas que l'on mange à table; et s'il se trouve au théâtre, il empêche non-seulement d'entendre, mais même de voir les acteurs. On lui fait avouer ingénuement qu'il ne lui est pas possible de se taire, qu'il faut que sa langue se remue dans son palais comme le poisson dans l'eau ; et que quand on l'accuserait d'être plus BABILLARD qu'une hirondelle, il faut qu'il parle aussi écoute-t-il froidement toutes les railleries que l'on fait de lui sur ce sujet; et jusques à ses propres enfans, s'ils commencent à s'abandonner au sommeil, Faites-nous, lui disent-ils, un conte qui achève de nous endormir.

(1) C'était un crime puni de mort à Athènes par une loi de Solon, à laquelle on avait un peu dérogé du temps de Théophraste.

(2) C'est-à-dire, sur la bataille d'Arbelles et la victoire d'Alexandre, suivies de la mort de Darius, dont les nouvelles vinrent à Athènes lorsqu'Aristophon, célèbre orateur, était premier magistrat.

(3) Il était plus ancien que la bataille d'Arbelles, mais trivial et su de tout le peuple.

UN

DU DÉBIT DES NOUVELLES.

N nouvelliste, ou un conteur de fables, est un homme qui arrange, selon son caprice, des discours et des faits remplis de fausseté; qui, lorsqu'il rencontre l'un de ses amis, compose son visage; et lui souriant, D'où venez-vous ainsi ? lui dit-il : que nous direz-vous de bon ? n'y a-t-il rien de nouveau? Et continuant de l'interroger, Quoi donc ! n'y a-t-il aucune nouvelle ? cependant il y a des choses étonnantes à raconter. Et sans lui donner le loisir de lui répondre, Que dites-vous donc? poursuitil: n'avez-vous rien entendu par la ville? Je vois bien que vous ne savez rien, et que je vais vous régaler de grandes nouveautés. Alors, ou c'est un soldat, ou le fils d'Astée le joueur de flûte, ou Lycon l'ingénieur, tous gens qui arrivent fraîchement de l'armée, de qui il sait toutes choses; car il allègue pour témoins de ce qu'il avance des hommes obscurs qu'on ne peut trouver pour le convaincre de fausseté: il assure donc que ces personnes lui ont dit que le roi (1) et Polysperchon (2) ont gagné la bataille et que Cassandre, leur ennemi, est tombé vif entre leurs mains (3). Et lorsque quelqu'un lui dit, Mais en vérité cela est-il croyable? il lui réplique que cette nouvelle se crie et se répand par toute la ville, que tous s'accordent à dire la même chose , que c'est tout ce qui se raconte du combat, et qu'il y a eu un grand carnage. Il ajoute qu'il a lu cet événement sur le visage de ceux qui gouvernent; qu'il y a un homme caché chez l'un de ces magistrats depuis cinq jours entiers, qui revient de la Macédoine, qui a tout vu, et qui lui a tout dit. Ensuite, interrompant le fil de sa narration: Que pensez-vous de ce succès? demande-t-il à ceux qui l'écoutent. Pauvre Cassandre! malheureux prince! s'écrie-t-il d'une manière touchante : voyez ce que c'est que la fortune; car enfin Cassandre était puissant, et il avait avec lui de grandes forces. Ce que je vous dis, poursuit-il, est un secret qu'il faut garder pour vous seul, pendant qu'il court par toute la ville le débiter à qui le veut entendre. Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l'admiration, et que je ne conçois pas quelle est la fin qu'ils se proposent : car, pour ne rien dire de la bassesse qu'il y a à toujours mentir, je ne vois pas qu'ils puissent recueillir le moindre fruit de cette pratique ; au (1) Arrhidée, frère d'Alexandre-le-Grand.

(2) Capitaine du même Alexandre.

(3) C'était un faux bruit; et Cassandre, fils d'Antipater, disputant à Arrhidée et à Polysperchon la tutelle des enfans d'Alexandre, avait eu de l'avantage sur eux.

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DU DÉBIT DES NOUVELLES.

contraire, il est arrivé à quelques uns de se laisser voler leurs habits dans un bain public, pendant qu'ils ne songeaient qu'à rassembler autour d'eux une foule de peuple, et à lui conter des nouvelles. Quelques autres, après avoir vaincu sur mer et sur terre dans le Portique (1), ont payé l'amende pour n'avoir pas comparu à une cause appelée. Enfin, il s'en est trouvé qui, le jour même qu'ils ont pris une ville, du moins par leurs beaux discours, ont manqué de dîner. Je ne crois pas qu'il y ait rien de si misérable que la condition de ces personnes car quelle est la boutique, quel est le portique, quel est l'endroit d'un marché public où ils ne passent tout le jour à rendre sourds ceux qui les écoutent, ou à les fatiguer par leurs mensonges?

CHAPITRE IX.

DE L'EFFRONTERIE CAUSÉE PAR L'AVARICE.

POUR faire connaître ce vice, il faut dire que c'est un mépris de l'honneur dans la vue d'un vil intérêt. Un homme que l'avarice rend effronté ose emprunter une somme d'argent à celui à qui il en doit déjà, et qu'il lui retient avec injustice. Le jour même qu'il aura sacrifié aux dieux, au lieu de manger religieusement chez soi une partie des viandes consacrées (2), il les fait saler pour lui servir dans plusieurs repas, et va souper chez l'un de ses amis; et là à table, à la vue de tout le monde, il appelle son valet, qu'il veut encore nourrir aux dépens de son hôte ; et lui coupant un morceau de viande qu'il met sur un quartier de pain, Tenez, mon ami, lui dit-il, faites bonne chère. Il va luimême au marché acheter des viandes cuites (3); et avant que de convenir du prix, pour avoir une meilleure composition du marchand il le fait ressouvenir qu'il lui a autrefois rendu service. Il fait ensuite peser ces viandes, et il en entasse le plus qu'il peut s'il en est empêché par celui qui les lui vend, il jette du moins quelques os dans la balance: si elle peut tout contenir, il est satisfait; sinon, il ramasse sur la table des morceaux de rebut, comme pour se dédommager, sourit, et s'en va. Une autre fois sur l'argent qu'il aura reçu de quelques étrangers pour leur louer des places au théâtre, il trouve le secret d'avoir sa part franche du spectacle, et d'y envoyer le lendemain ses enfans et leur précepteur. Tout lui fait envie, il veut profiter des bons marchés, et demande hardiment au premier venu une

(1) Voyez le chapitre DE LA FLATTERIE.

(2) C'était la coutume des Grecs. Voy. le chap.' DU CONTRE-TEMPS.
(3) Comme le menu peuple, qui achetait son souper chez le charcutier.

chose qu'il ne vient que d'acheter. Se trouve-t-il dans une maison étrangère, il emprunte jusques à l'orge et à la paille; encore faut-il que celui qui les lui prête fasse les frais de les faire porter jusque chez lui. Cet effronté, en un mot, entre sans payer dans un bain public, et là, en présence du baigneur, qui crie inutilement contre lui, prenant le premier vase qu'il rencontre, il le plonge dans une cuve d'airain qui est remplie d'eau, se la répand sur tout le corps (1). « Me voilà lavé, ajoute-t-il, autant que j'en » ai besoin, et sans en avoir obligation à personne ; » remet sa robe, et disparaît.

GETTE

CHAPITRE X.

DE L'ÉPARGNE SORDIDE.

ETTE espèce d'avarice est dans les hommes une passion de vouloir ménager les plus petites choses sans aucune fin honnête. C'est dans cet esprit que quelques uns, recevant tous les mois le loyer de leur maison, ne négligent pas d'aller eux-mêmes demander la moitié d'une obole qui manquait au dernier paiement qu'on leur a fait; que d'autres, faisant l'effort de donner à manger chez eux, ne sont occupés pendant le repas qu'à compter le nombre de fois que chacun des conviés demande à boire. Ce sont eux encore dont la portion des prémices (2) des viandes que l'on envoie sur l'autel de Diane est toujours la plus petite. Ils apprécient les choses au-dessous de ce qu'elles valent; et de quelque bon marché qu'un autre, en leur rendant compte, veuille se prévaloir, ils lui soutiennent toujours qu'il a acheté trop cher. Implacables à l'égard d'un valet qui aura laissé tomber un pot de terre, ou cassé par malheur quelque vase d'argile, ils lui déduisent cette perte sur sa nourriture : mais si leurs femmes ont perdu seulement un denier, il faut alors renverser toute une maison, déranger les lits, transporter des coffres, et chercher dans les recoins les plus cachés. Lorsqu'ils vendent, ils n'ont que cette unique chose en vue, qu'il n'y ait qu'à perdre pour celui qui achète. Il n'est permis à personne de cueillir une figue dans leur jardin, de passer au travers de leur champ, de ramasser une petite branche de palmier, ou quelques olives qui seront tombées de l'arbre. Ils vont tous les jours se promener sur leurs terres, en remarquent les bornes, voient si l'on n'y a rien changé, et si elles sont toujours les mêmes. Ils tirent intérêt de l'intérêt même, et ce n'est qu'à (1) Les plus pauvres se lavaient ainsi pour payer moins.

(2) Les Grecs commençaient par ces offrandes leurs repas publics. La Bruyère.

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