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n'est plus heureusement rencontré. D'autres fois, s'il lui arrive de faire à quelqu'un une raillerie froide, il ne manque pas de lui applaudir, d'entrer dans cette mauvaise plaisanterie; et quoiqu'il n'ait nulle envie de rire, il porte à sa bouche l'un des bouts de son manteau, comme s'il ne pouvait se contenir et qu'il voulût s'empêcher d'éclater; et s'il l'accompagne lorsqu'il marche par la ville, il dit à ceux qu'il rencontre dans son chemin de s'arrêter jusqu'à ce qu'il soit passé. Il achète des fruits, et les porte chez ce citoyen, il les donne à ses enfans en sa présence, il les baise, il les caresse, Voilà, dit-il, de jolis enfans et dignes d'un tel père. S'il sort de sa maison, il le suit s'il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit, Votre pied est mieux fait que cela. Il l'accompagne ensuite chez ses amis, plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur dit, Un tel me suit, et vient vous rendre visite : et retournant sur ses pas, « Je vous ai annoncé, dit-il, et l'on se fait un grand honneur » de vous recevoir. » Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus viles, et qui ne conviennent qu'à des femmes. S'il est invité à souper, il est le premier des conviés à louer le vin assis à table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répète souvent, En vérité, vous faites une chère délicate; et montrant aux autres l'un des mets qu'il soulève du plat, Cela, s'appelle, dit-il, un morceau friand. Il a soin de lui demander s'il a froid, s'il ne voudrait point une autre robe, et il s'empresse de le mieux couvrir : il lui parle sans cesse à l'oreille, et si quelqu'un de la compagnie l'interroge, il lui répond négligement et sans le regarder, n'ayant des yeux que pour un seul. Il ne faut pas croire qu'au théâtre il oublie d'arracher des carreaux des mains du valet qui les distribue, pour les porter à sa place, et l'y faire asseoir plus mollement. J'ai dû dire aussi qu'avant qu'il sorte de sa maison il en loue l'architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien plantés ; et s'il aperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et il l'admire comme un chef-d'œuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hasard; mais il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions au dessein qu'il a de plaire à quelqu'un, et d'acquérir ses bonnes grâces.

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DE L'IMPERTINENT, OU DU DISEUR DE RIENS.

La sotte envie de discourir vient d'une habitude qu'on a contractée de parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut parler, se trouvant assis proche d'une personne qu'il n'a jamais vue et qu'il ne connaît point, entre d'abord en matière, l'entretient de sa femme, et lui fait son éloge, lui conte son songe, lui fait un long détail d'un repas où il s'est trouvé, sans oublier le moindre mets ni un seul service: il s'échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs pères : de là il se jette sur ce qui se débite au marché, sur la cherté du blé, sur le grand nombre d'étrangers qui sont dans la ville : il dit qu'au printemps, où commencent les Bacchanales (1), la mer devient navigable; qu'un peu de pluie serait utile aux biens de la terre, et ferait espérer une bonne récolte; qu'il cultivera son champ l'année prochaine, et qu'il le mettra en valeur; que le siècle est dur, et qu'on a bien de la peine à vivre. Il apprend à cet inconnu que c'est Damippe qui a fait brûler la plus belle torche devant l'autel de Cérès à la fête des Mystères (2) : il lui demande combien de colonnes soutiennent le théâtre de la musique, quel est le quantième du mois : il lui dit qu'il a eu la veille une indigestion et si cet homme à qui il parle a la patience de l'écouter, il ne partira pas d'auprès de lui, il lui annoncera comme une chose nouvelle que les Mystères (3) se célèbrent dans le mois d'août, les APATURIES (4) au mois d'octobre; et à la campagne, dans le mois de décembre, les Bacchanales. Il n'y a avec de si grands causeurs qu'un parti à prendre, qui est de fuir, si l'on veut du moins éviter la fièvre : car quel moyen de pouvoir tenir contre des gens qui ne savent pas discerner ni votre loisir ni le temps de vos affaires?

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Il semble que la rusticité n'est autre chose qu'une ignorance grossière des bienséances. L'on voit en effet des gens rustiques et

(1) Premières Bacchanales, qui se célébraient dans la ville.

(2) Les mystères de Cérès se célébraient la nuit, et il y avait une émulation entre les Athéniens à qui apporterait une plus grande torche.

(3) Fête de Cérès. Voyez ci-dessus.

(4) En français, la fête des tromperies : son origine ne fait rien aux mœurs de ce chapitre.

sans réflexion sortir un jour de médecine (1), et se trouver en cet état dans un lieu public parmi le monde ; ne pas faire la différence de l'odeur forte du thym ou de la marjolaine d'avec les parfums les plus délicieux; être chaussés large et grossièrement; parler haut, et ne pouvoir se réduire à un ton de voix modéré; ne se pas fier à leurs amis sur les moindres affaires, pendant qu'ils s'en entretiennent avec leurs domestiques, jusques à rendre compte à leurs moindres valets de ce qui aura été dit dans une assemblée publique. On les voit assis, leur robe relevée jusqu'aux genoux et d'une manière indécente. Il ne leur arrive pas en toute leur vie de rien admirer, ni de paraître surpris des choses les plus extraordinaires que l'on rencontre sur les chemins; mais si c'est un bœuf, un âne, ou un vieux bouc, alors ils s'arrêtent et ne se lassent point de les contempler. Si quelquefois ils entrent dans leur cuisine, ils mangent avidement tout ce qu'ils y trouvent, boivent tout d'une haleine une grande tasse de vin pur; ils se cachent pour cela de leur servante, avec qui d'ailleurs ils vont au moulin, et entrent dans les plus petits détails du domestique. Ils interrompent leur souper, et se lèvent pour donner une poignée d'herbes aux bêtes de charrue (2) qu'ils ont dans leurs étables. Heurte-t-on à leur porte pendant qu'ils dînent, ils sont attentifs et curieux. Vous remarquez toujours proche de leur table un gros chien de cour qu'ils appellent à eux, qu'ils empoignent par la gueule, en disant : Voilà celui qui garde la place, qui prend soin de la maison et de ceux qui sont dedans. Ces gens, épineux dans les paiemens qu'on leur fait, rebutent un grand nombre de pièces qu'ils croient légères, ou qui ne brillent pas assez à leurs yeux, et qu'on est obligé de leur changer. Ils sont occupés pendant la nuit d'une charrue, d'un sac, d'une faux, d'une corbeille, et ils rêvent à qui ils ont prêté ces ustensiles. Et lorsqu'ils marchent par la ville. Combien vaut, demandent-ils aux premiers qu'ils rencontrent, le poisson salé? Les fourrures se vendent-elles bien ? N'est-ce pas aujourd'hui que les jeux nous ramènent une nouvelle lune (3)? D'autres fois, ne sachant que dire, ils vous apprennent qu'ils vont se faire raser, et qu'ils ne sortent que pour cela. Ce sont ces mêmes personnes que l'on entend chanter dans le bain, qui mettent des clous à leurs souliers, et qui, se trouvant tout portés devant la boutique

(1) Le texte grec nomme une certaine drogue qui rendait l'haleine fort mauvaise le jour qu'on l'avait prise.

(2) Des boeufs.

(3) Cela est dit rustiquement; un autre dirait que la nouvelle lune ramène les jeux; et d'ailleurs c'est comme si le jour de Pâques quelqu'un disait : N'est-ce pas aujourd'hui Pâques?

d'Archias (1), achètent eux-mêmes des viandes salées, et les rapportent à la main en pleine rue.

CHAPITRE V.

DU COMPLAISANT, OU DE L'ENVIE DE PLAIRE.

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Pour faire une définition un peu exacte de cette affectation

OU

que quelques uns ont de plaire à tout le monde, il faut dire que c'est une manière de vivre où l'on cherche beaucoup moins ce qui est vertueux et honnête, que ce qui est agréable. Celui qui a cette passion, d'aussi loin qu'il aperçoit un homme dans la place, le salue en s'écriant, Voilà ce qu'on appelle un homme de bien; l'aborde, l'admire sur les moindres choses, le retient avec ses deux mains de peur qu'il ne lui échappe ; et après avoir fait quelques pas avec lui, il lui demande avec empressement quel jour on pourra le voir, et enfin ne s'en sépare qu'en lui donnant mille éloges. Si quelqu'un le choisit pour arbitre dans un procès, il ne doit pas attendre de lui qu'il lui soit plus favorable qu'à son adversaire : comme il veut plaire à tous deux, il les ménagera également. C'est dans cette vue que, pour se concilier tous les étrangers qui sont dans la ville, il leur dit quelquefois qu'il leur trouve plus de raison et d'équité que dans ses concitoyens. S'il est prié d'un repas, il demande en entrant à celui qui l'a convié où sont ses enfans; et dès qu'ils paraissent, il se récrie sur la ressemblance qu'ils ont avec leur père, et que deux figues ne se ressemblent pas mieux : il les fait approcher de lui, il les baise; et les ayant fait asseoir à ses deux côtés, il badine avec eux: A qui est, dit-il, la petite bouteille? à qui est la jolie cognée (2)? Il les prend ensuite sur lui, et les laisse dormir sur son estomac, quoiqu'il en soit incommodé. Celui enfin qui veut plaire se fait raser souvent, a un fort grand soin de ses dents, change tous les jours d'habits et les quitte presque tout neufs : il ne sort point en public qu'il ne soit parfumé. On ne le voit guère dans les salles publiques qu'auprès des comptoirs des banquiers (3), et, dans les écoles, qu'aux endroits seulement où s'exercent les jeunes gens (4); ainsi qu'au théâtre, les jours de spectacle, que dans les meilleures places et tout proche des préteurs. Ces gens encore n'achètent jamais rien pour eux; mais

(1) Fameux marchand de chairs salées, nourriture ordinaire du peuple. (2) Petits jouets que les Grecs pendaient au cou de leurs enfans. (3) C'était l'endroit où s'assemblaient les plus honnêtes gens de la ville. (4) Pour être connu d'eux et en être regardé, ainsi que de tous ceux qui s'y trouvaient,

ils envoient à Byzance toute sorte de bijoux précieux, des chiens de Sparte à Cyzique, et à Rhodes l'excellent miel du mont Hymette; et ils prennent soin que toute la ville soit informée qu'ils font ces emplettes. Leur maison est toujours remplie de mille choses curieuses qui font plaisir à voir, ou que l'on peut donner, comme des singes et des satyres (1) qu'ils savent nourrir, des pigeons de Sicile, des dés qu'ils font faire d'os de chèvres, des fioles pour des parfums, des cannes torses que l'on fait à Sparte, et des tapis de Perse à personnages. Ils ont chez eux jusques à un jeu de paume, et une arène propre à s'exercer à la lutte; et s'ils se promènent par la ville, et qu'ils rencontrent en leur chemin des philosophes, des sophistes (2), des escrimeurs ou des musiciens, ils leur offrent leur maison pour s'y exercer chacun dans son art indifféremment ils se trouvent présens à ces exercices; et se mêlant avec ceux qui viennent là pour regarder : A qui croyez-vous qu'appartienne une si belle maison et cette arène si commode? Vous voyez, ajoutent-ils en leur montrant quelque homme puissant de la ville, celui qui en est le maître, et qui en peut disposer.

CHAPITRE VI.

DE L'IMAGE D'UN COQUIN.

UN
Un coquin est celui à qui les choses les plus honteuses ne coû-

tent rien à dire ou à faire; qui jure volontiers, et fait des sermens en justice autant qu'on lui en demande; qui est perdu de réputation; que l'on outrage impunément; qui est un chicaneur de profession, un effronté, et qui se mêle de toutes sortes d'affaires. Un homme de ce caractère entre sans masque dans une danse comique (3), et même sans être ivre; mais de sang-froid il se distingue dans la danse la plus obscène (4) par les postures les plus indécentes : c'est lui qui, dans ces lieux où l'on voit des prestiges (5), s'ingère de recueillir l'argent de chacun des spectateurs, et qui fait querelle à ceux qui, étant entrés par billets, croient ne devoir rien payer. Il est d'ailleurs de tous métiers; tantôt il tient une taverne, tantôt il est suppôt de quelque lieu infâme, une autre fois partisan : il n'y a point de si sale commerce où il ne soit capable d'entrer. Vous le verrez aujourd'hui

(1) Une espèce de singes.

(2) Une sorte de philosophes vains et intéressés.

(3) Sur le théâtre avec des farceurs.

(4) Cette danse, la plus déréglée de toutes, s'appelait en grec CORDAX, parce que l'on s'y servait d'une corde pour faire des postures.

(5) Choses fort extraordinaires, telles qu'on en voit dans nos foires.

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