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et en pourpoint, portait de larges canons, et il était libertin ; cela ne sied plus : il porte une perruque, l'habit serré, le bas uni, et il est dévot: tout se règle par la mode.

Celui qui depuis quelque temps à la cour était dévot, et par là contre toute raison peu éloigné du ridicule, pouvait-il espérer de devenir à la mode?

De quoi n'est point capable un courtisan dans la vue de sa fortune, si, pour ne la pas manquer, il devient dévot?

Les couleurs sont préparées, et la toile est toute prête mais comment le fixer, cet homme inquiet, léger, inconstant, qui change de mille et mille figures? Je le peins dévot, et je crois l'avoir attrapé; mais il m'échappe, et déjà il est libertin. Qu'il demeure du moins dans cette mauvaise situation, et je saurai le prendre dans un point de déréglement de cœur et d'esprit où il sera reconnaissable; mais la mode presse, il est dévot.

Celui qui a pénétré la cour connaît ce que c'est que vertu et ce que c'est que dévotion (15), et il ne peut plus s'y tromper.

Négliger vêpres comme une chose antique et hors de mode, garder sa place soi-même pour le salut, savoir les êtres de la chapelle, connaître le flanc, savoir où l'on est vu et où l'on n'est pas vu; rêver dans l'église à Dieu et à ses affaires, y recevoir des visites, y donner des ordres et des commissions, y attendre les réponses; avoir un directeur mieux écouté que l'évangile; tirer toute sa sainteté et tout son relief de la réputation de son directeur; dédaigner ceux dont le directeur a moins de vogue, et convenir à peine de leur salut; n'aimer de la parole de Dieu que ce qui s'en prêche chez soi ou par son directeur, préférer sa messe aux autres messes, et les sacremens donnés de sa main à ceux qui ont de moins cette circonstance; ne se repaître que de livres de spiritualité, comme s'il n'y avait ni évangiles, ni épîtres des apôtres, ni morale des pères; lire ou parler un jargon inconnu aux premiers siècles; circonstancier à confesse les défauts d'autrui, y pallier les siens, s'accuser de ses souffrances, de sa patience, dire comme un péché son peu de progrès dans l'héroïsme; être en liaison secrète avec de certaines gens contre certains autres; n'estimer que soi et sa cabale; avoir pour suspecte la vertu même; goûter, savourer la prospérité et la faveur, n'en vouloir que pour soi; ne point aider au mérite; faire servir la piété à son ambition; aller à son salut par le chemin de la fortune et des dignités : c'est du moins jusqu'à ce jour le plus bel effort de la dévotion du temps.

Un dévot (16) est celui qui, sous un roi athée, serait athée. Les dévols (17) ne connaissent de crimes que l'incontinence, parlons plus précisément, que le bruit ou les dehors de l'incon

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tinence: si Phérécide passe pour être guéri des femmes, ou Phérénice pour être fidèle à son mari, ce leur est assez laissez-les jouer un jeu ruineux, faire perdre leurs créanciers, se réjouir du malheur d'autrui et en profiter, idolâtrer les grands, mépriser les petits, s'enivrer de leur propre mérite, sécher d'envie, mentir, médire, cabaler, nuire, c'est leur état voulez-vous qu'ils empiètent sur celui des gens de bien, qui avec les vices cachés fuient encore l'orgueil et l'injustice?

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Quand un courtisan (18) sera humble, guéri du faste et de l'ambition, qu'il n'établira point sa fortune sur la ruine de ses concurrens, qu'il sera équitable, soulagera ses vassaux, paiera ses créanciers, qu'il ne sera ni fourbe ni médisant, qu'il renoncera aux grands repas et aux amours illégitimes, qu'il priera autrement que des lèvres, et même hors de la présence du prince quand d'ailleurs il ne sera point d'un abord farouche et difficile, qu'il n'aura point le visage austère et la mine triste, qu'il ne sera point paresseux et contemplatif, qu'il saura rendre, par une scrupuleuse attention, divers emplois très-compatibles, qu'il pourra et qu'il voudra même tourner son esprit et ses soins aux grandes et laborieuses affaires, à celles surtout d'une suite la plus étendue pour les peuples et pour tout l'état : quand son caractère me fera craindre de le nommer en cet endroit, et que sa modestie l'empêchera, si je ne le nomme pas, de s'y reconnaître alors je dirai de ce personnage, il est dévot; ou plutôt, c'est un homme donné à son siècle pour le modèle d'une vertu sincère et pour le discernement de l'hypocrisie.

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Onuphre (19) n'a pour tout lit qu'une housse de serge grise, mais il couche sur le coton et sur le duvet de même il est habillé simplement, mais commodément, je veux dire d'une étoffe fort légère en été, et d'une autre fort moelleuse pendant l'hiver; il porte des chemises très-déliées qu'il a un très-grand soin de bien cacher. Il ne dit point « ma haire et ma discipline;"> au contraire, il passerait pour ce qu'il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu'il n'est pas, pour un homme dévot : il est vrai qu'il fait en sorte que l'on croit, sans qu'il le dise, qu'il porte une haire et qu'il se donne la discipline. Il y a quelques livres répandus dans sa chambre indifféremment; ouvrezles, c'est le Combat spirituel, le Chrétien intérieur, et l'Année sainte d'autres livres sont sous la clef. S'il marche : par la ville et qu'il découvre de loin un homme devant qui il est nécessaire qu'il soit dévot; les yeux baissés, la démarche lente et modeste, l'air recueilli, lui sont familiers, il joue son rôle. S'il entre dans une église, il observe d'abord de qui il peut être vu, selon la découverte qu'il vient de faire, il se met à genoux et

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prie, ou il ne songe ni à se mettre à genoux ni à prier. Arrivet-il vers lui un homme de bien et d'autorité qui le verra et qui peut l'entendre, non-seulement il prie, mais il médite, il pousse des élans et des soupirs: si l'homme de bien se retire, celui-ci qui le voit partir s'apaise et ne souffle pas. Il entre une autre fois dans un lieu saint, perce la foule, choisit un endroit pour se recueillir, et où tout le monde voit qu'il s'humilie: s'il entend des courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont à la chapelle avec moins de silence que dans l'antichambre, il fait plus de bruit qu'eux pour les faire taire : il reprend sa méditation, qui est toujours la comparaison qu'il fait de ces personnes avec luimême, et où il trouve son compte. Il évite une église déserte et solitaire, où il pourrait entendre deux messes de suite, le sermon, vêpres et complies, tout cela entre Dieu et lui, et sans que personne lui en sût gré : il aime la paroisse, il fréquente les temples où se fait un grand concours; on n'y manque point son coup, on y est vu. Il choisit deux ou trois jours dans toute l'année, où à propos de rien il jeûne ou fait abstinence : mais à la fin de l'hiver il tousse, il a une mauvaise poitrine, il a des vapeurs, il a eu la fièvre il se fait prier, presser, quereller pour rompre le carême dès son commencement, et il en vient lå par complaisance. Si Onuphre est nommé arbitre dans une querelle de parens ou dans un procès de famille, il est pour les plus forts, je veux dire pour les plus riches, et il ne se persuade point que celui ou celle, qui a beaucoup de bien puisse avoir tort. S'il se trouve bien d'un homme opulent à qui il a su imposer, dont il est le parasite, et dont il peut tirer de grands seil ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance ni déclaration; il s'enfuira, il lui laissera son manteau, s'il n'est aussi sûr d'elle que de lui-même : il est encore plus éloigné d'employer pour la flatter et pour la séduire le jargon de la dévotion (20); ce n'est point par habitude qu'il le parle, mais avec dessein, et selon qu'il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu'à le rendre très-ridicule. Il sait où se trouvent des femmes plus sociables et plus dociles que celle de son ami; il ne les abandonne pas pour long-temps, quand ce ne serait que pour faire dire de soi dans le public qu'il fait des retraites: qui en effet pourrait en douter, quand on le revoit paraître avec un visage exténué et d'un homme qui ne se ménage point? Les femmes d'ailleurs qui fleurissent et qui prospèrent à l'ombre de la dévotion (21) lui conviennent, seulement avec cette petite différence, qu'il néglige celles qui ont vieilli, et qu'il cultive les jeunes, et entre celles-ci les plus belles et les mieux faites, c'est son attrait elles vont, et il ya; elles reviennent, et il revient; elles

cours,

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demeurent, et il demeure ; c'est en tous lieux et à toutes les heures qu'il a la consolation de les voir : qui pourrait n'en être pas édifié? elles sont dévotes, et il est dévot. Il n'oublie pas de tirer avantage de l'aveuglement de son ami et de la prévention où il l'a jeté en sa faveur : tantôt il lui emprunte de l'argent, tantôt il fait si bien que cet ami lui en offre il se fait reprocher de n'avoir pas recours à ses amis dans ses besoins. Quelquefois il ne veut pas recevoir une obole sans donner un billet qu'il est bien sûr de ne jamais retirer. Il dit une autre fois, et d'une certaine manière, que rien ne lui manque, et c'est lorsqu'il ne lui faut qu'une petite somme : il vante quelque autre fois publiquement la générosité de cet homme pour le piquer d'honneur et le conduire à lui faire une grande largesse: il ne pense point à profiter de toute sa succession, ni à s'attirer une donation générale de ses biens, s'il s'agit surtout de les enlever à un fils, le légitime héritier. Un homme dévot n'est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé: Onuphre n'est pas dévot, mais il veut être cru tel, et, par une parfaite quoique fausse imitation de la piété, ménager sourdement ses intérêts: aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s'insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir; il y a là des droits trop forts et trop inviolables, on ne les traverse point sans faire de l'éclat, et il l'appréhende; sans qu'une pareille entreprise vienne aux oreilles du prince, à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu'il a d'être découvert et de paraître ce qu'il est. Il en veut à la ligne collatérale, on l'attaque plus impunément : il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu et de la nièce, le flatteur et l'ami déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune. Il se donne pour l'héritier légitime de tout vieillard qui meurt riche et sans enfans; et il faut que celui-ci le déshérite, s'il veut que ses parens recueillent sa succession si Onuphre ne trouve pas jour à les en frustrer à fond, il leur en ôte du moins une bonne partie : une petite calomnie, moins que cela, une légère médisance lui suffit pour ce pieux, dessein; et c'est le talent qu'il possède à un plus haut degré de perfection: il se fait même souvent un point de conduite de ne le pas laisser inutile; il y a des gens, selon lui, qu'on est obligé en conscience de décrier, et ces gens sont ceux qu'il n'aime point, à qui il veut nuire, et dont il désire la dépouille. Il vient à ses fins sans se donner même la peine d'ouvrir la bouche: on lui. parle d'Eudoxe, il sourit ou il soupire: on l'interroge, on insiste, il ne répond rien ; et il a raison, il en a assez dit.

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Riez, Zélie (22), soyez badine et folâtre à votre ordinaire ; qu'est devenue votre joie? Je suis riche, dites-vous, me voilà qu

large, et je commence à respirer. Riez plus haut, Zélie, éclatez; que sert une meilleure fortune, si elle amène avec soi le sérieux et la tristesse? Imitez les grands qui sont nés dans le sein de l'opulence, ils rient quelquefois, ils cèdent à leur tempérament, suivez le vôtre ne faites pas dire de vous qu'une nouvelle place ou que quelques mille livres de rente de plus ou de moins vous font passer d'une extrémité à l'autre. Je tiens, dites-vous, à la faveur par un endroit. Je m'en doutais, Zélie; mais, croyezmoi, ne laissez pas de rire, et même de me sourire en passant comme autrefois : ne craignez rien, je n'en serai ni plus libre ni plus familier avec vous je n'aurai pas une moindre opinion de vous et de votre poste; je croirai également que vous êtes riche et en faveur. Je suis dévote, ajoutez-vous. C'est assez, Zélie, et je dois me souvenir que ce n'est plus la sérénité et la joie que sentiment d'une bonne conscience étale sur le visage; les passions tristes et austères ont pris le dessus et se répandent sur les dehors; elles mènent plus loin, et l'on ne s'étonne plus de voir que la dévotion sache encore mieux que la beauté et la jeunesse rendre une femme fière et dédaigneuse.

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L'on a été loin depuis un siècle dans les arts et dans les sciences, qui toutes ont été poussées à un grand point de raffinement, jusques à celle du salut, que l'on a réduite en règle et en méthode, et augmentée de tout ce que l'esprit des hommes pouvait inventer de plus beau et de plus sublime. La dévotion et la géométrie ont leurs façons de parler, ou ce qu'on appelle les termes de l'art celui qui ne les sait pas n'est ni dévot ni géomètre. Les premiers dévots, ceux même qui ont été dirigés par les apôtres, ignoraient ces termes : simples gens qui n'avaient que la foi et les œuvres, et qui se réduisaient à croire et à bien vivre!

C'est une chose délicate à un prince religieux de réformer la cour, et de la rendre pieuse : instruit jusques où le courtisan veut lui plaire, et aux dépens de quoi il ferait sa fortune, il le ménage avec prudence, il tolère, il dissimule, de peur de le jeter dans l'hypocrisie ou le sacrilége : il attend plus de Dieu et du temps que de son zèle et de son industrie.

C'est une pratique ancienne dans les cours de donner des pensions et de distribuer des grâces à un musicien, à un maître de danse, à un farceur, à un joueur de flûte, à un flatteur, à un complaisant ils ont un mérite fixe et des talens sûrs et connus qui amusent les grands, et qui les délassent de leur grandeur. On sait que Favier est beau danseur, et que Lorenzani fait de beaux motets qui sait au contraire si l'homme dévot a de la vertu? il n'y a rien pour lui sur la cassette ni à l'épargne, et avec raison; c'est un métier aisé à contrefaire, qui, s'il était La Bruyère. 14

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