Page images
PDF
EPUB

ceux mêmes qui ont pris la place; ils en triomphent par les chemins, ils se croient braves revenus chez eux, ils vous étourdissent de flancs, de redans, de ravelins, de fausse-braie, de courtines et de chemin couvert; ils rendent compte des endroits où l'envie de voir les a portés, et où il ne laissait pas d'y avoir du péril, des hasards qu'ils ont courus à leur retour d'être pris ou tués par l'ennemi : ils taisent seulement qu'ils ont eu peur.

C'est le plus petit inconvénient du monde, que de demeurer court dans un sermon ou dans une harangue. Il laisse à l'orateur ce qu'il a d'esprit, de bon sens, d'imagination, de mœurs et de doctrine, il ne lui ôte rien; mais on ne laisse pas de s'étonner que les hommes ayant voulu une fois y attacher une espèce de honte et de ridicule, s'exposent, par de longs et souvent d'inutiles discours, à en courir tout le risque.

Ceux qui emploient mal leur temps sont les premiers à se plaindre de sa brièveté. Comme ils le consument à s'habiller, à manger, à dormir, à de sots discours, à se résoudre sur ce qu'ils doivent faire, et souvent à ne rien faire, ils en manquent pour leurs affaires ou pour leurs plaisirs ceux au contraire qui en font un meilleur usage en ont de reste.

Il n'y a point de ministre si occupé qui ne sache perdre chaque jour deux heures de temps, cela va loin à la fin d'une longue vie; et si le mal est encore plus grand dans les autres conditions des hommes, quelle perte infinie ne se fait pas dans le monde d'une chose si précieuse, et dont l'on se plaint qu'on n'a point assez!

Il y a des créatures de Dieu, qu'on appelle des hommes, qui ont une âme qui est esprit, dont toute la vie est occupée et toute l'attention est réunie à scier du marbre: cela est bien simple, c'est bien peu de chose. Il y en a d'autres qui s'en étonnent, mais qui sont entièrement inutiles, et qui passent les jours à ne rien faire c'est encore moins que de scier du marbre.

:

La plupart des hommes oublient si fort qu'ils ont une âme, et se répandent en tant d'actions et d'exercices où il semble qu'elle est inutile, que l'on croit parler avantageusement de quelqu'un, en disant qu'il pense; cet éloge même est devenu vulgaire, qui pourtant ne met cet homme qu'au-dessus du chien ou du cheval.

A quoi vous divertissez-vous? à quoi passez-vous le temps? vous demandent les sots et les gens d'esprit. Si je réplique que c'est à ouvrir les yeux et à voir; à prêter l'oreille et à entendre ; à avoir la santé, le repos, la liberté, ce n'est rien dire : les solides biens, les grands biens, les seuls biens, ne sont pas comptés, ne se font pas sentir. Jouez-vous? masquez-vous? il faut répondre. Est-ce un bien pour l'homme que la liberté, si elle peut être

[ocr errors]

trop grande et trop étendue, telle enfin qu'elle ne serve qu'à lui faire désirer quelque chose, qui est d'avoir moins de liberté? La liberté n'est pas oisiveté; c'est un usage libre du temps, c'est le choix du travail et de l'exercice : être libre, en un mot n'est pas ne rien faire, c'est être seul arbitre de ce qu'on fait ou de ce qu'on ne fait point : quel bien en ce sens que la liberté ! César n'était point trop vieux pour penser à la conquête de l'univers il n'avait point d'autre béatitude à se faire que le cours d'une belle vie, et un grand nom après sa mort: né fier, ambitieux, et se portant bien comme il faisait, il ne pouvait mieux employer son temps qu'à conquérir le monde. Alexandre était bien jeune pour un dessein si sérieux : il est étonnant que dans ce premier âge les femmes ou le vin n'aient plutôt rompu son entreprise.

:

Un jeune prince (30), d'une race auguste, l'amour et l'espérance des peuples, donné du ciel pour prolonger la félicité de la terre, plus grand que ses aïeux, fils d'un héros qui est son modèle, a déjà montré à l'univers,' par ses divines qualités et par une vertu anticipée, que les enfans des héros sont plus proches (31) de l'être que les autres hommes.

Si le monde dure seulement cent millions d'années, il est encore dans toute sa fraîcheur, et ne fait presque que commencer : nous-mêmes nous touchons aux premiers hommes et aux patriarches: et qui pourra ne nous pas confondre avec eux dans des siècles si reculés? Mais si l'on juge par le passé de l'avenir, quelles choses nouvelles nous sont inconnues dans les arts, dans les sciences, dans la nature, et j'ose dire dans l'histoire ! quelles découvertes ne fera-t-on point! quelles différentes révolutions ne doivent pas arriver sur toute la face de la terre, dans les États et dans les empires! quelle ignorance est la nôtre ! et quelle légère expérience que celle de six ou sept mille ans!

Il n'y a point de chemin trop long à qui marche lentement et sans se presser: il n'y a point d'avantages trop éloignés à qui s'y prépare par la patience.

Ne faire sa cour à personne, ni attendre de quelqu'un qu'il vous fasse la sienne, douce situation, âge d'or, état de l'homme le plus naturel!

Le monde est pour ceux qui suivent les cours ou qui peuplent les villes : la nature n'est que pour ceux qui habitent la campagne; eux seuls vivent, eux seuls du moins connaissent qu'ils vivent.

Pourquoi me faire froid, et vous plaindre de ce qui m'est échappé sur quelques jeunes gens qui peuplent les cours? êtesvous vicieux, ô Thrasille? je ne le savais pas, et vous me l'apprenez: ce que je sais est que vous n'êtes plus jeune.

[ocr errors]

Et vous qui voulez être offensé personnellement de ce que j'ai dit de quelques grands, ne criez-vous point de la blessure d'un autre ? êtes-vous dédaigneux, malfaisant, mauvais plaisant, flatteur, hypocrite? je l'ignorais, et ne pensais pas à vous; j'ai parlé des grands.

L'esprit de modération, et une certaine sagesse dans la conduite, laissent les hommes dans l'obscurité : il leur faut de grandes vertus pour être connus et admirés, ou peut-être de grands

vices.

Les hommes, sur la conduite des grands et des petits indifféremment, sont prévenus, charmés, enlevés par la réussite : il s'en faut peu que le crime heureux ne soit loué comme la vertu même, et que le bonheur ne tienne lieu de toutes les vertus. C'est un noir attentat, c'est une sale et odieuse entreprise, que celle que le succès ne saurait justifier.

Les hommes, séduits par de belles apparences et de spécieux pretextes, goûtent aisément un projet d'ambition que quelques grands ont médité; ils en parlent avec intérêt, il leur plaît même par la hardiesse ou par la nouveauté que l'on lui impute, ils y sont déjà accoutumés, et n'en attendent que le succès, lorsque, venant au contraire à avorter, ils décident avec confiance, sans nulle crainte de se tromper, qu'il était téméraire et ne pouvait réussir.

et

Il y a de tels projets (32), d'un si grand éclat et d'une conséquence si vaste, qui font parler les hommes si long-temps, qui font tant espérer ou tant craindre, selon les divers intérêts des peuples, que toute la gloire et toute la fortune d'un homme y sont commises. Il ne peut pas avoir paru sur la scène avec un si bel appareil, pour se retirer sans rien dire; quelques affreux périls qu'il commence à prévoir dans la suite de son entreprise, il faut qu'il l'entame, le moindre mal pour lui est de la manquer.

Dans un méchant homme il n'y a pas de quoi faire un grand homme. Louez ses vues et ses projets, admirez sa conduite, exagérez son habileté à se servir des moyens les plus propres et les plus courts pour parvenir à ses fins si ses fins sont mauvaises, la prudence n'y a aucune part; et où manque la prudence, trouvez la grandeur si vous le pouvez.

:

Un ennemi est mort (33), qui était à la tête d'une armée formidable, destinée à passer le Rhin; il savait la guerre, et son expérience pouvait être secondée de la fortune: quels feux de joie a-t-on vus? quelle fête publique? Il y a des hommes au contraire naturellement odieux, et dont l'aversion devient populaire ce n'est point précisément par les progrès qu'ils font, ni par la crainte de ceux qu'ils peuvent faire, que la voix du peu

:

ple (34) éclate à leur mort, et que tout tressaille, jusqu'aux enfans, dès que l'on murmure dans les places que la terre enfin en est délivrée.

O temps! ô mœurs ! s'écrie Héraclite, ô malheureux siècle! siècle rempli de mauvais exemples, où la vertu souffre, où le crime domine, où il triomphe! Je veux être un Lycaon, un Égisthe, l'occasion ne peut être meilleure, ni les conjonctures plus favorables, si je désire du moins de fleurir et de prospérer. Un homme dit (35): Je passerai la mer, je dépouillerai mon père de son patrimoine, je le chasserai, lui, sa femme, son héritier, de ses terres et de ses états; et comme il l'a dit, il l'a fait. Ce qu'il devait appréhender, c'était le ressentiment de plusieurs rois qu'il outrage en la personne d'un seul roi : mais ils tiennent pour lui; ils lui ont presque dit: Passez la mer, dépouillez votre père (36): montrez à tout l'univers qu'on peut chasser un roi de son royaume, ainsi qu'un petit seigneur de son château, ou un fermier de sa métairie : qu'il n'y ait plus de différence entre de simples particuliers et nous, nous sommes las de ces distinctions: apprenez au monde que ces peuples que Dieu a mis sous nos pieds peuvent nous abandonner, nous trahir, nous livrer, se livrer eux-mêmes à un étranger, et qu'ils ont moins à craindre de nous, que nous d'eux et de leur puissance. Qui pourrait voir des choses si tristes avec des yeux secs et une âme tranquille? IL n'y a point de charges qui n'aient leurs priviléges: il n'y a aucun titulaire qui ne parle, qui ne plaide, qui ne s'agite pour les défendre la dignité royale seule n'a plus de priviléges, les rois eux-mêmes y ont renoncé. Un seul, toujours bon (37) et magnanime, ouvre ses bras à une famille malheureuse. Tous les autres se liguent comme pour se venger de lui, et de l'appui qu'il donne à une cause qui lui est commune : l'esprit de pique et de jalousie prévaut chez eux à l'intérêt de l'honneur, de la religion, et de leur état; est-ce assez? à leur intérêt personnel et domestique; il y va, je ne dis pas de leur élection, mais de leur succession, de leurs droits comme héréditaires; enfin, dans tout, l'homme l'emporte sur le souverain. Un prince délivrait l'Europe (38), se délivrait lui-même d'un fatal ennemi, allait jouir de la gloire d'avoir détruit un grand empire (39) : il la néglige pour une guerre douteuse. Ceux qui sont nés (40) arbitres et médiateurs temporisent; et lorsqu'ils pourraient avoir déjà employé utilement leur médiation, ils la promettent. O pâtres, continue Héraclite, ôrustres qui habitez sous le chaume et dans les cabanes! si les événemens ne vont point jusqu'à vous, si vous n'avez point le cœur percé par la malice des hommes, și on ne parle plus d'hommes dans vos contrées, mais seulement de renards et de loups cerviers, La Bruyère.

13

recevez-moi parmi vous à manger votre pain noir, et à boire l'eau de vos citernes !

[ocr errors]

་་

Petits hommes (41) hauts de six pieds, tout au plus de sept, qui vous enfermez aux foires comme géans, et comme des pièces rares dont il faut acheter la vue, dès que vous allez jusques à huit pieds; qui vous donnez sans pudeur de la hautesse et de l'éminence, qui est tout ce que l'on pourrait accorder à ces montagnes voisines du ciel, et qui voient les nuages se former au-dessous d'elles; espèce d'animaux glorieux et superbes, qui méprisez toute autre espèce, qui ne faites pas même comparaison avec l'éléphant et la baleine, approchez, hommes., répondez un peu à Démocrite. Ne dites-vous pas en commun proverbe, « des loups ravissans, des lions furieux, malicieux comme un singe? » et vous autres, qui êtes-vous? J'entends corner sans cesse à mes oreilles, l'homme est un animal rai» sonnable : » qui vous a passé cette définition? sont-ce les loups, les singes et les lions; ou si vous vous l'êtes accordée à vousmêmes? C'est déjà une chose plaisante, que vous donniez aux animaux, vos confrères, ce qu'il y a de pire, pour prendre pour vous ce qu'il y a de meilleur : laissez-les un peu se définir eux-mêmes, et vous verrez comme ils s'oublieront, et comme yous serez traités. Je ne parle point, ô hommes, de vos légèretés, de vos folies et de vos caprices, qui vous mettent au-dessous de la taupe et de la tortue qui vont sagement leur petit train, et qui suivent, sans varier, l'instinct de leur nature : mais écoutez-moi un moment. Vous dites d'un tiercelet de faucon qui est fort léger, et qui fait une belle descente sur la perdrix, Voilà un bon oiseau; et d'un lévrier qui prend un lièvre corps à corps, C'est un bon lévrier : je consens aussi que vous disiez d'un homme qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui l'atteint et qui le perce, Voilà un brave homme. Mais si vous voyez deux chiens qui s'aboient, qui s'affrontent, qui se mordent et se déchirent, vous dites, Voilà de sots animaux ; et vous prenez un bâton pour les séparer. Que si l'on vous disait que tous les chats d'un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu'après avoir miaulé tout leur saoul ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe, que de cette mêlée il est demeuré de part et d'autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infecté l'air à dix lieues de là par leur puanteur; ne diriez-vous pas, Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais oui parler? Et si les loups en faisaient de même, quels hurlemens ! quelle boucherie! Et si les uns ou les autres vous disaient qu'ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu'ils la mettent

« PreviousContinue »