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Il y a dans quelques hommes une certaine médiocrité d'esprit qui contribue à les rendre sages.

Il faut aux enfans les verges et la férule : il faut aux hommes faits une couronne un sceptre, un mortier, des fourrures, des faisceaux, des timbales, des hoquetons. La raison et la justice dénuées de tous leurs ornemens ni ne persuadent ni n'intimident. L'homme qui est esprit se mène par les yeux et les

oreilles.

Timon (22) ou le misanthrope peut avoir l'âme austère et farouche, mais extérieurement il est civil et cérémonieux : il ne s'échappe pas, il ne s'apprivoise pas avec les hommes ; au contraire, il les traite honnêtement et sérieusement; il emploie à leur égard tout ce qui peut éloigner leur familiarité, il ne veut pas les mieux connaître ni s'en faire des amis, semblable en ce sens à une femme qui est en visite chez une autre femme.

La raison tient de la vérité, elle est une l'on n'y arrive que par un chemin, et l'on s'en écarte par mille. L'étude de la sagesse a moins d'étendue que celle que l'on ferait des sots et des impertinens. Celui qui n'a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connaît pas l'homme, ou ne le connaît qu'à demi: quelque diversité qui se trouve dans les complexions ou dans les mœurs, le commerce du monde et la politesse donnent les mêmes apparences, font qu'on se ressemble les uns aux autres par des dehors qui plaisent réciproquement, qui semblent communs à tous, et qui font croire qu'il n'y a rien ailleurs qui ne s'y rapporte. Celui au contraire qui se jette dans le peuple ou dans la province, y fait bientôt, s'il a des yeux, d'étranges découvertes, y voit des choses qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutait pas, dont il ne pouvait avoir le moindre soupçon : il avance par des expériences continuelles dans la connaissance de l'humanité, calcule presque en combien de manières différentes l'homme peut être insupportable.

Après avoir mûrement approfondi les hommes, et connu le faux de leurs pensées, de leurs sentimens, de leurs goûts et de leurs affections, l'on est réduit à dire qu'il y a moins à perdre pour eux par l'inconstance que par l'opiniâtreté.

Combien y a-t-il d'âmes faibles, molles et indifférentes, sans de grandes vertus, et aussi sans de grands défauts, et qui puissent fournir à la satire ! De même combien de sortes de ridicules répandus parmi les hommes, mais qui, par leur singularité, ne tirent point à conséquence, et ne sont d'aucune ressource pour l'instruction et pour la morale! Ce sont des vices uniques, qui ne sont pas contagieux, et qui sont moins de l'humanité que de la personne.

DES JUGEMENS.

RIEN ne ressemble mieux à la vive persuasion que le mauvais entêtement de là les partis, les cabales, les hérésies.

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L'on ne pense pas toujours constamment d'un même sujet : l'entêtement et le dégoût se suivent de près.

Les grandes choses étonnent, et les petites rebutent nous nous apprivoisons avec les unes et les autres par l'habitude.

Deux choses toutes contraires nous préviennent également, l'habitude et la nouveauté.

Il n'y a rien de plus bas, et qui convienne mieux au peuple, que de parler en des termes magnifiques de ceux mêmes dont l'on pensait très-modestement avant leur élévation.

La faveur des princes n'exclut pas le mérite, et ne le suppose pas aussi.

Il est étonnant qu'avec tout l'orgueil dont nous sommes gonflés, et la haute opinion que nous avons de nous-mêmes et de la bonté de notre jugement, nous négligions de nous en servir pour prononcer sur le mérite des autres. La vogue, la faveur populaire, celle du prince, nous entraînent comme un torrent. Nous louons ce qui est loué, bien plus que ce qui est louable.

Je ne sais s'il y a rien au monde qui coûte davantage à approuver et à louer, que ce qui est plus digne d'approbation et de louange ; et si la vertu, le mérite, la beauté, les bonnes actions, les beaux ouvrages, ont un effet plus naturel et plus sûr que l'envie, la jalousie et l'antipathie. Ce n'est pas d'un saint dont un dévot (1) sait dire du bien, mais d'un autre dévot. Si une belle femme approuve la beauté d'une autre femme on peut conclure qu'elle a mieux que ce qu'elle approuve. Si un poëte loue les vers d'un autre poëte, il y a à parier qu'ils sont mauvais et sans conséquence.

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Les hommes ne se goûtent qu'à peine les uns les autres, n'ont qu'une faible pente à s'approuver réciproquement : action, conduite, pensée, expression, rien ne plaît, rien ne contente. Ils substituent à la place de ce qu'on leur récite, de ce qu'on leur dit ou de ce qu'on leur lit, ce qu'ils auraient fait eux-mêmes en pareille conjoncture, ce qu'ils penseraient ou ce qu'ils écriraient sur un tel sujet; et ils sont si pleins de leurs idées, qu'il n'y a plus de place pour celles d'autrui.

Le commun des hommes est si enclin au déréglement et à la bagatelle, et le monde est si plein d'exemples ou pernicieux ou ridicules, que je croirais assez que l'esprit de singularité, s'il

pouvait avoir ses bornes, et ne pas aller trop loin, approcherait fort de la droite raison et d'une conduite régulière.

Il faut faire comme les autres: maxime suspecte, qui signifie presque toujours, il faut mal faire, dès qu'on l'étend au-delà de ces choses purement extérieures qui n'ont point de suite, qui dépendent de l'usage, de la mode et des bienséances.

Si les hommes sont hommes plutôt qu'ours ou panthères, s'ils sont équitables, s'ils se font justice à eux-mêmes, et qu'ils la rendent aux autres, que deviennent les lois, leur texte, et le prodigieux accablement de leurs commentaires? que devient le pétitoire et le possessoire, et tout ce qu'on appelle jurisprudence? où se réduisent même ceux qui doivent tout leur relief et toute leur enflure à l'autorité où ils sont établis de faire valoir ces mêmes lois? Si ces mêmes hommes ont de la droiture et de la sincérité, s'ils sont guéris de la prévention, où sont évanouies les disputes de l'école, la scholastique, et les controverses? S'ils sont tempérans, chastes et modérés, que leur sert le mystérieux jargon de la médecine, et qui est une mine d'or pour ceux qui s'avisent de le parler? Légistes, docteurs, médecins, quelle chute pour vous, si nous pouvions tous nous donner le mot de devenir sages!

De combien de grands hommes dans les différens exercices de la paix et de la guerre aurait-on dû se passer? A quel point de perfection et de raffinement n'a-t-on pas porté de certains arts et de certaines sciences qui ne devaient point être nécessaires, et qui sont dans le monde comme des remèdes à tous les maux dont notre malice est l'unique source!

Que de choses depuis Varron, que Varron a ignorées! Ne nous suffirait-il pas même de n'être savans que comme Platon ou comme Socrate?

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Tel à un sermon à une musique ou dans une galerie de peintures, a entendu à sa droite et à sa gauche, sur une chose précisément la même, des sentimens précisément opposés. Cela me ferait dire volontiers que l'on peut hasarder dans tout genre d'ouvrages d'y mettre le bon et le mauvais : le bon plaît aux uns, et le mauvais aux autres : l'on ne risque guère davantage d'y mettre le pire, il a ses partisans.

Le phénix de la poésie chantante renaît de ses cendres, il a vu mourir et revivre sa réputation en un même jour. Ce juge même si infaillible et si ferme dans ses jugemens, le public a varié sur son sujet ; ou il se trompe, ou il s'est trompé : celui qui prononcerait aujourd'hui que Quinault en un certam genre est mauvais poëte, parlerait presque aussi mal que s'il eût dit i! y a quelque temps, il est bon poëte.

Chapelain était riche, et Corneille ne l'était pas la Pucelle et Rodogune méritaient chacune une autre aventure. Ainsi l'on a toujours demandé pourquoi, dans telle ou telle profession, celui-ci avait manqué sa fortune, et cet autre l'avait faite; et en cela les hommes cherchent la raison de leurs propres caprices, qui dans les conjonctures pressantes de leurs affaires, de leurs plaisirs, de leur santé et de leur vie, leur font souvent laisser les meilleurs, et prendre les pires.

La condition des comédiens était infâme chez les Romains, et honorable chez les Grecs qu'est-elle chez nous ? On pense d'eux comme les Romains, on vit avec eux comme les Grecs.

Il suffisait à Bathylle (2) d'être pantomime pour être couru des dames romaines ; à Rhoé de danser au théâtre, à Roscie et à Nérine de représenter dans les chœurs, pour s'attirer une foule d'amans. La vanité et l'audace, suites d'une trop grande puissance, avaient ôté aux Romains le goût du secret et du mystère ils se plaisaient à faire du théâtre public celui de leurs amours : ils n'étaient point jaloux de l'amphithéâtre, et partageaient avec la multitude les charmes de leurs maîtresses. Leur goût n'allait qu'à laisser voir qu'ils aimaient, non pas une belle personne, Ou une excellente comédienne, mais une comédienne (3).

Rien ne découvre mieux dans quelle disposition sont les hommes à l'égard des sciences et des belles-lettres, et de quelle utilité ils les croient dans la république, que le prix qu'ils y ont mis, et l'idée qu'ils se forment de ceux qui ont pris le parti de les cultiver. Il n'y a point d'art si mécanique ni de si vile condition, où les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts et plus solides. Le comédien (4) couché dans son carrosse jette de la boue au visage de Corneille qui est à pied. Chez plusieurs, savant et pédant sont synonymes.

Souvent où le riche parle et parle de doctrine, c'est aux doctes à se taire, à écouter, à applaudir, s'ils veulent du moins ne passer que pour doctes.

Il y a une sorte de hardiesse à soutenir devant certains esprits la honte de l'érudition : l'on trouve chez eux une prévention tout établie contre les savans, à qui ils ôtent les manières du monde, le savoir vivre, l'esprit de société, et qu'ils renvoient ainsi dépouillés à leur cabinet et à leurs livres. Comme l'ignorance est un état paisible, et qui ne coûte aucune peine, l'on s'y range en foule, et elle forme à la cour et à la ville un nombreux parti qui l'emporte sur celui des savans. S'ils allèguent en leur faveur les noms d'Estrées, de Harlay, Bossuet, Séguier, Montausier, Vardes, Chevreuse, Novion, Lamoignon, Scudéri (5), Pélisson,

'et de tant d'autres personnages également doctes et polis, s'ils osent même citer les grands noms de Chartres, de Condé, de Conti, de Bourbon, du Maine, de Vendôme, comme de princes qui ont su joindre aux plus belles et aux plus hautes connaissances et l'atticisme des Grecs et l'urbanité des Romains, l'on ne feint point de leur dire que ce sont des exemples singuliers et s'ils ont recours à de solides raisons, elles sont faibles contre la voix de la multitude. Il semble néanmoins que l'on devrait décider sur cela avec plus de précaution, et se donner seulement la peine de douter si ce même esprit qui fait faire de si grands progrès dans les sciences, qui fait bien penser, bien juger, bien parler et bien écrire, ne pourrait point encore servir à être poli.

Il faut très-peu de fonds pour la politesse dans les manières : il en faut beaucoup pour celle de l'esprit.

Il est savant, dit un politique, il est donc incapable d'affaires, je ne lui confierais pas l'état de ma garderobe; et il a raison. Ossat, Ximénès, Richelieu, étaient savans; étaient-ils habiles? ont-ils passé pour de bons ministres? Il sait le grec, continue l'homme d'état, c'est un grimaud, c'est un philosophe. Et en effet, une fruitière à Athènes, selon les apparences, parlait grec, et par cette raison était philosophe. Les Bignon, les Lamoignon, étaient de purs grimauds : qui en peut douter? ils savaient le grec. Quelle vision, quel délire au grand, au sage, au judicieux Antonin de dire « qu'alors les peuples seraient heu» reux, si l'empereur philosophait, ou si le philosophe, ou le grimaud, venait à l'empire! »

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Les langues sont la clef ou l'entrée des sciences, et rien davantage : le mépris des unes tombe sur les autres. Il ne s'agit point si les langues sont anciennes ou nouvelles, mortes ou vivantes; mais si elles sont grossières ou polies, si les livres qu'elles ont formés sont d'un bon ou d'un mauvais goût. Supposons que notre langue pût un jour avoir le sort de la grecque et de la latine : serait-on pédant, quelques siècles après qu'on ne la parlerait plus, pour lire Molière ou La Fontaine?

Je nomme Euripile, et vous dites, c'est un bel esprit : vous dites aussi de celui qui travaille une poutre, il est charpentier; et de celui qui refait un mur, il est maçon. Je vous demande, quel est l'atelier où travaille cet homme de métier, ce bel esprit? quelle est son enseigne? à quel habit le reconnaît-on ? quels sont ses outils? est-ce le coin? sont-ce le marteau ou l'enclume? où fend-il, ou cogne-t-il son ouvrage? où l'expose-t-il en vente? Un ouvrier se pique d'être ouvrier; Euripile se pique-t-il d'être bel esprit? s'il est tel, vous me peignez un fat qui met l'esprit en roture, une âme vile et mécanique à qui ni ce qui est beau ni ce

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