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on poursuit, on s'anime par les contradictions; la vanité soutient, supplée à la raison, qui cède et qui se désiste on porte ce raffinement jusque dans les actions les plus vertueuses, dans celles même où il entre de la religion.

Il n'y a que nos devoirs qui nous coûtent, parce que leur pratique ne regardant que les choses que nous sommes étroitement obligés de faire, elle n'est pas suivie de grands éloges, qui est tout ce qui nous excite aux actions louables, et qui nous soutient dans nos entreprises. N.... (15) aime une piété fastueuse qui lui attire l'intendance des besoins des pauvres, le rend dépositaire de leur patrimoine, et fait de sa maison un dépôt public où se font les distributions : les gens à petits collets et les sœurs grises y ont une libre entrée : toute une ville voit ses aumônes et les publie : qui pourrait douter qu'il soit homme de bien, si ce n'est peut-être ses créanciers?

Géronte meurt de caducité, et sans avoir fait ce testament qu'il projetait depuis trente années : dix têtes viennent ab intestat partager sa succession. Il ne vivait depuis long-terups que par les soins d'Astérie sa femme, qui jeune encore s'était dévouée à sa personne, ne le perdait pas de vue, secourait sa vieillesse, et lui a enfin fermé les yeux. Il ne lui laisse pas assez de bien pour pouvoir se passer, pour vivre, d'un autre vieillard.

Laisser perdre charges et bénéfices plutôt que de vendre ou de résigner, même dans son extrême vieillesse, c'est se persuader qu'on n'est pas du nombre de ceux qui meurent; ou si l'on croit que l'on peut mourir, c'est s'aimer soi-même et n'aimer que soi. Fauste est un dissolu, un prodigue, un libertin, un ingrat, un emporté, qu'Aurèle son oncle n'a pu haïr ni déshériter.

Frontin, neveu d'Aurèle, après vingt années d'une probité connue, et d'une complaisance aveugle pour ce vieillard, ne l'a fléchir en sa faveur, et ne tire de sa dépouille qu'une légère pension que Fauste, unique légataire, lui doit payer.

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Les haines sont si longues et si opiniâtres, que le plus grand signe de mort dans un homme malade, c'est la réconciliation.

L'on s'insinue auprès de tous les hommes, ou en les flattant dans les passions qui occupent leur âme, ou en compatissant aux infirmités qui affligent leur corps. En cela seul consistent les soins que l'on peut leur rendre de là vient que celui qui se porte bien, et qui désire peu de choses, est moins facile à gouverner.

La mollesse et la volupté naissent avec l'homme, et ne finissent qu'avec lui; ni les heureux ni les tristes événemens ne l'en peuvent séparer : c'est pour lui ou le fruit de la bonne fortune ou un dédommagement de la mauvaise.

C'est une grande difformité dans la nature qu'un vieillard

amoureux.

Peu de gens se souviennent d'avoir été jeunes, et combien il leur était difficile d'être chastes et tempérans. La première chose qui arrive aux hommes après avoir renoncé aux plaisirs, ou par bienséance, ou par lassitude, ou par régime, c'est de les condamner dans les autres. Il entre dans cette conduite une sorte d'attachement pour les choses mêmes que l'on vient de quitter : l'on aimerait qu'un bien qui n'est plus pour nous ne fût plus aussi pour le reste du monde : c'est un sentiment de jalousie.

Ce n'est pas le besoin d'argent où les vieillards peuvent appréhender de tomber un jour qui les rend avares, car il y en a de tels qui ont de si grands fonds, qu'ils ne peuvent guère avoir cette inquiétude et d'ailleurs comment pourraient-ils craindre de manquer dans leur caducité des commodités de la vie, puisqu'ils s'en privent eux-mêmes volontairement pour satisfaire à leur avarice? Ce n'est point aussi l'envie de laisser de plus grandes richesses à leurs enfans, car il n'est pas naturel d'aimer quelque autre chose plus que soi-même, outre qu'il se trouve des avares qui n'ont point d'héritiers. Ce vice est plutôt l'effet de l'âge et de la complexion des vieillards, qui s'y abandonnent aussi naturellement qu'ils suivaient leurs plaisirs dans leur jeunesse, ou leur ambition dans l'âge viril. Il ne faut ni vigueur, ni jeunesse, ni santé, pour être avare; l'on a aussi nul besoin de s'empresser, ou de se donner le moindre mouvement pour épargner ses revenus il faut laisser seulement son bien dans ses coffres, et se priver de tout. Cela est commode aux vieillards, à qui il faut une passion parce qu'ils sont hommes.

Il y a des gens qui sont mal logés, mal couchés, mal habillés et plus mal nourris, qui essuient les rigueurs des saisons, qui se privent eux-mêmes de la société des hommes, et passent leurs jours dans la solitude, qui souffrent du présent, du passé, et de l'avenir, dont la vie est comme une pénitence continuelle, et qui ont ainsi trouvé le secret d'aller à leur perte par le chemin le plus pénible: ce sont les avares.

Le souvenir de la jeunesse est tendre dans les vieillards: ils aiment les lieux où ils l'ont passée : les personnes qu'ils ont commencé de connaître dans ce temps leur sont chères : ils affectent quelques mots du premier langage qu'ils ont parlé : ils tiennent pour l'ancienne manière de chanter, et pour la vieille danse : ils vantent les modes qui régnaient alors dans les habits, les meubles et les équipages: ils ne peuvent encore désapprouver des choses qui servaient à leurs passions, qui étaient si utiles à leurs plaisirs, et qui en rappellent la mémoire. Comment pourLa Bruyère.

II

raient-ils leur préférer de nouveaux usages, et des modes toutes récentes où ils n'ont nulle part, dont ils n'espèrent rien, que les jeunes gens ont faites, et dont ils tirent à leur tour de si grands avantages contre la vieillesse ?

Une trop grande négligence comme une excessive parure dans les vieillards multiplient leurs rides, et font mieux voir leur caducité.

Un vieillard est fier, dédaigneux, et d'un commerce difficile, s'il n'a beaucoup d'esprit.

Un vieillard qui a vécu à la cour (16), qui a un grand sens et une mémoire fidèle, est un trésor inestimable: il est plein de faits et de maximes : l'on y trouve l'histoire du siècle, revêtue de circonstances très-curieuses, et qui ne se lisent nulle part : l'on y apprend des règles pour la conduite et pour les mœurs, qui sont toujours sûres, parce qu'elles sont fondées sur l'expé

rience.

Les jeunes gens, à cause des passions qui les amusent, s'accommodent mieux de la solitude que les vieillards.

sonne,

Phidippe (17), déjà vieux, raffine sur la propreté et sur la mollesse, il passe aux petites délicatesses; il s'est fait un art du boire, du manger, du repos et de l'exercice : les petites règles qu'il s'est prescrites, et qui tendent toutes aux aises de sa peril les observe avec scrupule, et ne les romprait pas pour une maîtresse, si le régime lui avait permis d'en retenir. Il s'est accablé de superfluités, que l'habitude enfin lui rend nécessaires. Il double ainsi et renforce les liens qui l'attachent à la vie, et il veut employer ce qui lui en reste à en rendre la perte plus douloureuse: n'appréhendait-il pas assez de mourir?

Gnathon (18) ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres : il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie; il se rend maître du plat, et fait son propre de chaque service: il ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous, il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois; il ne se sert à table que de ses mains, il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes il ne leur épargne aucune de ses malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe, on le suit à la trace: il mange haut et avec grand bruit, il roule les yeux en mangeant; la table est pour

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lui un ratelier: il écure ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d'établissement, et ne souffre pas d'être plus pressé au sermon théâtre que dans sa chambre. Il n'y a dans un carrosse que les places du fond qui lui conviennent; dans toute autre, si on veut l'en croire, il pålit et tombe en faiblesse. S'il fait un voyage. avec plusieurs, il les prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit : il tourne tout à son usage; ses valets, ceux d'autrui, courent dans le même temps pour son service : tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes, équipages : il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile; ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il racheterait volontiers de l'extinction du genre humain.

Cliton (19) n'a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui sont de dîner le matin et de souper le soir; il ne semble né que pour la digestion: il n'a de même qu'un entretien; il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s'est trouvé; il dit combien il y a eu de potages, et quels potages; il place ensuite le rôt et les entremets, il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service; il n'oublie pas les horsd'œuvre, le fruit et les assiettes; il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu; il possède le langage des cuisines autant qu'il peut s'étendre, et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point : il a surtout un palais sûr, qui ne prend point le change; et il ne s'est jamais vu exposé à l'horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût, ou de boire d'un vin médiocre. C'est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusques où il pouvait aller; on ne reverra plus un homme qui mange tant et qui mange si bien aussi est-il l'arbitre des bons morceaux; et il n'est guère permis d'avoir du goût pour ce qu'il désapprouve. Mais il n'est plus, il s'est fait du moins porter à table jusqu'au dernier soupir; il donnait à manger le jour qu'il est mort : quelque part où il soit, il mange; et s'il revient au monde, c'est pour manger.

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Ruffin commence à grisonner; mais il est sain, il a un visage frais et un œil vif qui lui promettent encore vingt années de vie; il est gai, jovial, familier, indifférent; il rit de tout son cœur, et il rit tout seul et sans sujet : il est content de soi, des siens, de sa petite fortune, il dit qu'il est heureux. Il perd son fils unique, jeune homme de grande espérance, et qui pouvait un jour être l'honneur de sa famille; il remet sur d'autres le soin

de pleurer, il dit, mon fils est mort, cela fera mourir sa mère; et il est consolé. Il n'a point de passions, il n'a ni amis ni ennemis; personne ne l'embarrasse, tout le monde lui convient, tout lui est propre; il parle à celui qu'il voit une première fois avec la même liberté et la même confiance qu'à ceux qu'il appelle de vieux amis, et il lui fait part bientôt de ses quolibets et de ses historiettes on l'aborde, on le quitte sans qu'il y fasse attention; et le même conte qu'il a commencé de faire à quelqu'un, il l'achève à celui qui prend sa place.

N** est moins affaibli par l'âge que par la maladie, car il ne passe point soixante-huit ans; mais il a la goutte, et il est sujet à une colique néphrétique, il a le visage décharné, le teint verdâtre, et qui menace ruine : il fait marner sa terre, et il compte que de quinze ans entiers il ne sera obligé de la fumer; il plante un jeune bois, et il espère qu'en moins de vingt années il lui donnera un beau couvert. Il fait bâtir dans la rue ** une maison de pierre de taille, raffermie dans les encoignures par des mains de fer, et dont il assure, en toussant et avec une voix frêle et débile, qu'on ne verra jamais la fin : il se promène tous les jours dans ses ateliers sur le bras d'un valet qui le soulage; il montre à ses amis ce qu'il a fait, et il leur dit ce qu'il a dessein de faire. Ce n'est pas pour ses enfans qu'il bâtit, car il n'en a point, ni pour ses héritiers, personnes viles, et qui se sont brouillées avec lui: c'est pour lui seul, et il mourra demain.

Antagoras (20) a un visage trivial et populaire; un suisse de paroisse ou le saint de pierre qui orne le grand autel n'est pas mieux connu que lui de toute la multitude. Il parcourt le matin toutes les chambres et tous les greffes d'un parlement, et le soir les rues et les carrefours d'une ville: il plaide depuis quarante ans, plus proche de sortir de la vie que de sortir d'affaires. Il n'y a point eu au palais depuis tout ce temps de causes célèbres ou de procédures longues et embrouillées où il n'ait du moins intervenu aussi a-t-il un nom fait pour remplir la bouche de l'avocat, et qui s'accorde avec le demandeur ou le défendeur comme le substantif et l'adjectif. Parent de tous, et haï de tous, il n'y a guère de familles dont il ne se plaigne, et qui ne se plaignent de lui: appliqué successivement à saisir une terre, à s'opposer au sceau, à se servir d'un commitimus, ou à mettre un arrêt à exécution outre qu'il assiste chaque jour à quelque assemblée de créanciers, partout syndic de directions, et perdant à toutes les banqueroutes, il a des heures de reste pour ses visites; vieux meuble de ruelle, où il parle procès et dit des nouvelles. Vous l'avez laissé dans une maison au Marais, vous le retrouvez au grand faubourg, où il vous a prévenu, et où déjà

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