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savent penser, savent écrire, doivent écrire. Il n'y a point d'autre ouvrage d'esprit si bien reçu dans le monde, et si universellement goûté des honnêtes gens, je ne dis pas qu'il veuille approuver, mais qu'il daigne lire : incapable d'être corrigé par cette peinture qu'il ne lira point.

Théocrine (10) fait des choses assez inutiles, il a des sentimens、 toujours singuliers, il est moins profond que méthodique, il n'exerce que sa mémoire; il est abstrait, dédaigneux, et il semble toujours rire en lui-même de ceux qu'il croit ne le valoir pas. Le hasard fait que je lui lis mon ouvrage; il l'écoute. Est-il lu, il me parle du sien. Et du vôtre, me direz-vous, qu'en pense-t-il? Je vous l'ai déjà dit, il me parle du sien.

Il n'y a point d'ouvrage (11) si accompli qui ne fondît tout entier au milieu de la critique, si son auteur voulait en croire tous les censeurs, qui ôtent chacun l'endroit qui leur plaît le moins.

C'est une expérience faite, que s'il se trouve dix personnes qui effacent d'un livre une expression ou un sentiment, l'on en fournit aisément un pareil nombre qui les réclame : ceux-ci s'écrient pourquoi supprimer cette pensée ? elle est neuve, elle est belle, et le tour en est admirable; et ceux-là affirment au contraire, ou qu'ils auraient négligé cette pensée, ou qu'ils lui auraient donné un autre tour. Il y a un terme, disent les uns, dans votre ouvrage, qui est rencontré, et qui peint la chose au naturel : il y a un mot, disent les autres, qui est hasardé, et qui d'ailleurs ne signifie pas assez ce que vous voulez peut-être faire entendre: et c'est du même trait et du même mot que tous ces gens s'expliquent ainsi : et tous sont connaisseurs et passent pour tels. Quel autre parti pour un auteur, que d'oser pour lors être de l'avis de ceux qui l'approuvent?

Un auteur sérieux (12) n'est pas obligé de remplir son esprit de toutes les extravagances, de toutes les saletés, de tous les mauvais mots que l'on peut dire, et de toutes les ineptes applications que l'on peut faire au sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore moins de les supprimer. Il est convaincu que, quelque scrupuleuse exactitude que l'on ait dans sa manière d'écrire, la raillerie froide des mauvais plaisans est un mal inévitable, et que les meilleures choses ne leur servent souvent qu'à leur faire rencontrer une sottise.

Si certains esprits vifs et décisifs étaient crus, ce serait encore trop que les termes pour exprimer les sentimens : il faudrait leur parler par signes, ou sans parler se faire entendre. Quelque soin qu'on apporte à être serré et concis, et quelque réputation

qu'on ait d'être tel, ils vous trouvent diffus. Il faut leur laisser tout à suppléer, et n'écrire que pour eux seuls : ils conçoivent une période par le mot qui la commence, et par une période tout un chapitre : leur avez-vous lu un seul endroit de l'ouvrage, c'est assez, ils sont dans le fait et entendent l'ouvrage. Un tissu d'énigmes leur serait une lecture divertissante, et c'est une perte pour eux que ce style estropié qui les enlève soit rare, et que peu d'écrivains s'en accommodent. Les comparaisons tirées d'un fleuve dont le cours, quoique rapide, est égal et uniforme, ou d'un embrasement qui, poussé par les vents, s'épand au loin dans une forêt où il consume les chênes et les pins, ne leur fournissent aucune idée de l'éloquence. Montrezleur un feu grégeois qui les surprenne, ou un éclair qui les éblouisse, il vous quittent du bon et du beau.

Quelle prodigieuse distance entre un bel ouvrage et un ouvrage parfait ou régulier! je ne sais s'il s'en est encore trouvé de ce dernier genre. Il est peut-être moins difficile aux rares génies de rencontrer le grand et le sublime, que d'éviter toute sorte de fautes. Le Cid n'a eu qu'une voix pour lui à sa naissance, qui a été celle de l'admiration : il s'est vu plus fort que l'autorité et la politique (13), qui ont tenté vainement de le détruire; il a réuni en sa faveur des esprits toujours partagés d'opinions et de sentimens, les grands et le peuple : ils s'accordent tous à le savoir de mémoire, et à prévenir au théâtre les acteurs qui le récitent. Le Cid enfin est l'un des plus beaux poëmes que l'on puisse faire ; et l'une des meilleures critiques qui ait été faite sur aucun sujet, est celle du Cid.

Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentimens nobles et courageux, ne cherchez pas un autre règle pour juger de l'ouvrage, il est bon, et fait de main d'ou

vrier.

Capys (14), qui s'érige en juge du beau style, et qui croit écrire comme Bouhours et Rabutin, résiste à la voix du peuple, et dit tout seul que Damis (15) n'est pas un bon auteur. Damis cède à la multitude, et dit ingénument avec le public que Capys est un froid écrivain.

Le devoir du nouvelliste est de dire, il Ꭹ a un tel livre qui court, et qui est imprimé chez Cramoisy, en tel caractère; il est bien relié et en beau papier; il se vend tant: il doit savoir jusques à l'enseigne du libraire qui le débite sa folie est d'en vouloir faire la critique.

Le sublime du nouvelliste est le raisonnement creux sur la politique.

Le nouvelliste se couche le soir tranquillement sur une nou

velle qui se corrompt la nuit, et qu'il est obligé d'abandonner le matin à son réveil.

Le philosophe consume (16) sa vie à observer les hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et le ridicule : s'il donne quelque tour à ses pensées, c'est moins par une vanité d'auteur, que pour mettre une vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour faire l'impression qui doit servir à son dessein. Quelques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure s'ils disent magistralement qu'ils ont lu son livre, et qu'il y a de l'esprit; mais il leur renvoie tous leurs éloges qu'il n'a pas cherchés par son travail et par ses veilles. Il porte plus haut ses projets et agit pour une fin plus relevée : il demande des hommes un plus grand et un plus rare succès que les louanges, et même que les récompenses, qui est de les rendre meilleurs.

Les sots lisent un livre et ne l'entendent point : les esprits médiocres croient l'entendre. parfaitement : les grands esprits ne l'entendent quelquefois pas tout entier : ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme ils trouvent clair ce qui est clair. Les beaux esprits veulent trouver obscur ce qui ne l'est point, et ne pas entendre ce qui est fort intelligible.

Un auteur cherche vainement à se faire admirer par son ouvrage. Les sots admirent quelquefois, mais ce sont des sots. Les personnes d'esprit ont en eux les semences de toutes les vérités et de tous les sentimens, rien ne leur est nouveau ; ils admirent peu, ils approuvent.

Je ne sais si l'on pourra jamais mettre dans des lettres plus d'esprit, plus de tour, plus d'agrément, plus de style que l'on en voit dans celles de Balzac et de Voiture. Elles sont vides de sentimens qui n'ont régné que depuis leur temps, et qui doivent aux femmes leur naissance. Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire : elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail et d'une pénible recherche elles sont heureuses dans le choix des termes qu'elles placent si juste, que, tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent. Il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement une pensée qui est délicate, Elles ont un enchaînement de discours inimitable qui se suit naturellement, et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit.

Il n'a manqué à Térence que d'être moins froid : quelle pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle élégance, quels caractères! Il n'a manqué à Molière (17) que d'éviter le jargon et le barbarisme, et d'écrire purement: quel feu, quelle naïveté, quelle source de la bonne plaisanterie, quelle imitation des mœurs, quelles images, et quel fléau du ridicule! mais quels hommes on aurait pu faire de ces deux comiques!

J'ai lu Malherbe et Théophile. Ils ont tous deux connu la nature, avec cette différence, que le premier d'un style plein et uniforme montre tout à la fois ce qu'elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf et de plus simple: il en fait la peinture ou l'histoire. L'autre sans choix, sans exactitude, d'une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s'appesantit sur les détails; il fait une anatomie : tantôt il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature, il en fait le roman.

Ronsard et Balzac ont eu chacun dans leur genre assez de bon et de mauvais pour former après eux de très-grands hommes en vers et en prose.

Marot par son tour et par son style semble avoir écrit depuis Ronsard il n'y a guère entre ce premier et nous que la différence de quelques mots.

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Ronsard et les auteurs ses contemporains ont plus nui au style qu'ils ne lui ont servi. Ils l'ont retardé dans le chemin de la perfection; ils l'ont exposé à la manquer pour toujours, et à n'y plus revenir. Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n'aient su faire de Ronsard, d'ailleurs plein de verve et d'enthousiasme, un plus grand poëte que Ronsard et que Marot; et au contraire que Belleau, Jodelle et Du Bartas aient été sitôt suivis d'un Racan et d'un Malherbe; et que notre langue à peine corrompue se soit vue réparée.

Marot et Rabelais sont inexcusables d'avoir semé l'ordure dans leurs écrits: tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s'en passer, même à l'égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu'à rire dans un auteur. Rabelais surtout est incompréhensible. Son livre est une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable: c'est une chimère, c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme : c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au-delà du pire, c'est le charme de la canaille: où il est bon, il va jusques à l'exquis et à l'excellent, il peut être le mets des plus délicats.

Deux écrivains (18) dans leurs ouvrages ont blâmé Montaigne, que je ne crois pas, aussi-bien qu'eux, exempt de toute sorte

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de blâme il paraît que tous deux ne l'ont estimé en nulle manière. L'un ne pensait pas assez pour goûter un auteur qui pense beaucoup l'autre pense trop subtilement pour s'accommoder des pensées qui sont naturelles.

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Un style grave, sérieux, scrupuleux, va fort loin on lit Amyot et Coeffeteau: lequel lit-on de leurs contemporains? Balzac, pour les termes et pour l'expression, est moins vieux que Voiture mais si ce dernier, pour le tour, pour l'esprit et pour le naturel n'est pas moderne, et ne ressemble en rien à nos écrivains, c'est qu'il leur a été plus facile de le négliger que de l'imiter; et que le petit nombre de ceux qui courent après lui ne peut l'atteindre.

Le Mercure Galant (19) est immédiatement au-dessous du rien : il y a bien d'autres ouvrages qui lui ressemblent. Il y a autant d'invention à s'enrichir par un sot livre, qu'il y a de sottise à l'acheter; c'est ignorer le goût du peuple, que de ne pas hasarder quelquefois de grandes fadaises.

L'on voit bien que l'opéra est l'ébauche d'un grand spectacle : il en donne l'idée..

Je ne sais pas comment l'opéra, avec une musique si parfaite et une dépense toute royale, a pu réussir à m'ennuyer.

Il y a des endroits dans l'opéra qui laissent en désirer d'autres. Il échappe quelquefois de souhaiter la fin de tout le spectacle : c'est faute de théâtre, d'action, et de choses qui intéressent.

L'opéra jusques à ce jour n'est pas un poëme, ce sont des vers; ni un spectacle depuis que les machines ont disparu par le bon ménage d'Amphion (20) et de sa race: c'est un concert, ou ce sont des voix soutenues par des instrumens. C'est prendre le change, et cultiver un mauvais goût que de dire, comme l'on fait, que la machine n'est qu'un amusement d'enfans, et qui ne convient qu'aux marionnettes : elle augmente et embellit la fiction, soutient dans les spectateurs cette douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre, où elle jette encore le merveilleux. Il ne faut point de vols, ni de chars, ni de changemens aux propre de Bérénices et à Pénélope, il en faut aux opéras: et le ce spectacle est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement.

Ils ont fait le théâtre (21) ces empressés, les machines, les ballets, les vers, la musique, tout le spectacle, jusqu'à la salle où s'est donné le spectacle, j'entends le toit et les quatre murs dès leurs fondemens : qui doute que la chasse sur l'eau, chantement de la table *, la merveille ** du labyrinthe ne * Rendez-vous de chasse dans la forêt de Chantilly.

** Collation très-ingénieuse donnée dans le labyrinthe de Chantilly.

l'en

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