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un peu sévère, ce me semble. J'approuve bien plus l'indulgence qu'on a eue pour un autre, connu de tout le monde à Luynes, qui dit en plein marché, au sortir de la messe, hautement, publiquement, qu'il gardait son vin pour le vendre au retour de Bonaparte, ajoutant qu'il n'attendrait guères, et d'autres sottises pareilles. Vous jugerez là-dessus, Messieurs, qu'il ne vendait ni ne gardait son vin, mais qu'il le buvait. Ce fut mon opinion dans le temps. On ne pouvait plus mal parler. Mauclair n'en avait pas tant dit pour être emprisonné; celui-là cependant on l'a laissé en repos; pourquoi? c'est qu'il est bon sujet : et l'autre? il est mauvais sujet; il a déplu à ceux qui font marcher les gendarmes: voilà le point, Messieurs. Châteaubriand a dit dans le livre défendu, que tout le monde lit: Vous avez deux poids et deux mesures; pour le même fait, l'un est condamné, l'autre absous. Il entendait parler, je crois, de ce qui se passe à Paris; mais à Luynes, Messieurs, c'est toute la même chose. Êtes-vous bien avec tels ou tels? bon sujet, on vous laisse vivre. Avez-vous sou-. tenu quelque procès contre un tel, manqué à le saluer, querellé sa servante, ou jeté une pierre à son chien? vous êtes mauvais sujet, partant séditieux; on vous applique la loi, et quelquefois on vous l'applique un peu rudement, comme on fit dernièrement à dix de nos plus paisibles habitants, gens craignant Dieu et monsieur le maire, pères de famille la plupart, vignerons, laboureurs, artisans, de qui nul n'avait à se plaindre, bons voisins, amis officieux, serviables à tous, sans reproche dans leur état, dans leurs mœurs, leur conduite, mais mauvais sujets. C'est

une histoire singulière, qui a fait et fera long-temps grand bruit au pays; car nous autres gens de villages, nous ne sommes pas accoutumés à ces coups d'état. L'affaire de Mauclair, et de l'autre mis en prison pour n'avoir pas ôté son chapeau, en passant, au curé, au mort, n'importe; tout cela n'est rien au prix. Ce fut le jour de la mi-carême, le 15 mars, à une heure du matin; tout dormait; quarante gendarmes entrent dans la ville; là, de l'auberge où ils étaient descendus d'abord, ayant fait leurs dispositions, pris toutes leurs mesures et les indications dont ils avaient besoin; dès la première aube du jour, ils se répandent dans les maisons. Luynes, Messieurs, est, en grandeur, la moitié du Palais-Royal; l'épouvante fut bientôt partout; chacun fuit ou se cache; quelques uns, surpris au lit, sont arrachés des bras de leurs femmes et de leurs enfants; mais la plupart, nuds, dans les rues ou fuyant dans la campagne, tombent aux mains de ceux qui les attendaient dehors. Après une longue scène de tumulte et de cris, dix personnes demeurent arrêtées; c'était tout ce qu'on avait pu prendre. On les emmène; leurs parents, leurs enfants les auraient suivis, si l'autorité l'eût permis.

L'autorité, Messieurs, voilà le grand mot en France. Ailleurs on dit la loi, ici l'autorité. Oh! que le père Canaye (1) serait content de nous, s'il pouvait revivre un moment! Il trouverait partout écrit: Point de raison; l'autorité. Il est vrai que cette autorité n'est pas

(1) Voyez la Conversation du père Canaie et du maréchal d'Hocquincourt, dans Saint-Evremont.

celle des conciles, ni des Pères de l'Église, moins encore des jurisconsultes; mais c'est celle des gendarmes, qui en vaut bien une autre.

On enleva donc ces malheureux, sans leur dire de quoi ils étaient accusés, ni le sort qui les attendait, et on défendit à leurs proches de les conduire, de les soutenir jusqu'aux portes des prisons. On repoussa des enfants qui demandaient encore un regard de leur père, et voulaient savoir en quel lieu il allait être enseveli. Des dix arrêtés cette fois, il n'y en avait point qui ne laissât une famille à l'abandon. Brulon et sa femme, tous deux dans les cachots six mois entiers, leurs enfants, autant de temps, sont demeurés orphelins. Pierre Aubert, veuf, avait un garçon et une fille; celle-ci de onze ans, l'autre plus jeune encore, mais dont à cet âge la douceur et l'intelligence intéressaient déjà tout le monde. A cela se joignant alors la pitié qu'inspirait leur malheur, chacun de son mieux les secourut. Rien ne leur eût manqué, si les soins paternels se pouvaient remplacer; mais la petite bientôt tomba dans une mélancolie dont on ne la put distraire. Cette nuit, ces gendarmes, et son père enchaîné, ne s'effaçaient point de sa mémoire. L'impression de terreur qu'elle avait conservée d'un si affreux réveil, ne lui laissèrent jamais reprendre la gaîté ni les jeux de son âge; elle n'a fait que languir depuis, et se consumer peu à peu. Refusant toute nourriture, sans cesse elle appelait son père. On crut, en le lui faisant voir, adoucir son chagrin, et peutêtre la rappeler à la vie; elle obtint, mais trop tard, l'entrée de la prison. Il l'a vue, il l'a embrassée, il se flatte de l'embrasser encore; il ne sait pas tout son

malheur, que frémissent de lui apprendre les gardiens même de ces lieux. Au fond de ces horribles demeures, il vit de l'espérance d'être enfin quelque jour rendu à la lumière, et de retrouver sa fille; depuis quinze jours elle est morte.

Justice, équité, providence! vains mots dont on nous abuse! Quelque part que je tourne les yeux, je ne vois que le crime triomphant, et l'innocence opprimée. Je sais tel qui, à force de trahisons, de parjures et de sottises tout ensemble, n'a pu consommer sa ruine; une famille qui laboure le champ de ses pères est plongée dans les cachots, et disparaît pour toujours. Détournons nos regards de ces tristes exemples, qui feraient renoncer au bien et douter même de la vertu.

Tous ces pauvres gens, arrêtés comme je viens de vous raconter, furent conduits à Tours, et là mis en prison. Au bout de quelques jours, on leur apprit qu'ils étaient bonapartistes; mais on ne voulut pas les condamner sur cela, ni même leur faire leur procès; on les renvoya ailleurs, avec grande raison; car il est bon de vous dire, Messieurs, qu'entre ceux qui les accusaient et ceux qui devaient les juger comme bonapartistes, ils se trouvaient les seuls peut-être qui n'eussent point juré fidélité à Bonaparte, point recherché sa faveur, ni protesté de leur dévouement à sa personne sacrée. Le magistrat qui les poursuit avec tant de rigueur aujourd'hui, sous prétexte de bonapartisme, traitait de même leurs enfants, il y a peu d'années, mais pour un tout autre motif, pour avoir refusé de servir Bonaparte. Il faisait, par les mêmes suppôts, saisir le conscrit réfractaire, et conduire aux

galères l'enfant qui préférait son père à Bonaparte Que dis-je ? au défaut de l'enfant, il saisissait le père même, faisait vendre le champ, les bœufs et la charrue du malheureux dont le fils avait manqué deux fois à l'appel de Bonaparte. Voilà les gens qui nous accusent de bonapartisme!

Pour moi, je n'accuse ni ne dénonce; car je ne veux nul emploi, et n'ai de haine pour qui que ce soit, Mais je soutiens qu'en aucun cas, on ne peut avoir de raison d'arrêter à Luynes dix personnes, ou à Paris cent mille; car c'est la même chose. Il n'y saurait avoir à Luynes dix voleurs reconnus parmi les habitants, dix assassins domiciliés; cela est si clair, qu'il me semble aussitôt prouvé que dit. Ce sont donc dix ennemis du Roi qu'on prive de leur liberté, dix hommes dangereux à l'État? Oui, Messieurs, à cent lieues de Paris, dans un bourg écarté, ignoré, qui n'est pas même lieu de passage, où l'on n'arrive que par des chemins impraticables, il y a là dix conspirateurs, dix ennemis de l'état et du Roi, dix hommes dont il faut s'assurer, avec précaution toutefois. Le secret est l'âme de toute opération militaire. A minuit on monte à cheval; on part; on arrive sans bruit aux portes de Luynes; point de sentinelles à égorger, point de postes à surprendre; on entre, et, au moyen de mesures si bien prises, on parvient à saisir une femme, un barbier, un sabottier, quatre ou cinq laboureurs ou vignerons, et la monarchie est sauvée.

Le dirai-je ? les vrais séditieux sont ceux qui en trouvent partout, ceux qui, armés du pouvoir, voient toujours dans leurs ennemis les ennemis du Roi, et tâchent de les rendre tels à force de vexations; ceux

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