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On donna de nouveaux ordres pour la recherche des manuscrits. Je fus même nommé par la junte, avec M. Akerblad, commissaire à cet effet; honneur que nous refusâmes, lui comme étranger, moi comme occupé ailleurs. Ce soin demeura donc confié à MM. Puzzini et Furia, que rien ne put engager à y penser le moins du monde ; ils ne voulaient alors faire de la peine à personne. Ceux qui avaient les manuscrits les gardèrent, et les ont encore.

Or, ces gens si indifférents à la perte d'une collection de tous les auteurs classiques, croirait-on que ce sont eux qui aujourd'hui, pour quatre mots d'une page d'un roman, quatre mots que, sans moi, ils n'eussent jamais connus, quatre mots qui sont imprimés, et qu'ils liraient s'ils savaient lire, travaillent avec tant d'ardeur à soulever contre moi le public et le gouvernement, remplissent les gazettes d'injures et de calomnies ridicules, et, par des circulaires, promettent à la canaille littéraire d'Italie le plaisir de me voir bientôt traité en criminel d'état. M. Puzzini en répond; il sait sans doute ce qu'il dit, et, ma foi, je commence à le croire un petit, comme dit Sosie.

Ce qui vous surprendra, Monsieur, c'est qu'aucun d'eux ne me connaît. Jamais aucun d'eux, excepté le seigneur Furia, n'a eu avec moi ni liaison ni querelle, nirapport d'aucune espèce. J'ai parlé un quart-d'heure à M. Pulcini (1), et ne me rappelle pas même sa figure; ainsi leur haine contre moi ne peut être personnelle. Pour me faire une guerre,si cruelle, et sur

(1) C'est son nom encore estropié, mais d'une autre façon. Pulcini veut dire poussin, petit poulet ; en italien : on en a fait

si peu de chose, eux qui naturellement ne veulent faire de mal à personne, leur motif est tout autre qu'une animosité, si cela se peut dire, individuelle. L'offense que j'ai faite très-involontairement au seigneur Furia lui est particulière; la rage de toute sa clique a une cause plus générale.

Vous vous rappelez le mot des Espagnols: Non comme Français, mais comme hérétiques (1). Ces messieurs disent bien ici quelque chose d'approchant; mais je vous assure qu'ils déguisent fort peu les vrais motifs de leur haine; tout le monde en est instruit. Mon premier crime a été de découvrir leur ignorance, mais cela seul n'eût été rien; car s'ils persécutaient tous ceux qui en savent plus qu'eux, à qui pourraient-ils pardonner? le second, qui me rend indigne de toute grâce, c'est que je ne prononce pas comme eux le mot ciceri (2). C'est là une sorte de péché originel que rien ne peut effacer.

Si j'avais le moindre crédit, le moindre petit emploi, quelque gain à leur promettre, quelques bribes

Pulcinella polichinelle, chez nous. Ces lazzis, qui ne demandaient pas assurément beaucoup d'esprit, chagrinaient plus que tont le reste le pauvre chambellan.

(1) Les Espagnols, dans la Floride, firent pendre et brûler les Français protestants, avec cet écriteau : non comme français, mais comme hérétique; à quoi les flibustiers, depuis, répondirent en massacrant les Espagnols: Non comme espagnols, mais comme assassins.

(1) Ceci fait allusion aux Vêpres siciliennes, où, pour reconnaître les français, on les obligeait de dire ce mot. Ceux qui ne prononçaient pas bien étaient massacrés.

à leur jeter, ils seraient tous à mes pieds, et imagineraient autant de bassesses pour me faire la cour, qu'ils inventent aujourd'hui de calomnies pour me nuire. Soyez assuré, Monsieur, qu'avant de se décider à m'entreprendre, comme on dit, ils se sont bien informés si je n'avais point quelque appui, et comme ils ont appris que je ne tenais à rien, que je vivais seul avec quelques amis aussi obscurs que moi, que je me tenais loin des grands, et qu'aucun homme en place ne s'intéressait à moi, ils m'ont déclaré la guerre. Avouez que ce sont d'habiles gens; car que ces bons Espagnols fissent un Auto-da-fé des Français dans la Floride, c'était quelque chose. assurément, il y avait là de quoi louer Dieu; mais si on pouvait faire brûler un Français par les Français mêmes, quel triomphe, quelle allégresse! Je vois ici des gens qui lisent cette triste rapsodie de Furia contre moi: Son style est mauvais, disent-ils, mais son intention est bonne.

La découverte que j'ai faite dans le manuscrit n'est rien au dire de ces messieurs; c'est la plus petite chose qu'on pût jamais trouver; mais le mal que j'ai fait est immense. Entendez bien ceci, Monsieur : le fragment tout entier n'est rien; mais quelques mots de ce fragment, effacés par malheur, font une perte immense, même alors que tout est imprimé. M. Furia a étend u cette perte le plus qu'il a pu, puisque la tache est aujourd'hui double au moins de celle que j'ai faite, si le dessein qu'en a publié M. Furia est exact. Il l'a augmentée à ce point, afin de pouvoir dire qu'elle était immense; car il accommode non l'épithète à la chose, mais la chose à l'épithète qu'il veut employer. Avec tout cela, il s'en faut que le dommage soit immense,

et quand j'aurais noyé dans l'encre tous ses vieux bouquins et lui, le mal serait encore petit.

Cependant cette découverte toute méprisable qu'elle est, M. Furia entend qu'elle nous soit commune, ou, pour mieux dire, il y consent; car on voit bien d'ailleurs qu'elle lui appartient toute, puisque c'est lui, dit-il, qui m'a fait connaître, montré, déchiffré ce manuscrit, que sans lui apparemment je n'aurais pu ni trouver ni lire. C'est là, au vrai, le but principal de son libelle, et à quoi tendent tous les détails par lui inventés, dont son récit est rempli. Sans y mettre beaucoup d'art, il a trouvé ses lecteurs disposés à le croire et à lui adjuger la moitié de cet honneur; car tout pour un seul ce serait trop.

Que de haines accompagnent la renommée! qu'il est difficile d'échapper à l'oubli et à l'envie! De tous les chemins qui mènent au temple de Mémoire, j'ai suivi le plus obscur: huit pages de grec font toute ma gloire et voilà qu'on me les dispute! M. Furia en veut sa part! il crie dans les gazettes, il arrange, il imprime un tissu de mensonges pour arriver à ce mot: Notre commune découverte. Vous, Monsieur, vous voyez la fourbe, et bien loin de la découvrir, vous tâchez d'en profiter pour vous glisser entre nous deux. Vous semblez dire à chacun de nous: Souffres qu'au moins je sois ton umbre. Furia y consentirait; mais moi, je suis intraitable: je veux aller tout seul à la postérité.

La gloire aujourd'hui est très-rare: on ne la croirait jamais; dans ce siècle de lumières et de triomphes, il n'y a pas deux hommes assurés de laisser un nom. Quant à moi, si j'ai complété le texte de Longus, tant qu'on lira du grec, il y aura toujours quatre ou

cinq hellénistes qui sauront que j'ai existé. Dans mille ans d'ici, quelque savant prouvera, par une dissertation, que je m'appelais Paul-Louis, né en tel lieu, telle année, mort tel jour de l'an de grâce.... sans qu'on n'en ait jamais rien su, et pour cette belle découverte, il sera de l'académie. Tâchons donc de montrer que je suis le vrai, le seul restaurateur du livre mutilé de Longus: la chose en vaut la peine; il n'y va de rien moins que l'immortalité.

Vous savez, Monsieur, ce qui en est, quoique vous n'en disiez rien, et M. Clavier le sait aussi, à qui j'écrivis de Milan ces propres paroles:

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Milan, 13 octobre 1809.

Envoyez-moi vite, Monsieur, vos commissions » grecques; je serai à Florence un mois, à Rome tout » l'hiver, et je vous rendrai bon compte des manu» scrits de Pausanias. Il n'y a bouquin en Italie où je » ne veuille perdre la vue pour l'amour de vous et du » grec. Je fouillerai aussi pour mon compte dans les » manuscrits de l'abbaye de Florence. Il y avait là du >> bon pour vous et pour moi, dans une centaine de » volumes du neuvième et du dixième siècle; il en » reste ce qui n'a pas été vendu par les moines: peut» être y trouverai-je votre affaire. Avec le Chariton » de Dorville est un Longus que je crois entier; du » moins n'y ai-je point vu de lacune quand je l'examinai; mais, en vérité, il faut être sorcier pour le » lire. J'espère pourtant en venir à bout, à grand renfort de besicles, comme dit maître François. C'est » vraiment dommage que ce petit roman d'une si jo» lie invention, qui, traduit dans toutes les langues,

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