Page images
PDF
EPUB

mène, Hélène lui fut encore plus chère; et dans les dons qu'il leur fit, ses plus précieuses faveurs furent d'abord pour sa fille; car Hercule eut en partage la force à qui rien ne résiste, Hélène la beauté qui triomphe de la force même. S'il eût voulu leur épargner toutes les misères de la vie, et les faire jouir en naissant de la félicité suprême, il n'en eût couté que de l'ambroisie, et le maître de l'Olympe y eût aisément trouvé des places pour ses enfants, auxquels n'auraient manqué ni l'encens, ni les autels. Mais son dessein n'était pas qu'ils prissent rang parmi les Dieux, avant de l'avoir mérité autrement que par leur naissance: il voulait non que le ciel les reçût, mais qu'il les demandât, et qu'à leur égard l'admiration seule forçât les vœux de la terre. Sachant donc que cette gloire qui devait les conduire à l'immortalité, ne s'acquiert point dans la langueur d'une vie oisive et cachée, mais mais se dispute au grand jour, comme un prix que l'univers adjuge au plus digne, il multiplia pour eux les périls et les aventures, dans lesquels Hercule, défaisant les monstres et punissant les brigands, se servait de sa force pour exterminer le crime; Hélène, armant pour sa conquête les plus vaillans hommes d'alors, et ajoutant à leur courage l'aiguillon de la rivalité, employait ses charmes à faire briller la vertu.

Elle ne faisait encore que sortir de l'enfance, quand Thésée l'ayant vue dans un choeur de jeunes filles, fut frappé de cette beauté, qui à peine commençant d'éclore, effaçait déjà toutes les autres. Accoutumé à tout vaincre, ce fut à lui, cette fois, de céder à tant de grâces; et quoiqu'il eût dans son pays tout ce qui pouvait satisfaire les désirs et l'ambition,

croyant dès-lors n'avoir rien s'il ne possédait Hélène, et n'osant la demander (parce qu'il savait que les Oracles devaient disposer d'elle), il résolut de l'enlever, dans Sparte, au milieu de sa famille, sans se soucier, ni de ses frères, Castor et Pollux, ni des forces qui la gardaient, ni des périls auxquels il semblait ne pouvoir échapper dans cette entreprise. Il l'exécuta cependant, aidé d'un seul de ses amis, qui voulant à son tour enlever aux Enfers la fille de Cérès, lui demanda le même secours. Thésée voulant l'en détourner, en lui remontrant les dangers, les obstacles insurmontables, et la témérité d'aller braver la mort dans son empire. Mais le voyant obstiné, il partit avec lui, car il ne crut pas pouvoir rien refuser à un homme auquel il devait Hélène.

»De tout autre on pourrait dire qu'il se faisait parlà plus de tort à lui-même que d'honneur à Hélène, et que cette conduite marquait moins le mérite de l'héroïne que la folie de son amant. Mais il s'agit de Thésée, qui n'était pas tellement dépourvu de sens, ni de femmes, que d'attacher tant de prix à des conquêtes vulgaires. Il était homme sage; il se connaissait en beautés; ce qu'il estimait Hélène prouve ce qu'elle valait dès-lors; et pour toute autre femme qu'elle, c'eût été assez de gloire d'avoir inspiré tant d'amour à un héros tel que Thésée. En effet, on sait que parmi ceux qui ont réussi comme lui à immortaliser leur nom, il ne s'en trouve point dont le caractère, bien examiné, ne laisse toujours quelque chose à désirer : aux uns la prudence a manqué, aux autres l'audace ou l'habileté; mais je ne vois pas ce qu'on pourrait dire avoir manqué à Thésée, dont la vertu me paraît de

tout point si accomplie, qu'il ne s'y put rien ajouter. Ici, puisque j'en suis venu à parler de ce héros, me blâmera-t-on si je m'arrête à louer en peu de mots ses grandes qualités? Et par où pourrai-je mieux faire l'éloge d'Hélène, qu'en montrant combien ses admirateurs furent eux-mêmes dignes d'être admirés? On juge par soi des choses de son temps. Nous avons mille moyens de prendre une juste idée des hommes et des faits plus rapprochés de nous; mais sur ce que le passé dérobe à nos regards, lorsqu'il s'agit de personnages dont rien ne reste que le bruit de ce qu'ils furent autrefois, nous ne pouvons que suivre le jugement de ceux qui, vivant avec eux dans ces temps reculés, se montrèrent vaillants et sages.

» Rien done ne me paraît plus à la louange de Thésée, que d'avoir su, étant contemporain d'Hercule, égaler sa gloire à celle de ce héros; car leur plus grande ressemblance n'était pas dans leur manière de s'armer et de combattre, mais dans l'usage qu'ils firent l'un et l'autre de leur puissance, et surtout dans leur constance à servir l'humanité par des entreprises dignes du sang dont ils étaient issus. La seule différence qui se remarque entre eux, c'est que les actions de l'un furent plus éclatantes, celles de l'autre plus utiles. Hercule, soumis dès sa naissance aux ordres d'un tyran cruel, fut condamné à des travaux difficiles et périlleux, mais dont il ne résultait, le plus souvent, aucun avantage, ni pour lui, ni pour les autres. Thésée, maître de lui-même, chercha des dangers où la gloire de vaincre fut accompagnée de la reconnaissance publique, et voulut que tous ses titres à l'admiration des hommes fussent autant de bienfaits,

Car, sans attaquer le Ciel, sans faire violence à la nature, sans aller chercher aux bornes du monde une gloire stérile, en détruisant les monstres qui désolaient l'Attique, exterminant les brigands dans toute la Grèce, punissant partout l'injustice et protégeant l'innocence, mais surtout en délivrant son pays de l'exécrable tribut qu'il payait aux Crétois, ce prince montra qu'il songeait bien moins à faire briller son courage, qu'à s'en servir utilement pour procurer à sa patrie et aux peuples de la Grèce, tous les avantages qui résultent de la paix intérieure, et de la facilité, des relations réciproques.

» Ces grandes choses, dont la mémoire doit être éternelle, ne forment encore que la moindre partie de sa gloire, si on les compare à la conduite qu'il tint dans le gouvernement d'Athènes. Car, qu'était-ce qu'Athènes avant lui? un peuple sans frein, un état sans lois, où chacun abusant du pouvoir passager que le hasard lui donnait, travaillait de concert à la ruine publique, et ressentait lui-même tout le mal qu'il faisait. Thésée, à la mort de son père, trouva le désordre et la confusion parvenus au point que les citoyens, en proie aux attaques du dehors et à leurs propres fureurs, se défiant autant les uns des autres que de l'ennemi commun, avaient sans cesse la crainte dans le cœur et le fer à la main. Nulle propriété n'était assurée, nulle autorité respectée. La force était la seule loi. Malheurs à qui ne pouvait défendre ce qu'il possédait; heureux qui pouvait conserver ce qu'il avait usurpé; ou pour mieux dire, tous étaient également misérables; les opprimés ne voyant point de termes à leurs maux, et les oppresseurs menacés

des violences qu'ils exerçaient, se craignant non seulement l'un l'autre, mais redoutant jusqu'à ceux qu'ils faisaient trembler; aussi esclaves que tyrans et plus malheureux que leurs victimes. Mais, sous Thésée, on vit bientôt succéder à ce chaos, l'ordre et l'harmonie. Comme sa valeur éloignait tout danger à l'extérieur, sa sagesse établit au dedans le calme et la concorde. D'abord jugeant avec raison que rien ne pourrait dissiper les haines, et réunir les citoyens sous une commune loi, tant que la nation, dispersée par bourgades et par cantons, renfermerait pour ainsi dire autant de factions que de familles, il commença par rassembler le peuple, entier dans une seule ville, qui, en peu de temps, devint la plus florissante de la Grèce. Ensuite il lui donna des lois, dont il établit pour fondement la souveraineté du peuple, et le droit qu'il étendit à tous les citoyens de prendre part aux affaires publiques; car pour lui, quelle que fut la forme du gouvernement, il ne pouvait perdre l'empire que lui assuraient ses vertus, et il aimait mieux se voir le chef d'une nation libre et fière, que le maître d'un troupeau d'esclaves. Les Athéniens, de leur côté, loin de se montrer jaloux du pouvoir qu'il conservait, voulurent, au contraire, qu'il tînt de leur confiance une seconde fois l'autorité absolue à laquelle il avait renoncé, ne doutant pas qu'il ne leur valut mieux dépendre de lui que d'eux-mêmes. On vit alors ce spectacle extraordinaire: un roi qui voulait que son peuple fut maître, un peuple qui priait son souverain de régner, un chef tout puissant dans une république, et la liberté sous la monarchie. Aussi ses maximes n'étaient-elles pas celles de la plupart des princes, qui

« PreviousContinue »