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soutenu d'une cabale de pédants, il m'importe qu'on l'apprécie à sa juste valeur, et je ne puis souffrir non plus qu'on le confonde avec des gens dont l'érudition et le goût font honneur à l'Italie.

Si vous eussiez voulu, Monsieur, donner une juste idée des personnages peu connus dont vous aviez à parler, après avoir dit que j'étais ancien militaire, helléniste, puisque vous le voulez, fort habile, il fallait ajouter: M. Furia est un cuistre, ancien cordonnier comme son père, garde d'une bibliothèque qu'il devrait encore bulayer, qui fait aujourd'hui de mauvais livres n'ayant pu faire de bons souliers, helléniste fort peu habile, à huit cents francs d'appointements, copiant du grec pour ceux qui le paient, élève et successeur du seigneur Bandini, dont l'ignorance est célèbre. Et il ne fallait pas dire seulement, comme vous faites, que cet homme cherche des torts dans les accidents les plus simples, mais qu'il est intéressé à en trouver, parce qu'il est cuistre en colère, dont la rage et la vanité cruellement blessée servent d'instrument à des haines (1) qui n'osent éclater d'une autre manière. Ce sont là de ces choses sur lesquelles vous gardez un silence prudent. Fontenelle, dit quelque part Voltaire, était tout plein de ces ménagements. Il n'eût voulu pour rien au monde dire seulement à l'oreille que F.... est un polisson. Voltaire cachait

(1) Les Français', alors de-là des monts, étaient détestés des Allemands. Le Gouvernement n'en savait rien et ne voulait rien en savoir. Ce passage, et d'autres pareils ci-dessus, firent en Italie une très-vive sentation, et déplurent à l'autorité, qui surtout redoute qu'on imprime ce qui chacun pense.

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moins sa pensée. Mais il est plus sûr d'imiter Fontenelle. Malheureusement le choix n'est pas en mon pouvoir, et je suis obligé de tout dire.

Pour commencer par les raisons que peut avoir le seigneur Furia de n'être pas aussi désintéressé qu'on le croirait dans cette affaire, il faut savoir que la découverte du précieux fragment de Longus s'est faite dans un manuscrit sur lequel, lui Furia, a travaillé longues années, et qu'il regardait en quelque sorte comme sa propriété; qu'on y a fait cette trouvaille au moment précisément où le seigneur Furia venait de donner au public une notice très-ample et trèsexacte, selon lui, de ce même manuscrit, dans laquelle est indiqué, page par page, et fort au long, tout ce que le sieur Furia y a pu remarquer; que son travail sur ce petit volume, annoncé long-temps d'avance, a duré six ans, pendant lesquels il n'a cessé de le feuilleter et de le décrire avec une patience peu commune ; qu'il en a même, à ce qu'il dit, extrait beaucoup de variantes des prétendues fables d'Ésope, par lui réimprimées à la fin de sa notice; car ces sottices de quelque moine, par où l'on commence au collége l'étude de la langue grecque, se trouvent dans ce manuscrit à la suite du roman de Longus, et le sieur Furia n'a pas manqué d'en faire son profit; qu'enfin, à peine achevé, son ouvrage, qu'il vendait lui-même, et où il pensait avoir épuisé tout ce qu'on pouvait dire du divin manuscrit, arrive par hasard quelqu'un qui, tout au premier coup-d'oeil, voit et désigne au public la seule chose qui fut vraiment intéressante dans ce manuscrit, et la seule aussi que le sieur Furia n'y eût pas aperçue.

On écrit aujourd'hui assez ordinairement sur les choses qu'on entend le moins. Il n'y a si petit écolier qui ne s'érige en docteur. A voir ce qui s'imprime tous les jours, on dirait que chacun se croit obligé de faire preuve d'ignorance. Mais des preuves de cette force ne sont pas communes, et le seigneur Bandini lui-même, maître et prédécesseur du seigneur Furia, fameux par des bévues de ce genre, n'a rien fait qui approche de cela.

Nous avons des relations de voyages dont les auteurs sont soupçonnés de n'être jamais sortis de leur cabinet; et, dans un autre genre,

Combien de gens ont fait des récits de batailles

Dont-ils s'étaient tenus loin?

mais une notice d'un livre par quelqu'un qui ne l'a point lu est une bouffonnerie toute neuve, et dont le public doit savoir gré au seigneur Furia.

Je ne prétends pas dire par-là qu'il ne l'ait examiné avec beaucoup d'attention. J'admiré au contraire qu'il ait pu entrer dans tous ces détails et en, faire deux volumes. Son ouvrage, que je n'ai point lu (car j'en parle à-peu-près comme lui du manuscrit), sera quelque jour utile au relieur pour éviter toute erreur dans la position des feuillets. En unt mot, dans le compte qu'il rend de ce livre, selon lui, si intéressant, qui l'a occupé six années, il a pensé à tout, excepté à le lire.

Il est fàcheux pour vous, Monsieur, de n'avoir pas été témoin de l'effet que produisit sur lui la première vue de cette lacune dans le livre imprimé, et du morceau inédit qui la remplissait dans le manuscrit. Sa

surprise fut extrême, et quand il eut reconnu que ce morceau n'était pas seulement de quelques lignes, mais de plusieurs pages, il me fit pitié, je vous assure. D'abord il demeura stupide: vous en auriez peutêtre ri; mais bientôt vous auriez eu peur, car en un instant il devint furieux. Je n'avais jamais vu un pédant enragé; vous ne sauriez croire ce que c'est.

Le quadrupède écume et son œil étincelle.

Si des regards il eût pu mordre, j'aurais mal passé mon temps.

Dès-lors, le seigneur Furia se crut un homme déshonoré. Vous savez que Vatel se tua parce que le rôt manquait au souper de son maître. Il avait, comme dit le Roi quand on lui apprit cette mort, de l'honneur à sa manière. M. Furia ne se tua point, parce que bientôt après il conçut l'espérance de rétablir un peu sa réputation aux dépens de la mienne; car ce fut, je crois, le surlendemain que je fis au manuscrit cette tache, dont il me sait, dans mon âme, si bon gré, quoiqu'il s'en plaigne si haut. Après avoir copié tout le morceau inédit, j'achevais la collation du reste avec ces messieurs. Pour marquer dans le volume l'endroit du supplément, j'y mis une feuille de papier, s'ans m'apercevoir qu'elle était barbouillée d'encre en dessous. Ce papier s'étant collé au feuillet, y fit une tache qui couvrait quelques mots, de de quelques lignes. M. Furia a écrit en prose poétique l'histoire de cet événement. C'est, à ce qu'on dit, son meilleur ouvrage; c'est du moins le seul qu'on ait lu. Il y a mis beaucoup du sien, tant dans les choses

que dans le style; mais le fond en est pris de la Pharsale et des tragédies de Sénèque.

J'avoue que ce malheur me parut fort petit. Je ne savais pas que ce livre fùt le Palladiun de Florence, que le destin de cette ville fût attaché aux mots que je venais d'effacer: j'aurais dû cependant me douter que ces objets étaient sacrés pour les Florentins, car ils n'y touchent jamais. Mais enfin, je ne sentis point mon sang se glacer ni mes cheveux se hérisser sur mon front; je ne demeurai pas un instant sans voix, sans pouls et sans haleine. M. Furia prétend que tout cela lui arriva; mais moi, je le regardais bien et je ne vis en lui, je vous jure, aucun de ces signes alarmants d'une défaillance prochaine, si ce n'est quand je lui mis, comme on dit, le nez sur ce morceau de grec qu'il n'avait pu voir sans moi.

Les expressions de M. Furia pour peindre son saisissement à la vue de cette tache, qui couvrait, comme je vous ai dit, une vingtaine de mots, sont du plus haut style et d'un pathétique rare, même en Italie. Vous en avez été frappé, Monsieur, et vous les avez citées, mais sans oser les traduire. Peut-être avezvous pensé que la faiblesse de notre langue ne pourrait atteindre à cette hauteur: je suis plus hardi, et je crois, quoi qu'en dise Horace, qu'on peut essayer de traduire Pindare et M. Furia; c'est tout un. Voici ma version littérale :

A un si horrible spectacle (il parle de ce pâté que je fis sur son bouquin), mon sang se gela dans mes veines, et durant plusieurs instants, voulant crier, voulant parler, ma voix s'arrêta dans mon gosier : un frisson glacé s'empara de tous mes membres stu

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