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suffisante. De la sorte Carthage échappa ce danger, ne fut point soumise aux Perses, Cambyse n'ayant pas cru devoir user de contrainte à l'égard des Phéniciens, à cause qu'ils s'étaient eux-mêmes donnés aux Perses, et que l'armée de mer dépendait toute des Phéniciens. Aussi s'étaient eux-mêmes donnés les

Cypriens pour cette expédition d'Égypte. Cambyse donc, les Ichthyophages étant venus d'Éléphantis, les envoya en Éthiopie instruits de ce qu'il fallait dire, et portant pour présents un vêtement de pourpre, un collier d'or, des brasselets, une fiole de myre et un baril de vin de palme.

Ces Éthiopiens vers lesquels envoyait Cambyse sont; à ce qu'on dit, les plus grands et les plus beaux de tous les hommes. Ils ont des lois fort différentes de celles des autres peuples; et en particulier, touchant la royauté, voici comment ils se gouvernent. Celui d'entre les citoyens qu'ils jugent être le plus grand et avoir force selon sa taille, c'est celui-là qu'ils nomment roi. Chez ces hommes donc arrivés, les Ichthyophages présentèrent au roi les dons qu'ils apportaient, et lui dirent ceci : « Le roi des Perses Cambyse, voulant être à l'avenir ton ami et ton hôte, nous envoie pour parler à toi et t'offrir en présent ces choses dont plus il se plaît à user. » L'Éthiopien connaissant qu'ils étaient espions, leur répond en cette sorte: «< Non, vous n'êtes pas envoyés par le roi des Perses, pour m'apporter des présents, comme désirant m'être ami, ni ne dites la vérité; car vous venez ici épier mon état et moi; ni aussi lui n'est homme juste; car étant juste il ne voudrait autre pays que le sien, et n'eût pas mis en esclavage des gens qui

ne lui faisaient nul mal. Donnez-lui donc cet arc et lui dites de ma part: Roi des Perses, le roi d'Éthiopie te conseille, quand il aviendra que tes Perses tendent ainsi aisément des arcs grands comme celuici, de les mener alors en nombre supérieur contre les Éthiopiens; mais jusque-là rends grâces aux dieux qu'ils ne font penser aux enfants des Éthiopiens d'avoir autre terre que la leur. »

Cela dit, il detendit l'arc et le leur donna. Puis prenant le vêtement de pourpre, il voulut savoir ce que c'était et comment avait été fait; et entendant, comme lui apprirent les Ichthyophages, ce que c'était que pourpre et teinture, il dit tels hommes être trompeurs et trompeurs aussi leurs habits. Du collier et des brasselets il en fit semblable demande, et comme on lui voulut montrer la beauté de cette parure, il se prit à rire, et pensant que ce fussent des chaînes, dit que chez eux ils en avaient de plus fortes et meilleures; puis demanda aussi de la fiole de myre ce que c'était et à quoi bon; et ayant ouï la façon et l'usage pour frotter le corps, il en dit comme de l'habillement. Mais quand ce vint au baril de vin, dont il goûta et s'enquit de même en qu'elle sorte il se faisait, il y prit plaisir bien grand, et demanda ce que mangeait avec cela le roi des Perses, et combien de temps pour le plus un homme chez eux pouvait vivre, à quoi il lui fut répondu que le roi mangeait du pain, dont la nature ainsi que du blé lui fut expliquée, et que quatre-vingts ans étaient le plus long terme de la vie. Lors il dit n'être pas merveille si mangeant fiente ils vivaient peu et qu'encore ne vivraient-ils tant sans ce breuvage; il

entendait le vin, par où seul, selon lui, la Perse l'emportait sur l'Ethiopie. Et à leur tour interrogeant les Ichthyophages, de la longueur des âges et de la nourriture chez eux Éthiopiens, il dit que la plupart allaient jusqu'à six- vingt ans et quelques-uns même au-delà; que leur vivre commun était de viande bouillie et de lait pour boisson; qu'ayant paru surpris de ce nombre d'années, les envoyés furent conduits à une fontaine de laquelle s'étant lavés, ils s'en trouvèrent oints comme d'huile; et disaient les Ichthyophages l'eau de la fontaine être si faible que rien n'y pouvait surnager; ni bois ni chose aucune plus légère que bois, mais que tout allait au fond. Cette eau sans doute, si elle est telle, comme ils en usent en toutes choses, leur est cause de vivre long-temps; et qu'au partir de cette fontaine, on les mena voir une prison d'hommes où tous étaient tenus les pieds dans des ceps d'or. Le plus rare métal et le plus estimé chez les Éthiopiens, c'est le cuivre. Ayant vu la prison, ils virent puis après la table du soleil, et ensuite finablement virent les cercueils que l'on dit être de verre faits en cette sorte. Après avoir séché le cadavre, soit comme font les Egyptiens, soit de toute autre manière, l'ayant partout enduit de plâtre, on le peint de belles couleurs, le plus ressemblant qu'il se peut, puis on l'introduit au-dedans d'un cippe de verre creusé exprès (ils en ont des carrrières et en tirent beaucoup qui se travaille bien); au milieu du quel cippe le cadavre paraît sans nul fâcheuse odeur, ni rien qui soit désagréable, ayant toutes choses visibles pareillement au mort lui-même. Pendant l'espace d'une année, on le garde au logis des plus

proches parents, lui offrant prémices de tout, et on lui sacrifie. Au bout de ce temps, on l'emporte et on le dresse quelque part autour de la ville.

Ces choses vues, les envoyés s'en retournèrent devers Cambyse, auquel ayant de tout rendu compte, lui, sur le champ, nu de colère, voulut marcher en Ethiopie, sans ordonner nulles provisions, ni prendre temps de considérer que cette fois il s'agissait de porter la guerre aux extrémités du monde ; mais comme furieux et hors de sens, aussitôt ouï le rapport des Ichthyophages, il se mit en marche, laissant ce qu'il avait de Grecs à l'attendre, et menant avec soi toute l'armée de terre. Venu à Thèbes il détacha cinquante mille hommes environ, et à ceux-là il donna ordre d'aller réduire en esclavage les Ammoniens et brùler le temple de Jupiter; lui cependant, avec le reste, tira droit en Ethiopie. Ainsi marchant, ils n'eurent pas fait la cinquième partie du chemin que ce qu'ils emportaient de vivre leur faillit, et pareillement leur faillirent les bêtes de somme qu'ils mangèrent après leurs provisions finies. Si Cambyse connaissant sa faute alors eût rebroussé chemin et ramené l'armée, il était homme sage; mais n'écoutant nulle raison, il alla toujours en avant. Les soldats, durant que la terre leur offrit du vert à cueillir, se repaissant d'herbe, vécurent; mais quand ils furent dans les sables, ce que firent aucuns est horrible à conter. Entre dix ils tiraient au sort un d'eux, et celui-là les autres le mangeaient; ce qu'ayant su, Cambyse eut peur de cette rage et revint sur ses pas, quittant son entreprise. Il s'en revint à Thèbes avec faute d'une grande part de ses gens, et de Thèbes descendu à Memphis,

il renvoya les Grecs par mer. Ainsi réussit l'entreprise du voyage d'Ethiopie.

De leur part ceux qui allaient contre les Ammoniens, étant partis de Thèbes, marchèrent avec des guides. Ce qu'on sait c'est qu'ils arrivèrent en une ville, Oasis, peuplée de Samiens qu'on dit être de la AEschrionienne. Ils sont distants de Thèbes de sept jours de chemin par les sables, et cet endroit s'appelle, en la langue des Grecs, Macaron Nési, qui veut dire Iles-des-Bienheureux. Jusque-là donc vint cette armée. Au partir de là, ce qu'elle devint, hors les Ammoniens eux-mêmes et ceux qui l'ont pu savoir d'eux, nul n'en eut jamais connaissance; car ils n'arrivèrent pas chez les Ammoniens ni ne retournèrent en arrière. Au reste voici ce qu'en content les Ammoniens. Que d'Oasis venant contre eux à travers les sables, il se trouvait à mi-chemin environ d'eux et d'Oasis, et que comme ils étaient à repaître, il leur survint une bourrasque de vent du midi, qui levant des grèves de sable, les laissa dessous ensevelis, et ainsi disparurent tous. Tel récit font les Ammoniens du succès de l'expédition.

Peu après le retour de Cambyse, apparut en Egypte Apis que les Grecs nomment Epaphus, et aux premières nouvelles de son apparition, tous les Egyptiens en liesse mirent leurs plus beaux vêtements; ce que voyant Cambyse, persuadé que par là ils témoignaient être joyeux de sa mésaventure, fit venir devant lui les gouverneurs de Memphis et les interrogea, pour quelle cause auparavant, lors de son séjour à Memphis, rien de semblable ne s'était fait, mais bien à l'heure qu'il revenait, ayant perdu part de ses

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