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populaire et riche, comme celle de La Fontaine. Ce n'est pas trop assurément de tout notre français pour rendre le grec d'Hérodote, d'un auteur que rien n'a géné, qui, ne connaissant ni ton ni fausses bienséances, dit simplement les choses, les nomme par leur nom, fait de son mieux pour qu'on l'entende, se reprenant, se répétant de peur de n'être pas compris, et faute d'avoir su son rudiment par cœur, n'accorde pas toujours très-bien le substantif et l'adjectif. Un abbé d'Olivet, un homme d'académie ou prétendant à l'être, ne se peut charger de cette besogne. Hérodote ne se traduit point dans l'idiôme des dédicaces, des éloges, des compliments.

C'est pourtant ce qu'ont essayé de fort honnêtes gens d'ailleurs, qui sans doute n'ont point connu le caractère de cet auteur, ou peut-être ont cru l'honorer en lui prêtant un tel langage, et nous le présentant sous les livrées de la cour, en habit habillé : au moins est-il sûr qu'aucun d'eux n'a même pensé à lui laisser un peu de sa façon simple, grecque et antique. Saisissant, comme ils peuvent, le sens qu'il a eu dessein d'exprimer, ils le rendent à leur manière toujours parfaitement polie et d'une décence admirable. Figurez-vous un truchement qui, parlant au sénat de Rome pour le paysan du Danube, au lieu de ce

début :

Romains, et vous Sénat, assis pour m'écouter,

commencerait: Messieurs, puisque vous me faites l'honneur de vouloir bien entendre votre humble serviteur, j'aurai celui de vous dire..... Voilà exacte

ment ce que font les interprètes d'Hérodote. La version de Larcher, pour ne parler que de celle qui est la plus connue, ne s'écarte jamais de cette civilité : on ne saurait dire que ce soit le laquais de madame de Sévigné, auquel elle compare les traducteurs d'alors; car celui-là rendait dans son langage bas, le style de la cour, tandis que Larcher, au contraire, met en style de cour ce qu'a dit l'homme d'Halicarnasse. Herodote, dans Larcher, ne parle que de princes, de princesses, de seigneurs et de gens de qualité; ces princes montent sur le trône, s'emparent de la couronne, ont une cour, des ministres et de grands officiers, faisant, comme on peut croire, le bonheur des sujets; pendant que les princesses, les dames de la cour, accordent leurs faveurs à ces jeunes seigneurs. Or est-il qu'Hérodote ne se douta jamais de ce que nous appelons prince, trône et couronne, ni de ce qu'à l'académie on nomme faveurs des dames et bonheur des sujets. Chez lui, les dames, les princesses mènent boire leurs vaches ou celles du roi leur père, à la fontaine voisine, trouvent là des jeunes gens, et font quelque sottise, toujours exprimée dans l'auteur avec le mot propre: on est esclave ou libre, mais on n'est point sujet dans Hérodote. Cependant, en si bonne et noble compagnie, Larcher a fort souvent des termes qui sentent un peu l'antichambre de madame de Sévigné ; comme quand il dit, par exemple : Ces seigneurs mangeaient du mouton; il prend cela dans la chanson de monsieur Jourdain. Le grand roi bouchant les derrières aux Grecs à Salamine, est encore une de ses phrases, et il en a bien d'autres peu séantes à un homme comme son IIérodote, qui parle

congruement, et surtout noblement; il ne nommera pas le boulanger de Crésus, le palfrenier de Cyrus, le chaudronnier Macistos, il dit grand panetier, écuyer, armurier, avertissant en note que cela est plus noble.

Cette rage d'enne blir, ce jargon, ce ton de cour, infectant le théâtre et la littérature sous Louis XIV et depuis, gâtèrent d'excellents esprits, et sont encore cause qu'on se moque de nous avec justc raison. Les étrangers crèvent de rire quand ils voient dans nos tragédies, le seigneur Agamemnon et le seigneur Achille qui lui demande raison, aux yeux de tous les Grecs, et le seigneur Oreste brûlant de tant de feux pour madame sa cousine. L'imitation de la cour est la peste du goût aussi bien que des mœurs. Un langage si poli, adopté par tous ceux qui, chez nous, se sont mêlés de traduire les anciens, a fait qu'aucun ancien n'est traduit, à vrai dire, et qu'on n'a presque point de versions qui gardent quelques traits du texte original. Une copie de l'antique, en quelque genre que ce soit, est peut-être encore à faire. La chose passe pour difficile, à tel point que plusieurs la tiennent impossible. il y a des gens persuadés que le style ne se traduit pas, ni ne se copie d'un tableau. Ce que j'en puis dire, c'est qu'ayant réfléchi là-dessus, aidé de quelque expérience, j'ai trouvé cela vrai jusqu'à un certain point. On ne fera sans doute jamais une traduction tellement exacte et fidèle, qu'elle puisse en tout tenir lieu de l'original, et qu'il devienne indifférent de lire le texte où la version. Dans un pareil travail, ce serait la perfection qui ne se peut non plus atteindre en cela qu'en toute autre chose; mais

on en approche beaucoup, surtout lorsque l'auteur a, comme celui-ci, un caractère à lui, quoique véritablement si naïf et si simple, qu'en ce sens il est moins imitable qu'un autre. Par malheur, il n'a eu long-temps pour interprètes que des gens tout-à-fait de la bonne compagnie, des académiciens, gens pensant noblement et s'exprimant de même, qui, avec leurs idées de beau monde et de savoir vivre, ne pou vaient goûter ni sentir, encore moins représenter le style d'Hérodote. Aussi n'y ont-ils pas songé. Un homme séparé des hautes classes, un homme du peuple, un paysan sachant le grec et le français, y pourra réussir si la chose est faisable; c'est ce qui m'a décidé à entreprendre ceci où j'emploie, comme on va voir, non la langue courtisanesque, pour user de ce mot italien, mais celle des gens avec qui je travaille à mes champs, laquelle se trouve quasi toute dans La Fontaine, langue plus savante que celle de l'académie, et comme j'ai dit, beaucoup plus grecque: on s'en convaincra en voyant, si on prend la peine de comparer ma version au texte, combien j'ai traduit de passages littéralement, mot à mot, qui ne se peuvent rendre que par des circonlocutions sans fin dans le dialecte académique. Je garantis cette traduction plus courte d'un quart que toutes celles qui l'ont précédée; si avec cela elle se lit, je n'aurai pas perdu mon temps: encore est-elle plus longue que le texte; mais d'autres, j'espère, feront mieux et la pourront réduire à sa juste mesure, non pas toutefois en suivant des principes différents des miens.

LIVRE TROISIÈME.

CONTRE cet Amasis marcha Cambyse, fils de Cyrus, menant entre autres peuples qui lui obéissaient, des Grecs Éoliens et des Ioniens, pour une telle raison: il avait envoyé en Égypte un héraut demander à Amasis sa fille; et il la lui demandait par le conseil d'un Égyptien, qui, voulant mal à Amasis, faisait cela pour se venger de ce que lui scul des médecins alors en Égypte, avait été par Amasis enlevé à sa famille et livré aux Perses, quand Cyrus lui fit demander le meilleur médecin pour les yeux qui fût en Égypte ; dont se voulant venger l'Égyptien, par conseil induisit Cambyse à demander la fille d'Amasis, afin que la donnant il eût du déplaisir, ou que la re-. fusant il devint ennemi de Cambyse. Amasis donc, qui redoutait la puissance des Perses et les haïssait en même temps, ne savait à quoi se résoudre, assuré que Cambyse la voulait, non pour femme, mais pour concubine; et dans cet embarras, voici le parti qu'il prit.

Il y avait du roi Apriès, dernier mort, une fille, grande et belle personne, seul reste de cette maison, ayant nom Nitétis. On lui fit mettre de beaux habits avec de l'or, et ainsi parée, Amasis l'envoie en Perse comme sa fille. A quelque temps de là, Cambyse l'embrassant l'appelait du nom de son père, et elle s'en va lui dire : « O roi, tu ne vois pas qu'on te trompe,

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