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Les Anglais, en voyant nos fêtes, montrent tous la même surpise, font tous la même réflexion; mais parmi eux, il y en a qu'elles étonnent davantage, ce sont les plus âgés, qui, venus en France autrefois, ont quelque mémoire de ce qu'était la vieille Touraine et le peuple des bons seigneurs. De fait, il m'en souvient: 'jeune alors, j'ai vu, avant cette grande époque où, soldat volontaire de la révolution, j'abandonnai des lieux si chers a mon enfance, j'ai vu les paysans affamés, déguenillés, tendre la main aux portes et partout sur les chemins, aux avenues des villes, des couvents, des châteaux, où leur inévitable aspect était le tourment de ceux-là même que la prospérité commune indigne, désole aujourd'hui. La mendicité renaît, je le sais, et va faire, si ce qu'on dit est vrai, de merveilleux progrès; mais n'atteindra de long-temps ce degré de misère. Les récits que j'en ferais seraient faibles pour ceux qui l'ont vue comme moi, aux autres sembleraient inventés à plaisir : écoutez un témoin, un homme du grand siècle, observateur exact et désintéressé; son dire ne peut être suspect; c'est Labruyère.

« On voit, dit-il, certains animaux farouches, des » mâles et des femelles, répandus dans la campagne, » noirs, livides, nuds, et tout brûlés du soleil, atta» chés à la terre qu'ils fouillent et remuent avec une

opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix ar» ticulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils » montrent une face humaine; et en effet ils sont des >> hommes; ils se retirent la nuit dans des tanières, » où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines. Ils » épargent aux autres hommes la peine de semer,

» de labourer et de recueillir pour vivre, et méri» tent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont

>> semé. »

Voilà ses propres mots; il parle des heureux, de ceux qui avaient du pain, du travail, et c'était le petit nombre alors.

Si Labruyère pouvait revenir comme on revenait autrefois, et se trouver à nos assemblées, il y verrait non seulement des faces humaines, mais des visages de femmes et de filles plus belles, surtout plus modestes que celles de sa cour tant vantée, mises de meilleur goût sans contredit, parées avec plus de grâce, de décence; dansant mieux, parlant la même langue (chose particulière au pays), mais d'une voix si joliment, si doucement articulée, qu'il en serait content, je crois. Il les verrait le soir se retirer, non dans des tanières, mais dans des maisons proprement bâties et meublées. Cherchant alors ces animaux dont il a fait la description, il ne les trouverait nulle part et sans doute bénirait la cause, quelle qu'elle soit, d'un si grand, si heureux changement.

Les fêtes d'Azai étaient célèbres, entre toutes celles de nos villages, attiraient un concours de monde des champs, des communes d'alentour. En effet, depuis que les garçons, dans ce pays, font danser les filles, c'est-à-dire depuis le temps que nous commençâmes d'être à nous, paysans des rives du Cher, la place d'Azai fut toujours notre rendez-vous de préférence pour la danse et pour les affaires. Nous y dansions comme avaient fait nos pères et nos mères, sans que jamais aucun scandale, aucune plainte en fût avenue, de mémoire d'homme, et ne pensions guères, sages

comme nous sommes, ne causant aucun trouble, devoir être troublés dans l'exercice de ce droit antique, légitime, acquis et consacré par un si long usage, fondé sur les premières lois de la raison et du bon sens; car, apparemment c'est chez soi qu'on a droit de danser, et où le public sera-t-il chez lui, sinon sur la place publique ? On nous en chasse néanmoins; un firman du préfet, qu'il appelle arrêté, naguères publié, proclamé au son du tambour, Considérant, etc., défend de danser à l'avenir, ni-jouer à la boule ou aux quilles, sur ladite place, et ce, sous peine de punition. Où dansera-t-on? nulle part; il ne faut point danser du tout; cela n'est pas dit clairement dans l'arrêté de M. le préfet; mais c'est un article secret entre lui et d'autres puissances, comme il a bien paru depuis. On nous signifia cette défense quelques jours ayant notre fête, notre assemblée de la Saint-Jean.

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Le désappointement fut grand pour tous les jeunes gens, grand pour les marchands en boutique et autres qui avaient compté sur quelque débit. Qu'arrivat-il, la fête cut lieu, triste, inanimée, languissante; l'assemblée se tint, peu nombreuse et comme dispersée ça et là. Malgré l'arrêté on dansa hors du village, au bord du Cher, sur le gazon, sous la coudrette, cela est bien plus pastoral que les échoppes du marché, de meilieur effet dans une églogue, et plus poétique en un mot. Mais chez nous, gens de travail, c'est de quoi on se soucie peu; nous aimons mieux, après la danse, une omelette au lard, dans le cabaret prochain, que le murmure des eaux et l'émail des prairies.

Nos dimanches d'Azai, depuis lors, sont aban

donnnés. Peu de gens y viennent de dehors, et aucun n'y reste. On se rend à Véretz, où l'affluence est grande, parce que là nul arrêté n'a encore interdit la danse. Car le curé de Véretz est un homme sensé, instruit, octogénaire quasi, mais ami de la jeunesse, trop raisonnable pour vouloir la réformer sur le patron des âges passés, et la gouverner par des bulles de Boniface ou d'Hildebrand. C'est devant sa porte qu'on danse, et devant lui le plus souvent. Loin de blâmer ces amusements, qui n'ont rien en eux-mêmes que de fort innocent, il y assiste et croit bien faire, y ajoutant, par sa présence et le respect que chacun lui porte, un nouveau degré de décence et d'honnêteté. Sage pasteur, vraiment pieux, le puissions-nous longtemps conserver pour le soulagement du pauvre, l'édification du prochain et le repos de cette commune, où sa prudence maintient la paix, le calme, l'union, la concorde.

Le curé d'Azai, au contraire, est un jeune homme bouillant de zèle, à peine sorti du séminaire, conscrit de l'église militante, impatient de se distinguer. Dès son installation, il atta qua la danse, et semble avoir promis à Dieu de l'abolir dans sa paroisse, usant pour cela de plusieurs moyens, dont le principal et le seul efficace, jusqu'à présent, est l'autorité du préfet. Par le préfet, il réussit à nous empêcher de danser, et bientôt il nous fera défendre de chanter et de rire. Bientôt ! que dis-je ? il y a eu déjà de nos jeunes gens mandés, menacés réprimandés pour des chansons, pour avoir ri. Ce n'est pas, comme on sait, d'aujourd'hui que les ministres de l'église ont eu la pensée dé s'aider du bras séculier dans la conversion des pé

cheurs, où les apôtres n'employaient que l'exemple et la parole, selon le précepte du maître. Car Jésus avait dit: Allez et instruisez. Mais il n'avait pas dit : Allez avec des gendarmes; instruisez de par le préfet, et depuis, l'ange de l'école de Saint-Thomas déclara nettement qu'on ne doit pas contraindre à bien faire. On ne nous contraint pas, il est vrai; on nous empêche de danser. Mais c'est un acheminement, car les moyens qui sont bons pour nous détourner du péché, peuvent servir et serviront à nous décider aux bonnes œuvres. Nous jeùnerons par ordonnance, non du médecin, mais du préfet.

Et ce que je viens de vous dire n'a pas lieu chez nous seulement. Il en est de même ailleurs, dans les autres communes de ce département où les curés sont jeunes. A quelques lieues d'ici, par exemple, à Fondettes, de là les deux rivières de la Loire et du Cher, pays riche, heureux, où l'on aime le travail et la joie, autant pour le moins que de ce côté, toute danse est pareillement défendue aux administrés par un arrêté du préfet. Je dis toute danse sur la place, où les fêtes amenaient un concours de 'plusieurs milliers de

personnes des villages environnants, et de Tours, qui n'en est qu'à deux lieues. Les hameaux près de Paris, les Bastides de Marseille, au dire des voyageurs, avec plus d'affluence, surtout en gens de ville, avaient moins d'agrément, de rustique gaîté. N'en soyez plus jaloux, bals champêtres de Sceaux et du pré Saint-Gervais; ces fêtes ont cessé ; car le curé de Fondettes est aussi un jeune homme sortant du séminaire, comme celui d'Azai, du séminaire de Tours; maison dont les élèves, une fois en besogne dans la

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