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libelles obscurs signés par des pédants, j'en ai ri avec mes amis, sachant que, comme vous le dites très-bien, peu de gens s'intéressent à ces choses, et que ceux-là ne se méprendraient pas aux motifs de tant de rage et de si grossières calomnies. Depuis huit mois que ces messieurs nous honorent de leurs injures, vous savez en quels termes je vous en ai écrit: c'était, vous disai-je, une canaille (1) qu'il fallait laisser aboyer. J'avais raison de les mépriser; mais j'avais tort de ne pas les craindre, et, à présent que je voudrais me mettre en garde contre eux, il n'est peut-être plus temps.

Je fais cependant quelquefois une réflexion qui me rassure un peu: Colomb découvrit l'Amérique, et on ne le mit qu'au cachot; Galilée trouva le vrai systême du monde, il en fut quitte pour la prison. Moi, j'ai trouvé cinq ou six pages dans lesquelles il s'agit de savoir qui baisera Chloé; me fera-t-on pis qu'à eux? Je devrais être tout au plus blâmé par la Cour. Mais la peine n'est pas toujours proportionnée au délit, et c'est là ce qui m'inquiète.

Vous dites que les faits sont notoires; votre récit et celui de M. Furia s'accordent peu néanmoins. Il y a dans le sien beaucoup de faussetés, beaucoup d'omissions dans le vôtre. Vous ne dites pas tout ce que vous savez, et peut-être aussi ne savez-vous pas tout: moi, qui suis moins circonspect, mieux instruit et d'aussi bonne foi, je vais suppléer à votre silence.

(1) Canaille, des chambellans! Ceci parut un peu fort,, et quelques personnes voulaient que l'auteur le supprimât.

Passant à Florence, il y a environ trois ans, j'allai avec un de mes amis, M. Akerblad, membre de l'Institut, voir la bibliothèque de l'abbaye de cette ville. Là, entre autres manuscrits d'une haute antiquité, on nous en montra un de Longus. Je le feuilletai quelque temps, et le premier livre, que tout le monde sait être mutilé dans les éditions, me parut entier dans ce manuscrit. Je le rendis et n'y pensai plus. J'étais alors occupé d'objets fort différents de ceux-là. Depuis, ayant parcouru la France, l'Allemagne et la Suisse, je revins en Italie, et avec vous à Florence, où, me me trouvant le loisir, je copiai de ce manuscrit ce qui manquait dans les imprimés. Je me fis aider dans ce travail par messieurs Furia et Bencini, employés tous deux à la bibliothèque de Saint-Laurent, où le manuscrit se trouvait alors. En travaillant avec eux,. j'y fis, par étourderie, une tache d'encre qui couvrait une vingtaine de mots dans l'endroit inédit déjà transcrit par moi. Pour réparer en quelque sorte ce petit malheur, j'offris, sans qu'on me le demandât, ma copie, c'est-à-dire celle que nous avions faite ensemble moi, Furia et son aide, laquelle étant de trois mains, faite sur l'original même, et revue par trois personnes avant l'accident, avait une exactitude et une authenticité qui eût manqué à toute autre. On la dédaigna d'abord, comme ne pouvant tenir lieu de l'original, et ensuite on l'exigea; mais alors j'avais des raisons pour la refuser. Je payai ces messieurs et m'en vins de Florence à Rome, où ayant trouvé, comme je l'espérais, d'autres manuscrits de Longus, je fis imprimer à mes frais le texte de cet auteur, avec les variantes de Rome et de Florence. Cette édition

ne se vend point, je la donne à qui bon me semble; mais le fragment de Florence, imprimé séparément, se donne gratis à qui veut l'avoir.

Dans tout ceci, Monsieur, je n'invoquerai point votre témoignage, dont heureusement je puis me passer. Je vois votre prudence ; j'entre dans tous vos ménagements, et ne veux point vous commettre avec les puissances, en vous contraignant à vous expliquer sur d'aussi grands intérêts. Si on vous en parle, haussez les épaules, levez les yeux au ciel, faites un soupir, ou un sourire, et dites que le temps est au beau.

Mais avant d'aller plus loin, souffrez, Monsieur, que je me plaigne de la manière dont vous me faites connaître au public. Vous m'annoncez comme auteur d'une traduction de Longus parfaitement inconnue, brochure anonyme dont il n'y a que très-peu d'exemplaires dans les mains de quelques amis; et, comme on ne me connaît pas plus que ma traduction, vous apprenez à vos lecteurs que je suis un hellénetis, fort habile dites-vous. On ne pouvait plus mal rencontrer. Si je suis habile, ce n'est pas dans cette occasion que j'en ai fait preuve. Ayant découvert cette bagatelle, qui complète un joli ouvrage mutilé depuis tant de siècles, vous voyez le parti que j'en ai su tirer. J'en fais cadeau au public, et je passe pour l'avoir non seulement volée, mais anéantie. Vousmême, Monsieur, vous en déplorez la perte. Les journaux italiens me dénoncent comme destructeur d'un des plus beaux monuments de l'antiquité; M. Furia en prend le deuil; sa cabale crie vengeance, et, tandis que ce supplément est, par mes soins et à mes frais, dans les mains de ceux qui peuvent le lire, on

répand partout contre moi un libelle avec ce titre : Histoire de la découverte et de la perte subite d'un fragment de Longus. Voilà mon habileté. Où tout autre aurait trouvé du moins quelque honneur, j'en suis pour mon argent et ma réputation; et je me tiendrai heureux s'il ne m'arrive pas pis. Croyez-moi, Monsieur, les habiles en littérature sont ceux qui, comme les jésuites de Pascal, ne lisent point, écrivent peu, et intriguent beaucoup.

je ne suis pas non plus helléniste, ou je ne me connais guères. Si j'entends bien ce mot, qui, je vous l'avoue, m'est nouveau, vous dites un helléniste, comme on dirait un dentiste, un droguiste, un ébéniste; et, suivant cette analogie, un helléniste serait un homme qui étale du grec, qui en vit, qui en vend au public, aux libraires, au gouvernement. Il y a loin de là à ce que je fais. Vous n'ignorez pas, Monsieur, que je m'occupe de ces études uniquement par goût, ou pour mieux dire, par boutades et quand je n'ai point d'autre fantaisie; que je n'y attache nulle im-’ portance, et n'en tire nul profit; que jamais on n'a vu mon nom en tête d'aucun livre; que je ne veux aucune des places où l'on parvient par ce moyen; et que, sans les hasards qui m'ont engagé à donner au public un texte de quelques pages, jamais on n'aurait eu cette preuve de mon habileté; qu'enfin même, après cela, si vous ne m'eussiez demasqué, contre toute bienséance et sans nulle nécessité, cette habileté qu'il vous plaît de me supposer, ou ne m'eut point été attribuée, ou serait encore un secret entre quelques personnes capables d'en juger.

Qu'est-ce, s'il vous plaît, Monsieur, qu'une notice

d'un livre qui ne se vend point, qu'on donne à peil de personnes, et que même on ne peut plus donner? et qu'importe à qui vous lit que ce livre soit bon ou mauvais, si on ne saurait l'avoir ? Que vous vous défendiez du mal qu'on vous impute en nommant celui qui l'a fait, cela est tout simple; mais personne ne vous accusait d'avoir fait cette traduction. Je ne veux point trop vous pousser là-dessus, ni paraître plus fàché que je ne le suis en effet. Vous avez cru la chose de peu de conséquence, et pensé fort sagement qu'un tel ouvrage ne me pouvait faire ni grand honneur ni grand tort. Mais enfin vous eussiez pu vous dispenser de me nommer, du moins comme traducteur, et, en y pensant mieux, vous n'cussiez pas dit que j'étais ni habile, ni helléniste.

Vous n'êtes pas plus exact en parlant de M. Furia. Sans autre explication, vous le désignez seulement comme bibliothécaire, gardien d'un dépôt littéraire célèbre dans toute l'Europe. Y pensez-vous, Monsieur ? Vous écrivez à Paris, vous parlez à des Français qui, voyant dans ces emplois des gens d'un mérite reconnu, dont quelques-uns même sont Italiens (1), ne manqueront pas de croire que le seigneur Furia est un homme considérable par son savoir et par sa place. Je comprends que cette erreur peut vous être indifférente, qu'ayant apparemment plus de raisons de le ménager que de vous plaindre de lui, vous lui laissez volontiers la considération attachée à son titre dans le pays où vous êtes. Mais moi qu'il attaque,

(1) Visconti, Marini et d'autres.

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