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certaine de l'accusation trahit à chaque pas sa faiblesse et sa nullité. Aux définitions, qu'on n'ose donner, on substitue des lieux-communs oratoires; à défaut de la raison qu'on ne peut convaincre, on cherche à soulever les passions; au délit de la loi, qu'on ne peut établir, on s'efforce de substituer le délit d'opinion.

Ce n'est point ainsi que procédera la defense; tout, chez elle, sera clair et précis. Mais avant d'aborder la discussion relative à l'écrit, qu'il nous soit permis de rappeler les considérations personnelles à l'écrivain. Ces considérations ne sont pas indifférentes. Dans les délits purement politiques, la criminalité peut, jusqu'à certain point, être indépendante du caractère de l'auteur : la passion, l'erreur, le préjugé peuvent faire d'un honnête homme, un citoyen coupable: mais l'auteur d'un outrage à la morale publique est nécessairement un homme immoral : il y a incompatibilité entre la moralité de la conduite et l'immoralité des principes, et justifier l'auteur, c'est déjà justifier l'ouvrage.

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Paul-Louis Courier, l'un de nos savants les plus estimés et de nos plus spirituels écrivains, entra, au sortis de ses études, dans le corps du génie militaire. Officier d'artillerie, distingué par ses talents, il pouvait fournir une carrière brillante mais, lorsqu'il vit le chef de l'armée envahir le pouvoir et dévorer la liberté, il refusa de servir la tyrannie; il s'éloigna. Retiré à la campagne, il partagea ses journées entre les utiles travaux de l'agriculture et les nobles travaux des lettres et des arts. Gendre d'un helléniste

célèbre (1), il marcha sur ses traces avec honneur; nous devons à ses recherches le complément de l'un des précieux monuments de la littérature ancienne: l'ouvrage de Longus offrait une lacune importante; M. Courier, dans un manuscrit vainement exploré par d'autres mains, découvrit le passage jusqu'alors inconnu, et donna un nouveau prix à sa découverte par l'habilité avec laquelle, imitant le vieux style et les grâces naïves d'Amyot, il compléta la traduction en même temps que l'original. Ce succès eut pour lui des suites assez fâcheuses : par un bizarre effet de la fatalité qui semble le poursuivre, l'auteur qu'on accuse aujourd'hui pour un écrit moral, fut alors persécuté à l'occasion d'un roman pastoral. Sa fermeté triompha de la persécution. Depuis ce temps, retiré à la campagne, cultivateur laborieux, père, époux, citoyen estimable, il a constamment vécu loin de la capitale, étranger aux partis, quelquefois persécuté, jamais persécuteur; refusant, pour garder son indépendance, les places qu'on lui offrit plus d'une fois; se délassant, par l'étude des lettres, de ses travaux agricoles, et ne tirant aucun profit de ses ouvrages, que les applaudissements du public et l'estime des juges éclairés. C'est là qu'il s'occupait encore d'un nouveau travail, honorable pour sa patrie, lorsqu'une accusation, bien imprévue sans doute, est venue l'arracher à ses études, à ses champs, à sa famille étrange récompense des hommes qui font la gloire de leur pays!

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(1) M. Clavier, de l'Institut.

Voilà l'écrivain immoral que l'on traduit devant: vous! voilà le libelliste qu'on signale à votre indignation! Certes, il conviendrait que l'accusation y regardât à deux fois, avant de s'attaquer à de tels hommes.

Par quelle inconcevable fatalité tout ce qu'il y a de plus honorable dans la littérature française, semble-t-il successivement appelé à siéger sur le banc des accusés? Tour-à-tour le spirituel rédacteur de la correspondance administrative et l'ingénieux Ermite de la Chaussée d'Antin, l'auteur des deux Gendres et l'auteur des Délateurs, ont porté sur ce banc leurs lauriers, les Bergasses et les Lacretelle leurs cheveux blancs, l'archevêque de Malines sa toge épiscopale, le peintre de Marius ses longues infortunes. La cour d'assises semble être devenue une succursale de l'académie française... Messieurs, cettè exhubérance de poursuites, cette succession d'attaques, non pas contre d'obscurs pamphlétaires, mais contre les plus distingués de nos écrivains; cette guerre déclarée par le ministère public à la partie la plus éclairée de la nation française, révèle nécessairement une erreur fondamentale dans les doctrines de l'accusation. Lorsqu'en dépit des persecutions, des emprisonnements, des amendes, les meilleurs esprits s'obstinent à comprendre la loi, à user de la loi dans un sens opposé au pouvoir qui les accuse, il est évident que ce pouvoir entend mal la loi, et se fait illusion par un faux système. Cette erreur, involontaire sans doute, le ministère public nous saura gré de la lui signaler. Elle consiste à considérer comme coupable, non ce qui est qualifié délit

par la loi, mais ce qui déplaît aux organes de l'accusation; sans réfléchir que la liberté de la presse n'est pas la liberté de dire ce qui plaît au pouvoir, mais ce qui peut lui déplaire. Une proposition nous blesse; nous commençons par poser en principe qu'il faut mettre l'auteur en jugement. Ensuite, comme pour mettre un homme en jugement il faut bien s'appuyer sur un texte de loi, nous cherchons dans la loi pénale quelque texte qui puisse, tant bien que mal, s'ajuster à l'écrit en question. Les uns sont trop précis, il n'y a pas moyen d'en faire usage: d'autres sont rédigés d'une manière plus vague, et par conséquent plus élastique; on s'en empare, et c'est ainsi que, dans les procès de la presse, nous voyons revenir sans cesse ces accusations banales d'attaque contre l'autorité constitutionnelle du Roi et des Chambres, de provocation à la désobéissance aux lois, d'outrages à la morale publique.

Voilà précisément ce qui est arrivé dans le procès de M. Courier. On ne l'accusait pas seulement, dans le principe d'outrage à la morale publique : d'autres textes avaient été essayés : mais leur rédaction, trop précise, n'a pas permis de s'en servir; il a fallu les abandonner. L'outrage à la morale publique est resté seul, parce que le sens de ces termes, fixé, à la vérité, aux yeux des jurisconsultes, offre pourtant, aux personnes qui n'ont point étudié la législation, une sorte de latitude et d'arbitraire dont l'accusation peut profiter.

Aussi, remarquez avec quel soin l'accusation a évité de définir la morale publique. En bonne logique, pourtant, c'est par cette définition qu'elle aurait dû commencer : la première chose à faire, quand

on signale un délit, c'est d'expliquer en quoi con-siste le délit; et c'est la première chose que l'accusation ait onbliée ! Cela s'explique facilement : son intérêt est d'éluder les définitions afin que le vague qui peut exister dans la loi favorise l'extension illimitée qu'elle cherche à leur donner. Nous, dont l'intérêt, au contraire, est de tout éclaircir, nous suivrons une marche opposée, et nous nous demanderons, avant d'entrer dans la discussion, ce que la loi entend par le délit d'outrages à la morale publique.

Pourquoi lisons-nous dans la loi ces mots : outrages à la morale PUBLIQUE? Pourquoi le législateur n'a-t-il dit simplement les outrages à la morale? Que signifie cette épithète (publique) qu'il a cru devoir ajouter?

pas

Messieurs, il faut le reconnaître ces expressions sont un avertissement donné par le législateur aux fonctionnaires chargés de poursuivre les délits; un avertissement de ne point intenter d'accusations téméraires, de ne point faire du code pénal le vengeur de leurs doctrines personnelles, de ne point voir une infraction dans ce qui pourrait contrarier leurs opinions particulières. La morale du législateur n'est point la morale d'un homme, d'une secte, d'une école, c'est cette morale absolue, universelle, immuable, contemporaine de la société elle-même, toujours constante au milieu des vicissitudes sociales, émanée de la Divinité, et supérieure à toutes les opinions humaines; qui n'est point de réflexion mais de sentiment, point de raisonnement mais d'inspiration; qu'on ne trouve point autre à Paris, autre à Philadelphie. C'est cette morale qui sanctionne la foi des

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