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le public ne s'y est pas trompé, souverain juge en ces matières. Personne ayant le sens commun n'a vu làdedans rien d'offensant pour le jeune prince, auquel il serait à souhaiter qu'on fit entendre ce langage de bonne heure, et toute sa vie. Mais il ne faut pas l'espérer. Car tous les courtisans sont des Jean de Broë qui croient ou font semblant de croire qu'on outrage un grand, quand d'abord pour lui parler on ne se met pas la face dans la boue. Ils ont leurs bonnes raisons, comme dit la brochure, pour prétendre cela, et trouvent leur compte à empêcher que jamais front d'homme n'apparaisse à ceux qu'ils obsèdent. Cependant, il faut l'avouer, quelques-uns peuvent être de bonne foi, qui, habitués comme tous le sont aux sottes exagérations de la plus épaisse flagornerie, finissent par croire insultant, tout ce qui est simple et uni; insolent, tout ce qui n'est pas vil. C'est par je crois, qu'on pourrait excuser maître de Broë. Car il n'était pas né peut-être avec cette bassesse de sentiments. Mais une place, une cour à faire.....

Le mème jour qui met un homme libre aux fers,
Lui ravit la moitié de sa vertu première.

là,

Et voilà comme généralement on explique la persécution élevée contre cette brochure, au grand étonnement des gens les plus sensés du parti même qu'elle attaque. Répandue dans le public, elle est venue aux mains de quelques personnages comme Jean de Broë, mais placés au-dessus et en pouvoir de nuire, qui, au seuls mots de métier, de layette, de bavette, sans examiner autre chose, aussi incapables

d'ailleurs de goût et de discernement, que d'aucune pensée tant soit peu généreuse, crurent l'occasion belle pour déployer du zèle, et crièrent outrage aux personnes sacrées. Mais on se moqua d'eux, il fallut renoncer à cette accusation. Un duc, homme d'esprit, quoiqu'infatué de son nom, trouva ce pamphlet piquant, le relut plus d'une fois, et dit: Voilà un écrivain qui ne nous flatte point du tout. Mais d'autres ducs ou comtes, et le sieur Siméon, qui ne sont pas gens à rien lire, ayant ouï parler seulement du peu d'étiquette observée dans cette brochure, prirent feu là-dessus, tonnèrent contre l'auteur, comme ce président qui jadis voulut faire pendre un poète pour avoir tutoyé le prince dans ses vers. Si maître Jean a des aïeux, s'il descend de quelqu'un, c'est de ce bon président, et si vous n'en sortez, vous en devez sortir (1), maître Jean Broë. Mais qu'est-ce donc que la cour, où des mots comme ceux-là soulèvent, font explosion! et quelle condition que celle des souverains entourés, dès le berceau, de pareilles gens! Pauvre enfant! O mon fils, né le même jour, que ton sort est plus heureux! Tu entendras le vrai; vivras avec les hommes; tu connaîtras qui t'aime; ni fourbes, ni flatteurs n'approcheront de toi.

Après l'avocat-général, Mc Berville parla pour son client, et dit :

MESSIEURS LES JURÉS,

Si, revêtus du ministère de la parole sacrée, vous

(1) Boileau.

veniez annoncer aux hommes les vérites de la morale, on ne vous verrait point, sans doute, timides censeurs, faciles moralistes, composer avec la corruption et dégrader, par des ménagements prévaricateurs, votre auguste caractère. Vous sauriez vous armer, pour remplir vos devoirs, d'indépendance et d'austérité. La haine du vice ne se cacherait point sous les frivoles délicatesses d'un langage adulateur; vos paroles, animées d'une vertueuse énergie, lanceraient tour-à-tour sur les hommes dépravés les foudres de l'indignation et les traits pénétrants du sarcasme. Vous n'iriez point contrister le pauvre, alarmer la conscience du faible, et baisser devant le vice puissant un œil indignement respectueux; mais votre voix, généreuse autant que sévère, flétrirait jusque sous la pourpre les bassesses de la flatterie et la corruption des cours. Faudrait-il vous applaudir ou vous plaindre ? Je sais quel prix vous serait dû: saisje quel prix vous serait réservé? Seriez-vous offerts à l'estime publique en apôtres des mœurs et de la vérité? Seriez-vous traduits en criminels devant la cour d'assises?

Qu'a fait de plus l'auteur que je défends? A l'exemple des écrivains les plus austères, il a opposé aux vices brillants des cours la simplicité des vertus rustiques; on a pris contre lui la défense des cours : il s'est indigné contre des scandales; on s'est scandalisé de son indignation: il a plaidé la cause de la morale publiquement outragée; on l'accuse d'avoir outragé la morale publique.

Je ne dois point vous dissimuler, Messieurs les Jurés, l'embarras extrême que j'ai éprouvé lorsqu'il s'est

agi de préparer la défense de cette cause. Orlinairement, l'expérience des doctrines du ministère public, que nous partageons rarement, mais que du moins nous avons appris à connaître, nous permet de prévoir, en quelque façon, le système de l'accusation, d'en démêler l'erreur et de méditer nos réponses. Ici, je l'avoue, j'ai vainement cherché à deviner le système du ministère accusateur; il m'a été impossible de concevoir par quels arguments, je ne dis pas raisonnables, mais du moins soutenables, on pourrait trouver dans les pages incriminées un délit d'outrage à la morale publique, et l'accusation doit, à l'excès même de son absurdité, l'avantage de surprendre son adversaire et de le trouver désarmé,

Soyons justes, toutefois, et, après avoir écouté l'orateur du ministère public, reconnaissons que l'embarras de l'accusation a dû surpasser encore l'embarras de la défense. Vous en pouvez juger par le soin avec lequel on a constamment évité d'aborder la question. Vous avez imaginé, sans doute, que, dans une accusation d'outrage à la morale publique, on allait commencer par définir la morale publique; et puis expliquer comment l'auteur l'avait outragée. Point du tout, Vous avez entendu de nombreux mouvements oratoires; d'éloquentes amplifications sur le clergé, sur la noblesse, sur François Ier, sur Louis XIV, sur le duc de Bordeaux, sur Chambord; des personnalités amères (et beaucoup trop amères) contre l'écrivain inculpé..... mais de la morale publique, pas un mot: tout se trouve traité dans le réquisitoire du ministère accusateur, hormis l'accusation.

Ainsi, je me félicitais d'avoir enfin à défendre, en

matière de délits de la presse, une cause étrangère à la politique. « Du moins, me disais-je, je ne serai plus condamné à traiter ces questions si délicates, que l'on n'aborde qu'avec inquiétude, que l'on ne discute jamais avec une entière liberté. Je n'aurai plus à redouter dans mes juges la dissidence des opinions, l'influence des préventions politiques. Tout le monde est d'accord sur les principes de la morale; nous parlerons, le ministère public et moi, un langage commun, que toutes les opinions pourront comprendre et juger..... >>

Et voilà qu'on nous fait une morale politique! Voilà qu'on s'efforce encore, dans une cause où la politique n'a rien à démêler, de parler aux passions politiques! On commence par reprocher à M. Courier d'avoir dit irrespectueusement, en parlant du duc de Bordeaux, que son MÉTIER est de régner un jour, et d'avoir employé d'autres expressions également familières; sans songer que c'est un villageois que l'auteur a mis en scène, et que le langage d'un villageois ne peut pas être celui d'un académicien! On lui impute à crime d'avoir traité un pareil sujet sans dire un seul mot de l'auguste naissance du jeune prince; de sorte que désormais les écrivains devront répondre à la justice, non seulement de ce qu'ils auront dit, mais encore de ce qu'ils n'auront pas dit! Enfin, par une réflexion un peu tardive, on reconnaît que ce n'est pas là l'objet de l'accusation; et cependant on a cru pouvoir se permettre d'en faire un sujet d'accusation!

Vous le voyez, Messieurs les Jurés, la marche in

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