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moi. Par où ai-je pu m'attirer cette attention, cette distinction? je l'ignore, et ne vois rien dans ma vie, dans ma conduite, jusqu'à ce jour, qui puisse être suspect de mauvaises intention, de cabale, d'intrigue, de vue particulière ou d'esprit de parti, ni faire ombrage à qui que ce soit. Est-ce haine personnelle de M. le préfet? me croit-il son ennemi parce qu'il m'est arrivé de lui parler librement? Il se tromperait fort. Ce n'est pas d'aujourd'hui, ni avec lui seulement que j'en use de cette façon. J'ai bien d'autres griefs, moi Courier, contre lui qui cherche à me ravir le plus beau, le plus cher, le plus précieux de mes droits, et pourtant je ne lui en veux point. Je sais à quoi oblige une place, ou je m'en doute, pour mieux dire, et plains les gens qui ne peuvent ni parler ni agir d'après leur sentiment, s'ils ont un sentiment.

Mon droit est évident, palpable, incontestable. Tout le monde en convient, et nul n'y contredit, excepté le préfet. Je vous prie donc, Messieurs, de m'inscrire sur les listes où mon nom doit paraître et n'a pu être omis que par la plus insigne mauvaise foi. Je suis électeur, je veux l'être et en exercer tous les droits. Je n'y renoncerai jamais, et je déclare ici, Messieurs, devant vous, devant tous ceux qui peuvent entendre ma voix, je les prends à témoin que je proteste ici contre toute opération que pourrait faire, sans moi, le collége électoral, et regarde comme nulle toute nomination qui en résulterait, à moins qu'une décision légale n'ait statué sur la requête que j'ai l'honneur de vous adresser.

LETTRE PARTICULIÈRE.

Tours, le 18 octobre.

J'AI reçu la votre du 12. Nos métayers sont des fripons qui vendent la poule au renard; leurs valets me semblent comme à vous les plus méchants drôles qu'on ait vus depuis long-temps. Ils ont mis le feu aux granges, et maintenant, pour l'éteindre; ils appellent les voleurs. Que faire ? sonner le tocsin ? les secours sont à craindre presqu'autant que le feu. Croyez-moi ; sans esclandre, à nous seuls, étouffons la flamme, s'il se peut. Après cela nous verrons; nous ferons un autre bail avec d'autres frippons; mais il faudra compter, il faudra faire une part à cette valetaille, puisqu'on ne peut s'en passer, et surtout point de pot de vin.

A

Voilà mon sentiment sur ce que vous nous mandez. En revanche, apprenez les nouvelles du pays. Saumur il y a eu bataille, coups de fusil, mort d'homme; le tout à cause de Benjamin Constant. Cela se conte de deux façons.

Les uns disent que Benjamin, arrivant à Saumur, dans sa chaise de poste, avec madame sa femme, insulta sur la place toute la garnison qu'il trouva sous les armes, et particulièrement l'école d'équitation. Cela ne me surprend point; il a l'air férailleur, surtout en bonnet de nuit; car c'était le matin. Douze officiers se détachent, tous gentilshommes de nom,

marchent à Benjamin, voulant se battre avec lui; l'arrêtent, et d'abord, en gens déterminés, mettent l'épée à la main. L'autre mit ses lunettes pour voir ce que c'était. Ils lui demandaient raison. Je vois bien, leur dit-il, que c'est ce qui vous manque. Vous en avez besoin; mais je n'y puis que faire. Je vous recommanderai au bon docteur Pinel, qui est de mes amis. Sur ces entrefaites arrive l'autorité en grand costume, en écharpe, en habit brodé, qui intime l'ordre à Benjamin de vider le pays, de quitter sans délai un ville où sa présence mettait le trouble. Mais lui c'est moi, dit-il, “qu'on trouble. Je ne trouble personne, et je m'en irai, Messieurs, quand bon me semblera. Tandis qu'il contestait, refusant également de partir et de se battre, la garde nationale s'arme, vient sur le lieu, sans en être requise et proprio motu. On s'aborde; on se choque; on fait feu de part et d'autre. L'affaire a été chaude. Les gentilshommes seuls en ont eu l'honneur. Les officiers de fortune et les bas officiers ont refusé de donner, ayant peu d'envie, disaient-ils de combattre avec la noblesse, et peu de choses à espérer d'elle. Voilà un des récits.

Mais notez en passant que les bas officiers n'aiment point la noblesse. C'est une étrange chose; car enfin la noblesse ne leur dispute rien; pas un gentilhomme ne prétend être caporal ou sergent. La noblesse, au contraire, veut assurer ces places à ceux qui les occupent, fait tout ce qu'elle peut pour que les bas officiers ne cessent jamais de l'être, et meurent bas officiers, comme jadis au bon temps. Eh bien, avec tout cela, ils ne sont pas contents. Bref,

les bas officiers, ou ceux qui l'ont été, qu'on appelle à présent officiers de fortune, s'accomodent mal avec les officiers de naissance, et ce n'est pas jourd'hui.

d'au

De fait il m'en souvient; ce furent les bas officiers qui firent la révolution autrefois. Voilà pourquoi peut-être ils n'aiment point du tout ceux qui la veulent défaire, et ceci rend vraisemblable le dialogue suivant, qu'on donne pour authentique, entre un noble lieutenant de la garnison de Saumur et son sergent-major.

Prends ton briquet, Francisque, et allons assommer ce Benjamin Constant. - Allons, mon lieutenant. Mais qui est ce Benjamin Constant? C'est un coquin, un homme de la révolution. Allons, mon lieutenant, courons vite l'assommer. C'est donc un de ces gens qui disent que tout allait mal du temps de mon grand-père? Qui. Oh le mauvais homme! et je gage qu'il dit que tout va mieux maintenant? - Oui. - Oh le scélérat. Dites-moi, mon lieutenant; on va donc rétablir tout ce qui était jadis? Assurément, mon cher. - Et ce Benjamin ne veut pas ? - Non le coquin ne veut pas. - Et il veut qu'on maintienne ce qui est à présent? → JusteQuel maraut! Dites-moi, mon lieutenant; des coups de bâton,

ment.

ce bon temps-là, c'était le temps de la schlague pour les soldats? — Que sais-je moi? C'était le temps des coups de plat de sabre?

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-

Que veux-tu que je te dise? ma foi je n'y étais pas. Je n'y étais pas non plus; mais j'en ai ouï parler; et s'il vous plaît il dit, ce monsieur Benjamin, que tout cela n'était pas bien? Oui. C'est un drôle qui

n'aime que sa révolution; il blâme généralement tout ce qui se faisait alors. Alors, mon lieute

nant, nous autres sergents, pouvions-nous devenir officiers? Non certes, dans ce temps-là.

Mais

la révolution changea cela, je crois, nous fit des of ficiers, ôta les coups de bâton? - Peut-être; mais qu'importe ? - Et ce Benjamain-là, dites-vous, mon lieutenant, approuve la révolution, ne veut pas qu'on remette les choses comme elles étaient? Que de discours; marchons.-Allez, mon lieutenant, allez en m'attendant. - Ah! coquin, je te devine. Tu penses comme Benjamin; tu aimes la révolution.

mon

Je hais les coups de bâton. Tu as tort, mon ami; tu ne sais pas ce que c'est. Ils ne déshonorent point quand on les reçoit d'un chef ou bien d'un camarade. Que moi, ton lieutenant, je te donne la bastonnade, tu la donnes aux soldats en qualité de sergent; aucun de nous, je t'assure, ne serait déshonoré. →Fort bien. Mais mon lieutenant, qui vous la donnerait? A moi? personne, j'espère. Je suis gentilhomme. Je suis homme. Tu est un sot, cher. C'était comme cela jadis, tout allait bien L'ancien régime vaut mieux que la révolution. — Pour vous, mon lieutenant. - Puis c'est la discipline des puissances étrangères. Anglais, Suisses, Allemands, Russes, Prussiens, Polonais, tous bâtonnent le soldat. Ce sont nos bons amis, nos fidèles alliés; il faut faire comme eux. Les cabinets se fàcheront, si nous voulons toujours vivre et nous gouverner à notre fantaisie. Martin bâton commande les troupes de la Sainte-Alliance. Ma foi, mon lieutenant, je n'ai pas grande envie de servir sous ce général; et puis,

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