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donné plutôt que de plaider, si mes amis ne m'eussent fait sentir que, me laissant ainsi dépouiller, il me fallait renoncer à toute propriété. En effet, si j'endure de la part de Bourgeau un tort si manifeste, à qui désormais pourrais-je vendre qui ne m'en fasse autant ou pis? et quelles garanties pourront assurer mes coupes annuelles contre de telles usurpations, si les réserves les plus claires, les plus formellement exprimées, n'y servent de rien?

Qu'importe, après tout, ce qu'il dira? Son dire contre les faits ne peut rien. Il a promis de ne point toucher à ma onzième coupe. C'est de quoi l'acte fait foi. Il en a coupé cinq arpents. C'est ce qu'on voit sur le terrain. Peut-il, par ses raisons, faire qu'un fait ne soit pas fait, ou qu'il ait eu le droit d'enfreindre les clauses d'un contrat? A proprement parler, il n'y a pas ici matière à discussion. Si je lui eusse vendu trente arpents à choisir dans mes bois à son gré, on pourrait, par un arpentage, voir s'il a coupé plus ou moins. Ce point serait bientôt éclairci. Mais je lui vends un espace désigné, limité, avec injonction de ma part et promesse de la sienne de ne point couper au-delà. Il est contrevenu à cette clause; l'inspection du terrain le prouve; lui-même il en tombe d'accord. Où est la question, où est le doute qu'on puisse élever là-dessus?

C'est pour cela que plusieurs personnes qui entendent ces sortes d'affaires, croyant qu'il s'agissait d'un vol, me conseillait de citer Bourgeau à la police correctionnelle. Moi, sans trop savoir ce que c'était que cette police correctionnelle, je préférai l'action civile, non que j'en eusse une idée plus claire; mais

on m'avait persuadé que par-là je pourrais me ménager des voies à un accommodement dont je me flattais toujours. Je m'imaginais que plus son tort était évident, et plus il me serait facile, en relâchant de mon droit, et lui laissant bonne part de ce qu'il m'avait pris, d'entrer en quelque espèce d'arrangement avec lui. Mais je ne le connaissais pas, ou plutôt il me connaissait. Car il est bon de vous dire, Messieurs, qu'ayant conçu le projet, chimérique peut-être, d'avoir terre sans procès, je suivais pour cela un plan qui me paraissait infaillible. C'était, quand je me voyais volé (comme à un chacun il arrive d'avoir affaire à des fripons), prendre patience et ne dire mot. Cela m'a réussi long-temps, et maintes gens au pays en sauraient bien que dire. Mais un homme s'est rencontré, qui, après m'avoir pris mon bien, m'a demandé encore des dédommagements. Le fait n'est pas croyable; il est vrai néanmoins. Tout le monde sait, chez nous, à Véretz, à Larçai, que quand je proposai à Bourgeau, devant témoins, de lui laisser ce qu'il m'avait pris, et de finir toute contestation, il balança d'abord, puis il me déclara qu'il voulait de moi 1200 francs de dommages et intérêts, comme n'ayant pas coupé assez de bois pour sa vente. Que voulait-il dire ? Je ne sais, Je pense, Messieurs, qu'il a regret de m'en avoir laissé. Il ne me croyait pas, sans doute, si accommodant. Toutefois, c'est ainsi qu'il a trouvé le secret de me faire plaider et renoncer à mon systême de paix perpétuelle.

Je lui vends, aux termes de l'acte, la neuvième et la dixième coupes, sans autre désignation, et de fait, il n'en fallait point d'autre, chaque coupe de ma fo

rêt étant, parson seul numéro, suffisamment indiquée. De ces deux coupes, mises d'abord aux enchères séparément, l'une, c'est la neuvième, supposée de neuf hectares, ne fut portée qu'à 3000 francs, ce qui fait un peu plus de 300 francs l'hectare. L'autre, de dix hectares, monta jusqu'à 9300 francs. C'est goo francs l'hectare, et plus. De la coupe suivante, la onzième, on m'offrait 1100 francs l'hectare. Remarquez, Messieurs, cette progression et la valeur croissante du bois depuis 300 francs jusqu'a 1100. Ceci vous explique le motif qui a déterminé Bourgeau à ne pas se contenter des deux coupes à lui vendues, motif ordinaire en tel cas, et prévu par les ordonnances. L'outre-passe, c'est le nom qu'on donne à cet espèce de délit, en termes d'eaux et forêts, l'outre-passe, est punie d'une amende du quadruple, à raison du prix de la vente, en supposant, notez, je vous prie, que le bois où elle est faite soit de même essence et qualité que celui de la vente. Cette sévérité, disent les jurisconsultes, a paru nécessaire pour empêcher les marchands de ne plus faire d'outre-passe, à quoi ils sont volontiers sujets, quand ils voyent quelque belle touffe d'arbres de grand prix attenant à leur vente. C'est là précisément ce qui a tenté Bourgeau. Il voit prés de sa vente de beaux arbres, il les abat, non une touffe, mais cinq arpents, non de même qualité que la vente, mais d'une valeur plus que triple, enfin, le quart de ma plus belle coupe.

Mais, Messieurs, le tort qu'il me fait ne se borne pas à cela, et pour en avoir une idée, il ne suffit pas. d'évaluer le bois induement abattu. Le dommage est moins dans ce qu'il me prend que dans ce qu'il m'em

pêche de vendre. En effet, cette coupe dont il m'enlève le quart, cette même coupe dont on m'offrait jusqu'à 12000 francs, l'an passé, personne n'en veut maintenant, parceque Bourgeau en a, me dit-on, pris le plus beau et le meilleur. Ainsi, elle reste sur pied, telle que Bourgeau l'a laissée, c'est-à-dire, diminuée du quart en superficie, et de plus de moitié en valeur; et moi, qui me fais de mes bois un revenu annuel, ce revenu me manquant, j'emprunte d'un côté pour vivre, je perds de l'autre une feuille sur cette coupe non vendue; je perds le produit d'une année, l'ordre de mes coupes est perverti; toute l'économie de ma fortune est troublée, C'est à quoi je vous supplie, Messieurs, d'avoir égard dans l'évaluation des dommages et intérêts qui me sont dûs en toute justice.

Si j'entrais dans la discussion du défaut de mesure qu'on m'objecte, et qui est le seul argument de mon adversaire, je dirais que j'ai vendu de bonne foi, comme il le sait bien, d'après d'anciennes mesures qui peuvent se trouver inexactes; que s'il y manque quelque chose, c'est un ou deux arpents, non cinq, chose facile à vérifier; que ces deux arpents environ vaudraient, au prix de la vente, 800 francs, tandis qu'on m'abat, dans la coupe réservée, pour 4000 fr. de bois; qu'enfin je ne dois point tenir compte à Bourgeau de ce qui peut manquer à la superficie, puisque je vends sans garantie ni perfection de mesure, et que la loi ne lui donne une action contre moi, à raison du défaut de mesure, qu'autant qu'il n'y a pas dans l'acte de stipulation contraire; ainsi parle le Code civil, à l'art. 1619. Une stipulation contraire,

n'est-ce pas cette clause sans perfection de mesure, qui est d'usage, et marque assez que les parties renoncent réciproquement à toute diminution ou supplément de prix à raison de la mesure. Voilà ce que je pourrais répondre; mais comme j'ai dit, ce n'est pas de quoi il s'agit. Toute la question, s'il y en a, roule sur un simple fait, Bourgeau a-t-il coupé dans ma onzième coupe, dans la coupe reservée? Ce fait, un regard sur le terrain suffit pour le vérifier.

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