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cette époque datent les soucis des gens en place, des courtisans.

Ce fut bien pis quand l'homme de Mayence (aussi peu noble, je le crois, que celui de Sidon) à son tour eut imaginé de serrer entre deux ais la feuille qu'un autre fit de chiffons réduits en pâte ; tant le démon est habile à tirer parti de tout pour la perte des âmes! L'Allemand, par tel moyen, multipliant cestraits de figures tracés qu'avait inventés le Phénicien, multiplia d'autant les maux que fait la pensée. O terrible influence de cette race qui ne sert ni Dieu ni le roi, adonnée aux sciences mondaines, aux viles professions mécaniques! engeance pernicieuse, que ne ferait-elle pas, si on la laissait faire, abandonnée sans frein à ce fatal esprit de connaître, d'inventer et de perfectionner! Un ouvrier, un misérable ignoré dans son atelier, de quelques guenilles fait une colle, et de cette colle, du papier qu'un autre rêve de gauffrer avec un peu de noir; et voilà le monde bouleversé, les vieilles monarchies ébranlées, les canonicats en péril. Diabolique industrie! rage de travailler, au lieu de chômer les saints et de faire pénitence! Il n'y a de bon que les moines, comme dit M. de Coussergue, la noblesse présentée et messieurs les laquais. Tout le reste est perverti, tout le reste raisonne, ou bientôt raisonnera. Les petits enfans savent que deux et deux font quatre. O tempora! ô mores! O M. Clauzel de Coussergue! ô Marcassus de Marcellus!

Tant y a qu'il n'y a plus moyen de gouverner, surtout depuis qu'un autre émissaire de l'enfer a trouvé cet autre invention de distribuer, chaque matin, à

vingt ou trente mille abonnés, une feuille où se lit tout ce que le monde dit et pense et les projets des gouvernants et les craintes des gouvernés. Si cet abus continuait, que pourrait entreprendre la cour, qui ne fût contrôlé d'avance, examiné, jugé, critiqué, apprécié! Le public se mêlerait de tout, voudrait fourrer dans tout son petit intérêt, compterait avec la trésorerie, surveillerait la haute police, et se moquerait de la diplomatie. La nation enfin ferait marcher le gouvernement, comme un cocher qu'on paie et qui doit nous mener, non où il veut, ni comme il vcut, mais où nous prétendons aller, et par le chemin qui nous convient; chose horrible à penser, contraire aux droits divins et aux capitulaires.

Mais, comme si c'était peu de toutes ces machinations contre les bonnes moeurs, la grande propriété et les priviléges des hautes classes, voici bien autre chose: On mande de Berlin que le docteur Kirkausen, fameux mathématicien, a depuis imaginé de nouveaux caractères, une nouvelle presse mobile, maniable, légère, portative, à mettre dans la poche, expéditive surtout, et dont l'usage est tel, qu'on écrit comme on parle, aussi vite, aisément : c'est une tachitypie. On peut, dans un salon, sans que personne s'en doute, imprimer tout ce qui se dit, et sur le lieu même, tirer à mille exemplaires toute la conversation, à mesure que les acteurs parlent. La plume, de cette façon, ne servira presque plus, va devenir inutile. Une femme, dans son ménage, au lieu d'écrire le compte de son linge à laver, ou le journal de sa dépense, l'imprimera, dit-on, pour avoir plutôt fait. Je vous laisse à penser, Monsieur, quel déluge va nous

inonder, et ce que pourra la censure contre un pareil débordement. Mais on ajoute, et c'est le pis pour quiconque pense bien ou touche un traitement, que la combinaison de ces nouveaux caractères est si simple, si claire, si facile à concevoir, que l'homme le plus grossier apprend en une leçon à lire et à écrire. Le docteur en fait publiquement l'expérience avec un succès effrayant; et un paysan qui, la veille, savait à peine compter ses doigts, après une instruction de huit à dix minutes, a composé et distribué aux assistants un petit discours, fort bien tourné, en bon allemand, commençant par ces mots : Despotés ho nomos; c'est-à-dire, comme on me l'a traduit: la loi doit gouverner. Où en sommes-nous, grand Dieu! qu'allons-nous devenir? Heureusement l'autorité avertie a pris des mesures pour la sûreté de l'état : les ordres sont donnés; toute la police de l'Allemagne est à la poursuite du docteur, avec un prix de cent mille florins à qui le livrera mort ou vif, et l'on attend, à chaque moment, la nouvelle de son arrestation. La chose n'est pas de peu d'importance; une pareil invention, dans le siècle où nous sommes, venant à se répandre, c'en serait fait de toutes les bases de l'ordre social; il n'y aurait plus rien de caché pour le public. Adieu les ressorts de la politique : intrigues, complots, notes secrètes; plus d'hypocrisie qui ne fût bientôt démasquée, d'imposture qui ne fût démentie. Comment gouverner après cela?

LETTRE X.

Véretz, 10 avril 1820.

Je trouve comme vous, Monsieur, que nos orateurs ont fait merveille pour la liberté de la presse. Rien ne se peut imaginer de plus fort ni de mieux pensé que ce qu'ils ont dit à ce sujet, et leur éloquence me ravit en même temps que sur bien des choses j'admire leur peu de finesse. L'un, aux ministres qui se plaignent de la licence des écrits, répond que la famille royale ne fut jamais si respectée, qu'on n'imprime rien contre le roi. En bonne foi, il faut être un peu de son département pour croire qu'il s'agit du roi, lorsqu'on crie vengez le roi. Ainsi ce bonhomme, au théâtre, voyant représenter le Tartufe, disait Pourquoi les dévots haïsent-ils tant cette pièce? il n'y a rien contre la religion. L'autre, non moins naïf, s'étonne, trouve que partout tout est tranquille, et demande de quoi on s'inquiète. Celui-là certes n'a point de place, et ne va pas chez les ministres; car il y verrait que le monde (le monde, comme vous savez, ce sont les gens en places), bien loin d'être tranquille, est au contraire fort troublé par l'appréhension du plus grand de tous les désastres, la diminution du budget, dont le monde en effet est menacé, si le gouvernement n'y apporte remède. C'est à éloigner ce fléau que tendent ses soins paternels, bénis de Dieu jusqu'à ce jour. Car, depuis cinq ou six cents ans, le budget, si ce n'est à quelques époques de Louis XII et de Henri IV, a continuelle

ment augmenté, en raison composée, disent les géomètres, de l'avidité des gens de cour et de la patience des peuples.

Mais, de tous ceux qui ont parlé dans cette occasion, le plus amusant, c'est M. Benjamin Constant, qui va dire aux ministres : Quoi? point de journaux libres? Point de papiers publics (ceux que vous censurez sont à vous seuls)? Comment saurez-vous ce qui se passe? Vos agents vous tromperont, se moqueront de vous, vous feront faire mille sottises, comme ils faisaient avant que la presse fût libre. Témoin l'affaire de Lyon. Car, qu'était-ce, en deux mots? On vous mande qu'il y a là une conspiration. Eh bien! qu'on coupe des têtes, répondites-vous d'abord, bonnement. L'ordre part; et puis, par réflexion, vous envoyez quelqu'un savoir un peu ce que c'est. Le moindre journal libre vous l'eût appris à temps, bien mieux qu'un maréchal et à bien moins de frais. Que sûtes-vous par le rapport de votre envoyé ? peu de chose. A la fin on imprime, tout devient public, et il se trouve qu'il n'y a point eu de conspiration. Cependant les têtes étaient coupées. Voilà un furieux pas clerc, une bévue qui coûte cher, et que la liberté des journaux vous eût certainement épargnée. De pareilles âneries font grand tort, et voilà ce que c'est que d'enchaîner la presse.

de

Là-dessus, dit-on, le ministère eut peine à se tenir de rire; et M. Pasquier, le lendemain, s'égaya aux dépens de l'honnorable membre, non sans cause. Car on pouvait dire à M. Benjamin Constant, oui, les têtes sont à bas, mais monseigneur est duc; il n'en faut plus qu'autant, le voilà prince de plein droit.

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