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mée. Il a tant vu le monde! sa vie est un roman. C'est lui dont l'aventure, à Londres, fit du bruit, quand sa jeune pénitente, belle fille vraiment, épousa le comte de ***, officier de cavalerie. Au bout de quinze jours, la voilà qui accouche. Le mari se fàcha; demandez-moi pourquoi ? et l'abbé s'en alla, par prudence, en Bohême. Là, on le fit aumônier d'un régiment de Croates. Cette vie lui convenait. Sain, gaillard et dispos, se tenant aussi bien à cheval qu'à table, il disait bravement sa messe sur un tambour, et ne pouvait souffrir que de jeunes officiers restassent sans maîtresse, lorsqu'il connaissait des filles vertueuses qui n'avaient point d'amant; obligeant, bon à tout; le quartier-maitre un jour le prend pour secrétaire. Fort peu de temps après, la caisse se trouva, non comme la pénitente. Bref, l'abbé s'en alla encore cette fois; et de retour en France, depuis quelques années, il y prêche les bonnes mœurs et la restitution.

LETTRE VIII.

Véretz, 12 février 1820.

MONSIEUR,

Vous vous fàchez contre M. Decazes, et je crois que vous avez tort. Il nous méprise, dites-vous. Sans doute cela n'est pas bien. Mais d'abord, je vous prie, d'où le pouvez-vous savoir, que M. Decazes nous méprise? quelle preuve en avez-vous? Il l'a dit. Belle

raison! Vous jugez parce qu'il dit de ce qu'il pense. En vérité vous êtes simple. Et s'il disait tout le contraire, vous l'en croiriez. Il n'en faudrait pas davantage pour vous persuader que M. le comte nous honore, nous estime et révère, et n'a rien tant à cœur que de nous voir contents. Un homme de cour agitil, parle-t-il d'après sa pensée? Il l'a dit, je le veux, plusieurs fois publiquement et en pleine assemblée, à la droite, à la gauche; eh bien! que prouve cela? qu'il entre dans ses vues, pour quelque combinaison de politique profonde que nous ignorons vous et moi, de parler de la sorte, de se donner pour un homme qui fait peu de cas de nous et de nos députés, qui craint Dieu et le congrès, et n'a point d'autre crainte; se moque également de la noblesse et du tiers, n'ayant d'égard que pour le clergé. Voilà certainement ce qu'il veut qu'on croie de lui; mais de là à ce qu'il pense, vous ne pouvez rien conclure, ni même former de conjectures, fussiez-vous son ami intime, son confident, ou mieux, son valet de chambre. Car il n'est pas donné à l'homme de savoir ce que pense un courtisan, ni s'il pense. O altitudo!

Vous n'avez donc nulle preuve, et n'en sauriez avoir, de ces sentimens que vous attribuez au premier ministre; mais quand vous en auriez, quand nous serions certains (comme à vous dire vrai, j'y vois de l'apparence), que M. Decazes au fond n'a pas. pour nous beaucoup de considération, faudrait-il nous en plaindre et nous en étonner? Il nous voit si. petits de ces hautes régions où la faveur l'emporte, qu'à peine il nous distingue; il ne nous connaît plus; il ne se souvient plus des choses d'ici-bas, ni d'avoir

joué à la fossette. Et, en un autre sens, M. Decazes est de la cour; il n'est pas de Paris, de Gonesse ou de Rouen, comme, par exemple, nous sommes de notre pays, chacun de son village, et tous Français ; mais lui : la cour est mon pays, je n'en connais point d'autre; et de fait, y en a-t-il d'autre? On le sait; dans l'idée de tous les courtisans, la cour est l'univers; leur coterie, c'est le monde; hors de là, c'est néant. La nature, pour eux, se borne à l'œil de bœuf. La faveur, la disgrâce, le lever, le debotter, voilà les phénomènes. Tout roule là-dessus. Demandez-leur la cause du retour des saisons, du flux de l'Océan, du mouvement des sphères; c'est le petit coucher. Ainsi M. Decazes, absorbé tout entier dans la contemplation de l'étiquette, des présentations, du tabouret, des préséances, ne nous méprise pas à proprement parler. Il nous ignore.

Mais soit, je veux, pour vous satisfaire, qu'il ait dit sa pensée, comme un homme du commun, naïvement, sans détour, ainsi qu'il eût pu faire avant d'être ce qu'il est; qu'enfin, il nous méprise, ayant pour nous ce dédain qu'à sa place montrèrent pour la gent gouvernée, Mazarin, Bonaparte, Alberoni, Dubois je lui pardonne encore, et comme moi, Monsieur, vous lui pardonnerez, si vous faites attention à ce que je vais vous dire. On juge par ce qu'on voit, ce qu'on ne voit pas; du tout, par la partie que l'on a sous les yeux. Faiblesse de nos sens et de l'entendement humain! on juge d'une nation, d'une génération, de tous les hommes, par ceux avec qui l'on déjeûne; et ce voyageur disait, apercevant l'hôtesse Les femmes ici sont rousses. Ainsi fait M. De

cazes, ainsi faisons-nous tous. Cette nation qu'il méprise, nous l'estimons; pourquoi ? C'est qu'à nos yeux s'offrent des gens dont la vie toute entière s'emploie à des choses louables, et de qui l'existence est fondée sur le travail, père des bonnes mœurs, la foi dans les contrats, la confiance publique, l'observation des lois. Je vois des laboureurs aux champs dès le matin, des mères occupées du soin de leur famille, des enfans qui apprennent les travaux de leur père, et je dis (supposant qu'ils jeûnent le carême), il y a d'honnêtes gens. Vous voyez à la ville des savants, des artistes, l'honneur de leur patrie, de riches fabricants, d'habiles artisans, dont l'industrie, chez nous, secondée par la nature, lutte contre les taxes et les encouragements; une jeunesse passionnée pour tous les genres d'étude et de belles connaissances, instruite, non par ses docteurs, de ce qui plus importe à l'homme de savoir, et mieux inspirée qu'enseignée sur le véritable devoir. Vous n'avez garde, je le crois, de mal penser des Français, de mépriser cette nation, la connaissant par-là. Mais le comte Decazes, par où nous connaît-il? et que voit-il? La cour.

Mazarin, étant roi, disait familièrement aux grands qui l'entouraient : « Affe (dans son langage » demi-trastevrin), vous m'avez bien trompé, signori

Francesci; avant que j'eusse l'honneur de vous voir, » comme je fais. Que je sois impiso, si je me doutai » d'abord de votre caractère. Je vous trouvai un air » de fierté, de courage, de générosité. Non je ne plai» sante point; je vous croyais du coeur. Je m'en souviens très bien, quoiqu'il y ait long-temps. » Ceci est dit notable, et vient à mon propos. Jules Mazza

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rini, arrivant de son pays avec peu d'équipage et pe→ tit compagnon, estime les Français, parce qu'il voit la nation: devenu cardinal, ministre, il les méprise, parce qu'il voit la cour, et cependant la cour était polie.

Je ne la vois pas, moi: de ma vie je ne l'ai vue, ni ne la verrai, j'espère; mais j'en ai ouï parler à des gens bien instruits. Les témoignages s'accordent, et par tous ces rapports, autant que par calcul, méthode géodésique et trigonométrique, je suis parvenu, Monsieur, à connaître la cour mieux que ceux qui n'en bougent, comme on dit que Danville, n'étant jamais sortis je crois, de son cabinet, connaissait mieux l'Égypte que pas un Égyptien ; et d'abord je vous dirai, ce qui va vous surprendre, et que je pense avoir le premier reconnu : la cour est un lieu bas, fort au-dessous du niveau de la nation. Si le contraire paraît, si chaque courtisan se croit, par sa place, et semble élevé plus ou moins, c'est erreur de la vue, ce qu'on nomme proprement illusion optique, aisée à démontrer. Soit A le point où se trouve M. Decazes à cette heure (haut selon l'apparence, comme serait un cerf-volant, dont le fil répondrait aux Tuileries, à Londres où à Vienne, peu importe); B le point le plus bas appelé point de chûte, où gît M. Benoit avec l'abbé de Pure. Entendez bien ceci, car le reste en dépend. Le rayon visuel passant d'un milieu rare et pure, celui où nous vivons, dans un milieu plus dense, l'atmosphère fumeuse et chargée de miasmes de la cour, nécessairement il y a réfraction; ce qui paraît dessus est en effet dessous. Vous comprenez maintenant; où s'il vous restait quelque diffi

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