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se croient faits pour jouir en repos du travail d'autrui, et nourrir leur propre mollesse de la sueur de leurs sujets. Thésée se croyait obligé de travailler lui seul pour le repos de tous, et d'assurer à ceux qui vivaient sous ses lois, la paix et le bonheur, en prenant pour lui les fatigues et les dangers. C'est ainsi qu'il régna long-temps, sans employer, pour se maintenir, ni alliances, ni secours étrangers, n'ayant de garde que son peuple, et d'ennemis que ceux de l'état. La sagesse et la douceur de son gouvernement se retrouvent encore aujourd'hui dans nos lois et dans nos

mœurs.

» Qu'on se figure à présent ce que devait être celle qui, non seulement fut préférée par un héros de ce caractère à toutes les femmes de son temps, mais dont la beauté à peine formée triompha d'une vertu si rare, au point de l'amener à une démarche, qui faite pour toute autre qu'Hélène, eut été le comble de la folie et de la témérité. Ici le prix de l'objet justifie seul l'entreprise; et peut-être, au temps où vivait Thésée, n'était-il point d'homme, qui se sentant comme lui digne de la posséder, n'eût tenté ce qu'il exécuta pour y parvenir. Du reste, il faut avouer qu'on ne peut guères exiger de preuve plus sensible, ni de témoignage plus éclatant du mérite d'Hélène, que ce que fit Thésée pour s'en rendre maître.

Mais, de peur qu'on ne m'accuse d'abuser ici de la réputation de son premier amant, pour la faire briller d'une gloire empruntée, je passe à l'examen des autres époques de sa vie. Ayant perdu tout espoir de revoir jamais Thésée, demeuré captif aux enfers, dans cette généreuse entreprise, où, quittant sa maîtresse

pour servir son ami, il perdit l'un et l'autre avec la liberté; après lui, elle vit bientôt, de retour à Lacédémone, tout ce qu'il y avait de rois et de princes dans la Grèce, faire éclater pour elle les mêmes sentimens. Car chacun d'eux pouvant, dans son propre pays, se choisir une femme parmi les plus belles, ils aimaient mieux venir à Sparte demander Hélène à son père; et avant qu'on pût soupçonner lequel serait préféré, les espérances étant égales, ainsi que les prétentions, et la palme suspendue, comme il était aisé de prévoir que le possesseur d'une beauté si vantée, aurait tout à craindre de la part de ses rivaux connus ou cachés, tous les prétendans firent serment que, quel que fut celui qui l'obtiendrait, le premier qui tenterait de la lui ravir aurait pour ennemis tous les autres; chacun d'eux croyant assurer son bonheur par cette précaution. En cela tous s'abusaient, hors Ménélas; mais sur le reste, on vit bientôt qu'ils ne s'étaient pas trompés, et que d'un bien si envié la garde était plus difficile encore que l'acquisition.

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En effet, peu de temps après survint, entre les. Déesses, cette fameuse querelle, de laquelle Pâris fut établi juge, et l'une d'elles lui promettant de le rendre invincible à la guerre, l'autre de le faire régner sur toute l'Asie, la troisième de l'unir à Hélène; dans l'impossibilité de fixer son jugement sur ce qui s'offrait à sa vue, arbitre confus de tant de beautés trop éblouissantes pour des yeux mortels, et réduit à se décider par la seule comparaison des dons qui lui étaient offerts, il préféra, à tout le reste, le titre d'époux d'Hélène et de gendre de Jupiter. Car il ne faut pas croire que le plaisir seul l'eut déterminé (encore

que ce motif ne soit pas sans force, même aux yeux des sages) s'il n'eût réfléchi que la plus haute fortune est souvent le partage du moindre mérite, et que mille autres après lui s'illustreraient par des victoires, tandis que bien peu se pourraient vanter d'être en même temps issus et alliés du maître des Dieux. D'ail leurs par un calcul tout simple, forcé de choisir entre trois déesses, et devant opposer à la haine de deux l'amitié d'une seule, pouvait-il ne pas se décider pour celle dont la faveur lui promettait les plus douces jouissances de la vie, et dont la haine seule eut empoisonné toutes les faveurs des deux autres ? Il n'est point d'esprit raisonnable qui ne trouve dans ces motifs de quoi justifier le choix que fit Pâris; et si on l'en voit blâmé, ce n'est que par ceux dont l'opinion se règle sur les événements et sur l'apparence des choses; erreur où il faut les laisser. Car enfin, que dire à des gens qui prétendent, en cette affaire, voir plus clair que Paris, qui appellent d'un arrêt auquel s'en rapportent les Dieux, et osent taxer de peu de jugement celui que tout l'Olympe reconnut pour juge?

» Ce qui m'étonne, quant à moi, c'est qu'on puisse dire qu'il eut tort de vouloir vivre avec Hélène, pour qui moururent tant de rois. Comment d'ailleurs Pâris eût-il méprisé la beauté, dont les Dieux se montraient à lui si jaloux? Et que pouvait une déesse lui offrir de plus séduisant que ce qu'elle-même estimait le plus? Quel homme enfin eût dédaigné cet objet de tant de vœux, dont la Grèce entière ressentit la perte, comme si on lui cût ôté ses Dieux et ses temples, et dont la possession rendit le barbare aussi orgueilleux que l'aurait pu faire la plus belle victoire remportéc

sur nous? Car depuis long-temps diverses offenses avaient donné lieu, de part et d'autre, à des plaintes, sans jamais produire de rupture ouverte; mais Hélène ravie arma tout d'un coup l'Europe et l'Asie. Des peuples que rien jusques-là n'avait pu porter à se combattre, pour elle seule se firent une guerre, la plus grande et la plus terrible qu'on eut encore vue, mais dans laquelle rien ne parut aussi surprenant que l'obstination des deux partis. Car les Troyens pouvant, s'ils eussent voulu rendre Hélène, arrêter le cours de tant de maux, et prévenir leur propre ruine, et les Grecs, en l'abandonnant, retrouver chez eux la paix et le repos; un tel sacrifice leur parut à tous impossible mais les uns pour la conserver, virent pendant dix ans leurs champs dévastés et leurs toits livrés aux flammes; les autres, plutôt que de la perdre, se laissèrent vieillir loin de leur patrie, et pour la plupart ne revirent jamais leurs dieux domestiques. Or, une guerre si désastreuse ne se faisait ni pour Pâris, ni pour Ménélas, mais pour décider une grande querelle entre les deux moitiés du monde, dont chacune croyait triompher de l'autre en lui enlevant Hélène. Et tel était l'intérêt que prenaient à cette guerre, non seulement les nations qui s'y trouvaient engagées, mais même les Dieux, que plusieurs de leurs enfants, qui devaient périr devant Troye, y furent envoyés par eux-mêmes. Ainsi connaissant les destins, Jupiter ne laissa pas d'y faire aller Sarpédon, Neptune Cycnus, Thétis Achillle, l'Aurore Memnon; trouvant qu'il était plus glorieux et plus digne de ces héros, de mourir dans les combats livrés pour Hélène, que de vivre sans partager l'hon

neur de tant d'exploits fameux. Et comment auraientils songé à réprimer, dans leurs enfans, une ardeur qu'ils justifiaient par leur propre exemple? Car, si pour l'empire du Ciel ils combattirent les géants, pour Hélène, ils firent plus, ils tournèrent leurs armes les uns contre les autres.

» Voilà ce que peut la beauté, dont l'empire s'étend jusques sur les Dieux, et réduit souvent Jupiter lui-même à la condition des mortels. Partout ce dieu montre ce qu'il est, et s'annonce en maître du monde; mais auprès de Léda ou d'Alemène, que lui serviraient la foudre et ce sourcil qui fait tout trembler? Ailleurs il commande, mais là il demande, et obtient si peu, qu'il est obligé de tromper ce qu'il aime. Il ne peut, à moins de passer pour un autre, être heureux dans ses amours; inférieur alors aux créatures mêmes, dont il emprunte la forme, qui plaisent sans imposture, et dans le bonheur qu'elles goûtent, ne doivent rien à l'erreur. La beauté ayant les mêmes droits dans le ciel que sur la terre, il ne faut donc pas s'étonner que les Dieux aient combattu pour elle. Leurs querelles n'eurent jamais un plus digne objet. Rien n'est si précieux que la beauté, qui fait le prix de toutes choses. C'est par elle que tout plaît, et rien sans elle ne peut être ni aimé ni admiré, Toute autre qualité s'acquiert, se perfectionne par l'art ou par l'exercice: la nature seule donne la beauté avec l'existence, et nul n'en peut avoir que ce qu'il a reçu de la nature. Il n'est étude ni artifice qui puissent (encore que la plupart se persuadent le contraire) ni la suppléer où elle manque, ni même l'accroître où elle est, C'est un trésor dont les dieux se sont réservé la dis

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