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Dans les tenèbres

Qu'on ne voit pas.

Hugo les Djinns.

Chap. XX. 10. Des vers de moins de quatre syllabes.

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§. 165. Trisyllabes ou vers de trois syllabes.

Les vers de moins de quatre syllabes qui ne peuvent pas renfermer une symétrie accentale, ne sont destinés qu'à être mêlés à des vers plus longs. Néanmoins les poètes les ont quelquefois employés pour former des stances entières ou de petites pièces. C'est ce qu'ont fait, pour le vers de trois syllabes, Bertaut, Scarron, Servière, C. Marot, Epistres, p. 164 et V. Hugo, les Djinns.

Il y a deux formes tolérables de ce vers.

Sur le bord.

Naît un bruit.

Hugo les Djinns.

Ibid.

§. 166. Bisyllabes ou vers de deux syllabes.

Il y a deux formes de ce vers dont Servière a fait des couplets et dont Hugo a fait deux stances dans les Djinns:

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Et port
Murs, ville.

§. 167. Vers monosyllabiques ou vers d'une syllabe.

Un poète du XVIIIe siècle a mis la passion en vers d'une syllabe, dont voici un échantillon:

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Nous avons déjà dit qu'un temps fort supposant un temps faible, on ne peut pas supposer un pied, et à plus forte raison un vers de moins de deux syllabes. Mais, entre des mètres à plusieurs accents, on peut introduire le mètre uniaccental, un mètre composé d'une syllabe forte: car la fin du vers est nécessairement suivie d'une pause qui équivaut à une syllabe atonique.

Chap. XXI. Appendice.
Appendice. Des vers mesurés.

§ 168. Impossibilité des vers mesurés, c'est-à-dire adaptés au système quantitaire des Grecs et des Romains.

Nous avons vu que l'élément rhythmique des vers français consiste dans une relation proportionnelle et une succession harmonieuse de syllabes accentuées et de syllabes inaccentuées. C'est donc une tentative bien déraisonnable, qui a été faite plusieurs fois, que de construire des vers français d'après les règles des vers grecs et latins. Ces vers sont fondés sur des fixations de quantité tout-à-fait arbitraires. Il est incontestable que la langue française a des syllabes manifestement longues (pâte, trône), et des syl

labes manifestement brèves (pătte, couronne), mais il n'est guère possible de déterminer la quantité de toutes les syllabes (p. ex. celle de la première syllabe de couronne, accable). De là vient qu'il n'y a pas deux grammairiens dont les règles ne se contredisent.

§. 169. Hexamètres, Distiques, Phaleuces mesurés.

Les premiers essais de vers mesurés (ce fut ainsi que les poètes nommèrent ces vers) datent du XVIe siècle. Pasquier attribue à Jodelle les deux premiers vers mesurés faits en français.

Phébus, Amour, Cypris veut sauver, nourrir et orner

Ton vers, cœur et chef, d'ombre, de flammes, de fleurs. Avant lui, Mousset traduisit en vers hexamètres l'Iliade et l'Odyssée. La traduction n'existe plus, mais d'Aubigné en rapporte le début. Chante, Déesse, le cœur furieux et l'ire d'Achillès, Pernicieuse qui fut, etc.

Nicolas Denisot composa quelques vers phaleuces hendécasyllabes en 1555, en l'honneur du Monophile de Pasquier.

Or quant est de l'amour amy de vertu

Don céleste de Dieu, je t'estime heureux, etc.

Pasquier lui-même écrivit des élégiaques. Voici les deux premiers vers d'une longue pièce:

Rien ne me plaît, sinon de te chanter et servir et orner,

Rien ne te plaît mon bien, rien ne te plaît que ma mort. Turgot publia en 1778 une traduction de quelques livres de l'Enéide en vers soi-disant hexamètres.

Déjà Didon, la superbe Didon, brûle en secret. Son cœur.
Nourrit le poison lent qui la consume et court de veine en veine.

§. 170. Vers mesurés rimés.

Le public ne goûtant guère ces jeux d'esprit, les vers mesurés endossèrent le costume français et empruntèrent la rime. Cette innovation est due à Claude Butet.

Ex:

Muse, reine d'Hélicon, fille de Mémoire, ô déesse,
O des poètes l'appui, favorise ma hardiesse, etc.

Baïf.

On appela ces vers baïfins. Le système, même avec cet ornement, ne faisait pas fortune. Le P. Rapin plaça la rime au milieu du vers, à l'instar des vers latins dits léonins.

Henriette est mon bien; de sa bonté l'ombre je sens bien;

Mais elle y joint la rigueur, dont elle abat ma vigueur, etc.

§. 171. Strophes saphiques. Vers ioniques.

La strophe saphique fut alors fort à la mode. Nous en possédons quelques-unes de Claude Butet, de Passerat, de Ronsard, de Rapin.

Belle, dont les yeux doucement m'ont tué

Par un doux regard qu'au cœur ils m'ont rué
Et m'ont en un roc insensible mué

En mon poil grison.

Jean Passerat a fait un poème en vers ioniques:
Ce petit dieu, colère archer, léger oiseau
A la parfin ne me laissa que le tombeau

Ronsard.

Si du grand feu que je nourris ne s'amortit la vive ardeur.

§. 172. Mètres anciens possibles par la substitution de l'accent à la quantité. Les tentatives de vers mesurés cessèrent avec Malherbe pour échouer encore une fois au XVIIIe siècle (Turgot). S'il est impossible de calquer des lignes françaises sur des mètres anciens à l'aide de la quantité, on ne

saurait de même soutenir qu'il soit tout-à-fait impossible de transporter en français des mètres latins à la manière des Allemands, en substituant l'accent à la quantité.

A la mémoire de Fr. Schiller, Mr. François Sabatier - Ungher a traduit Wilhelm Tell dans le mètre de l'original (Koenigsberg, 1859). Dans la préface, l'auteur, pour subvenir à la pauvreté ou plutôt à la timidité de la langue française, recommande aux poètes de se servir de la langue toute vivante du peuple où ils trouveraient des richesses qui manquent à la langue poétique, de naïves beautés: il prétend que la rime qui convient bien à la poésie lyrique et didactique et aux parties lyriques du drame, est impropre au dialogue dramatique. (Autant le monologue réflectif de l'âme qui s'interroge, se répond à elle-même dans un épanchement lyrique s'accommode de la rime, autant le dialogue irréfléchi d'individualités diverses et opposées, qui se heurtent, et se combattent en quelque sorte, semble la repousser." „La rime découvre trop le poète sous le masque des personnages.") Quoi qu'il en soit, l'auteur ne prétend pas introduire une réforme dans le vers dramatique, mais ne voulant pas habiller Tell à la française, mais le montrer dans son costume national, il a dû s'abstenir de l'alexandrin rimé, et imiter le vers ïambique. Voici comment il s'y est pris. Chaque mot n'ayant qu'un seul accent tonique, le rhythme serait souvent rompu. C'est ce qui l'a obligé à donner deux accents aux mots polysyllabes en accentuant encore des syllabes où entrent des voyelles sonores, surtout si celles-ci sont accompagnées de consonnes qui en fassent ressortir l'énonciation (recómmandable). Parce que ce sont des bourgeois et des paysans que Schiller met en scène, il a suivi les habitudes de la prononciation familière en ne tenant que fort rarement compte des liaisons et des diérèses et en se permettant l'hiatus. Comme les ïambes de Schiller ne sont pas strictement réguliers, il a tâché de reproduire ces irrégularités; mais il a aussi pris quelques licences sans l'autorisation du poète: il a plusieurs vers à six pieds, beaucoup de trochées, d'anapestes, de dactyles. Pour les passages rimés du Tell, il a voulu se conformer au procédé des Allemands: il n'observe pas plus la concordance des consonnes qui précèdent la syllabe d'appui que celles des consonnes muettes qui la suivent. Les rimes riches sont monotones, selon lui. Voici des échantillons de ces vers:

Le chasseur des Alpes (I, 1.).

Tonnez, ô montagnes, chancelle, ô sentier!
Bravant le vertige va l'arbalétrier.

Par les champs de glace

il passe hardi;

là, rien qui fleurisse,

là, rien ne verdit.

De brumes flottantes un vaste océan

dérobe à ses yeux les cités des vivants;

par les trous des nuages

il voit l'univers,

là-bas, sous les ondes

les champs toujours verts.

Staouffacher (II, 2.)

Non, le pouvoir des tyrans a ses bornes.

Quand l'opprimé ne trouve plus justice,

quand son fardeau devient trop lourd-il tourne,

rempli d'espoir, son âme vers le ciel,

et là reprend ses droits, droits éternels,
qui sont et restent inaliénables,
indestructibles comme les étoiles.
C'est l'âge de nature qui revient

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Il y a deux difficultés surtout qui s'opposent à l'emploi d'un rhythme régulier: ce sont les mots polysyllabes et la foule de monosyllabes inaccentués. Pour les polysyllabes, il n'y a en effet d'autre moyen que de leur donner deux accents: c'est ce que Quicherat recommande sans rien dire sur la place du second accent. Ackermann suppose l'accent d'appui affectant, selon lui, les syllabes radicales et constituant, en seconde ligne, des temps forts à côté de l'accent tonique qui affecte les finales. Chez Sabatier, ce n'est pas l'etymologie, mais la valeur relative des syllabes qui attire l'accent. Comme Ackermann lui-même trouve que la prépondérance de l'élément latin n'a pas permis à l'élément germanique de se développer en toute liberté, et que ces règles sur la place de l'accent d'appui, lesquelles d'ailleurs nous n'avons trouvées que chez lui, nous semblent plutôt provenir d'une théorie assez ingénieuse que dérivées de l'observation de phénomènes incontestables, nous aimons mieux adopter l'expédient de Sabatier. Le vers ïambique:

qui sont et restent inaliénables

montre qu'il a non seulement doublé, mais triplé l'accent. La seconde difficulté semble être moins surmontable. Que faire de ces monosyllabes inaccentués consécutifs sans l'aide desquels on ne peut guère construire de phrase française un peu plus longue? Faut-il les accentuer aussi quand le rhythme l'exige? Va encore pour les prépositions (pour, vers) et les conjonctions (quand, si) et peut-être pour les pronoms et les articles ayant une voyelle sonore (lui, les), mais les monosyllabes de, que, le, me, te, etc! Ils rompent à tout moment le rhythme ïambique: ils l'ont fait aussi chez Sabatier, abstraction faite des dactyles et des anapestes:

c'est l'âge de nature qui revient.

Nous dirons donc que la langue française ne comporte pas de rhythme régulier, du moins dans un ouvrage de longue haleine, comme le drame, l'épopée: qu'elle peut tout au plus produire des vers qui ïambisent, c'est-à-dire ont quelque analogie avec les iambes. Mais pour des pièces plus courtes une versification exacte pourrait bien engendrer quelque chose de pareil à la versification allemande (Voir les Poésies de Fournel, 1848, critiquées dans le Xe volume de l'Archive), même sans user de toutes les licences que prend Mr. Sabatier, qui, d'ailleurs, proteste de n'avoir pas voulu faire des vers français, et dont les efforts de donner à ses compatriotes une meilleure idée du génie poétique de Schiller que cela ne se ferait par une traduction prosaïque, méritent nos applaudissements sincères. Si Mr. Sabatier veut que les poètes enrichissent le langage poétique par la langue du peuple, il faut remarquer que ce principe vrai, mais sujet à de fâcheuses interprétations, a été il y a longtemps proclamé par le romantisme qui a brisé les fers d'un classicisme froid et compassé. Ce que Mr. Sabatier dit sur l'impropriété de la rime au drame a, sans doute, une grande apparence de vérité: mais, que serait ce qu'un vers français ordinaire privé de la rime: ne doit-elle pas suppléer à ce qui manque à la régularité du rhythme? Quant à l'imitation de la prononciation familière, nous concédons volontiers que les règles actuelles de la rime, de l'hiatus et de la valeur de l'e muet sont inconséquentes et capricieuses (nous en avons déjà parlé relativement à la rime; pour l'hiatus, il en sera encore question) et qu'il faudrait les réformer. Mais négliger en poésie les liaisons c'est-à-dire compter arbitrairement les syllabes finales muettes terminées par une consonne et ne pas les compter négliger entièrement la règle de l'hiatus, négliger la ríme riche: c'est, selon mon avis,

jeter l'or avec les crasses. Un système semblable a été employé dans une espèce de poésie légère et populaire: mais il ne convient certainement pas au drame, quand même ce sont des paysans et des bourgeois qui parlent. Mr. Sabatier croit imiter en cela Schiller: mais je demande à un Allemand quelconque si le langage poétique du Tell ne s'élève point au-dessus du langage vulgaire. Quant à la rime riche que Mr. Sabatier accuse d'être monotone, il remarque lui-même que la ríme suffissante, la plupart des finales étant muettes, réduit la rime très-souvent à une simple assonance. Nous autres Allemands, nous pouvons bien mieux nous contenter de la rime suffisante, parce que nos finales sont sonores et variées.

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